Les commandements de Henri Marge Dorléans

Que faire pour sortir de l’indigence matérielle ? Dans son ouvrage « Change-toi toi-même et change ton pays! », Henri Marge Dorléans explique à l’aide de petits messages didactiques ce que l’Haïtien doit faire pour sortir de son nombrilisme et penser pays.

Si vous n’êtes pas prêt à lire des vérités crues sur notre dénuement, passez votre chemin : n’ouvrez pas cet ouvrage ! En revanche, si vous voulez connaître les maux qui nous empêchent d’avancer, les causes de nos naufrages successifs et des propositions pour en sortir, plongez-vous dans les différents commandements du professeur Henri Marge Dorléans ! 

« Change-toi toi-même et change ton pays! », un titre qui en dit long sur notre psycho-sociologie. Tout un programme. Avant de prétendre changer Haïti, ne faudrait-il pas d’abord changer les Haïtiens ? Une question que se posent depuis toujours les Haïtiens. Même les étrangers. Le président français, François Mitterrand, en recevant à l’Élysée, en janvier 1991, le chef d’État fraîchement élu de la République d’Haïti, Jean-Bertrand Aristide, confiait à son éminent conseiller, Jacques Attali, qu’Haïti était résistant au changement. À l’époque, le socialiste avait sur son bureau un rapport de plus de trois cents pages signé Michel de Lafournière, ancien ambassadeur de France en Haïti, nommé au lendemain de la chute de la dynastie duvaliériste. C’était, écrivait-il, pour accompagner la transition haïtienne qu’il avait fait choix de Lafournière, ancien responsable des droits de l’homme à la direction du Parti socialiste.

Dans le même registre, l’ancien Président américain Jimmy Carter avait fait un constat identique dans ses mémoires.

Aujourd’hui, un spectateur engagé haïtien en arrive, lui aussi, à la même conclusion, enrichissant de ses observations la sociologie haïtienne. « Veux-tu changer ton pays ? Alors, laisse ton pays en paix. Il n’est pas le problème. Le problème c’est toi, c’est moi. Il n’y a aucune personne qui mérite que tu te changes toi-même pour elle. Un tel changement, tu ne le dois qu’à ton pays et à toi-même. Si tu veux entreprendre l’œuvre de changement de ton pays à partir du changement de toi-même, ton cerveau peut t’accompagner. Il est plus vieux que toi. Il connaît la route. »

 

Nos tares

Son ouvrage vaut le détour, car il nous touche là où ça fait mal puisqu’il s’agit de répondre à des questions douloureuses : qu’avons-nous fait du pays que Jean Jacques Dessalines nous a légué ? Pourquoi sommes-nous si misérables? Pourquoi nos problèmes s’accumulent avec autant d’acuité sans voir poindre à l’horizon même pas l’ombre d’un répit ? De siècle en siècle, nous reculons et si nous avions eu quelques années de gloire en matière de développement, nous avons largement décroché depuis les années 1980 au point de devenir les indigents mondiaux. 

Dès l’introduction, l’auteur aborde nos insolubles problèmes dont la plupart remonte à notre indépendance en 1804, tout en faisant l’inventaire de nos tares et nos inconséquences. Un tour d’horizon pour mettre à nu notre égoïsme, notre manque d’engagement, nos démissions, nos renoncements, bref notre sortie de notre grande histoire, aujourd’hui un doux lointain souvenir. « Je n’ai pas honte d’être haïtien, je suis triste », aurait-il pu écrire à l’instar du  grand historien haïtien Roger Gaillard.

Le Professeur nous appelle à méditer sans cesse sur notre destin de peuple, pointe à chaque chapitre notre idiosyncrasie. Comme notre acceptation à accepter la laideur pure et simple et ne rien faire pour changer : «Tu as raison c’est un pays poubelle. Des tonnes d’immondices s’amoncellent ici et là. C’est par les piles de détritus que l’on arrive à localiser une maison, un centre de santé, une épicerie, etc. Tes villes sont de vastes marchés sans fin. On y vend surtout des vêtements usagés venus de pays étrangers. Pas seulement des vêtements, mais aussi des sous-vêtements usagés portant la marque indélébile des personnes qui les portaient. Des matelas aussi, pas seulement usagés, mais crasseux. Ton pays peut recevoir tout ce qu’on jette dans les autres pays. Tu as fait de ton pays une vaste poubelle. »

Notre mentalité à consommer tout ce qui vient d’ailleurs est aussi épinglée : « Va à une grande surface (magasins supermarchés) de ton pays et relève les produits qui sont les résultats de l’esprit de création et d’innovation de tes compatriotes ! Combien en as-tu trouvés? Ton pays ne fait qu’importer les produits nés de l’esprit de création et d’innovation des pays étrangers. Quels sont les services que ton pays a offerts au monde comme étant le résultat de l’esprit de création et d’innovation de tes compatriotes? Combien en as-tu trouvés ? »

« Rien ! », répond-il, tout en continuant à montrer notre incapacité à mettre quoi que ce soit sur pied. À nous entendre sur le plus petit dénominateur commun. Or, le développement demande de la discipline la plus éprouvée.

 

Les Haïtiens, seuls responsables

En inventoriant nos nombreuses impasses, Dorléans déplore notre acharnement apparemment irrépressible à aller toujours vers l’abîme. Après avoir brossé par grandes touches successives tout un kaléidoscope de nos problèmes qui n’ont jamais trouvé de solutions à l’échelle de la nation, il estime toutefois que tout cela n’est pas seulement l’affaire de tel ou tel président ou de gouvernement, mais aussi celle de chaque citoyen de ce pays.

Le message essentiel de cet ouvrage consiste à nous rappeler que les Haïtiens sont  responsables des problèmes du pays et non les étrangers, donc il revient à nous de lever le petit doigt. Le professeur rappelle que le poids des éléments étrangers dans nos décisions politiques n’est possible que parce que nous le voulons, parfois nous le sollicitons même et l’entretenons. C’est une question de choix politique. Contrairement à d’autres analystes, Dorléans refuse le fatalisme haïtien sur fond de discours victimaire qui nous empêche finalement de prendre notre destin en main.

Pour réveiller ses compatriotes, Dorléans va jusqu’à invoquer le patriotisme d’un Général de Gaulle qui, au lendemain de la fin de la Seconde Guerre mondiale, a créé l’École Nationale d’Administration (ÉNA) avec pour objectif de créer une élite de fonctionnaires appelés à mettre la nation debout, en rassemblant tout ce qui était épars. Les postes administratifs ont été destinés aux plus capables. La France s’est dotée d’une élite douée qui a toujours su défendre la nation avec panache et la gestion des soubresauts historiques a prouvé que les nantis de ce pays ont toujours défendu le peuple. Le haut état-major du Parti socialiste était exclusivement composé de gens issus de la haute bourgeoisie française.

Le progrès passe par une élite patriotique. Récemment encore, lors du débat sur les impôts, une bonne partie des industriels français, dont le millionnaire Maurice Levy, ont déclaré, comme le méga-riche Pierre Berge autrefois, vouloir payer plus d’impôts pour réduire la pauvreté en France. De l’avis de notre compatriote, les Haïtiens doivent se mobiliser autour d’un projet commun en vue de trouver un remède à leurs nombreux maux et ipso facto leur redonner fierté. Selon lui, un pays qui n’a pas d’élite pour prendre en mains son destin est sans épine dorsale et sa capacité de développement ne peut que se révéler hypothétique. On mérite le qualificatif d’élite quand on est conscient que l’on a une mission à l’égard des plus humbles de son pays. Jusqu’ici, nos élites n’arrivent pas à penser le pays encore moins d’avoir des projets de développement.

 

Aller au-delà du constat

« Sommes-nous des citoyens de ce pays ? », demande l’essayiste. « Un pays est le reflet de l’idée que ses propres élites se font de lui, répond-il. C’est l’idée que tu te fais de ton pays qui va commander tes pensées, tes paroles et tes actions à son endroit. » Dans son livre, « Mémoires de Guerre », Charles de Gaulle a écrit : « Toute ma vie , je me suis fait une certaine idée de la France. Le sentiment me l’inspire aussi bien que la raison. » Et toi quelle idée te fais-tu de ton pays ? T’en fais-tu l’idée d’un pays foutu ? D’un pays sans avenir ? D’un pays à fuir ? D’un pays qui ne peut vivre que de l’aide internationale ? »

L’auteur se pose la question de la compatibilité de nos habitudes avec le développement. L’ancien ministre fait appel à ses expériences dans les méandres de l’administration et de ses observations pour y répondre. Ça sent le souffle tout chaud de l’ancien diplomate avec des codes, des principes et des rituels qui peuvent apparaître surannés aux yeux de certains par les temps qui courent où les valeurs sont reléguées en arrière-plan.

Dans les commandements 124 et 125 du chapitre XI consacrée à « l’exactitude dans les rendez-vous », l’ancien diplomate parle avec sévérité de cette manie haïtienne de ne pas respecter l’heure et d’arriver toujours en retard. Ce qui confine à quelque chose de pathologique, voire même suicidaire, quand il s’agit de rendez-vous officiels importants.

Dans le registre du droit, si toutes les innovations juridiques mises au point ne sont pas appliquées, elles ne servent à rien. En même temps, pour Dorléan, les règles sont utiles quand elles nous permettent « de vivre dignement, de développer vos facultés et votre intelligence, de satisfaire vos aspirations, de participer aux affaires de la communauté, de poursuivre votre bonheur et de travailler au développement de votre pays ».

La hiérarchisation des priorités occupe une place centrale dans ce livre. Comme Demesvar Delorme ou encore le flamboyant patriote Louis-Joseph Janvier, deux diplomates écrivains, qui s’occupaient de développement, Dorléan en fait sa préoccupation, même s’il reste au niveau des analyses de notre comportement anti-développement. Par exemple, l’idée négative dont on se fait de notre pays ? « Quelle idée te fais-tu de ton pays ? Les mots les plus courants que tu prononces sont : un pays poubelle, un pays jungle, un pays à environnement dégradé, un pays humilié. » Histoire de dire qu’on devra aller au-delà de notre constat et changer les choses.

Venant de la plume d’un ancien fonctionnaire de la République, c’est étonnant, mais aussi encourageant. Une telle publication vaut de l’or, car la jeunesse haïtienne a aujourd’hui plus que jamais besoin de repères pour ne pas sombrer dans le désespoir.

 

 

Maguet Delva

maguetdelva@yahoo.fr 

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