Sylvain Salnave, La douce amère: le sang du citoyen dans la prison des jours!

« L'individu est fait pour prendre sa liberté, l'investir, s'élever, s'accomplir en fonction de ses idées et de sa capacité à critiquer. »

Claude Michelet, entretien avec Catherine Armand, mai 1994

Dans l'introduction de son essai intitulé « Le roman historique », Isabelle Durand-Le Guern a déclaré que: « Le roman historique constitue actuellement un genre extrêmement prolifique, qui touche un large public, et rencontre un succès grandissant. Répondant à une curiosité pour les époques passées ainsi qu’à un désir de dépaysement et de distraction, le roman historique doit satisfaire à des exigences parfois contradictoires. La diversité des attentes explique en partie l’aspect protéiforme du roman historique, érudit ou populaire, novateur ou stéréotypé, divertissant ou indigeste… » Déjà treize ans après cette remarque de Le Guern, le genre continue à s'imposer dans la littérature mondiale avec des titres comme Le ciel en enfer (2013) de Patrick Letellier, Les bâtisseurs du ciel (2015) de Jean-Pierre Luminet ou Les larmes d'Haïti (2016) de Mario Blaise. Néanmoins, très peu d'écrivains des premières périodes de notre littérature se sont intéressés à ce genre. Mais dès le début du XXe siècle avec la publication des œuvres comme Romulus (1908) de Fernand Hibbert, La danse sur le Volcan (1957) de Marie Vieux- Chauvet, le nombre de romanciers historiques haïtiens augmente petit à petit; et de cette minorité on retient également   de        notre    époque            Evelyne Trouillot et Michel Soukar.

 

Avec un sous-titre oxymorique et un personnage très controversé sur la scène politique haïtienne des années 1860, l'écrivain Michel Soukar enfante Sylvain Salnave: la douce amère, son tout dernier roman historique publié par C3 Édition. Ayant déjà à son actif Cora Geffrard (2011)La prison des jours(2012)La dernière nuit de Cincinnatus Leconte (2013)L'âge du tigre (2016) et Le sang du citoyen (2020), Soukar est l'un des rares romanciers historiques de la littérature haïtienne contemporaine.

Comme il le fait toujours dans ses romans, Soukar met à nu l'espace politique haïtien mille et une fois sujet à des crises pluridimensionnelles. Son tout dernier roman se concentre autour de l'émergence de Salnave au pouvoir et de son exécution. Ici les aspirations politiques l'emportent sur la couleur de peau ou l'appartenance à une catégorie sociale. Du moment que l'homme au pouvoir ne partage pas les mêmes intérêts que ceux des siens, il devient l'ennemi à abattre. Et dès son ascension à la tête du pouvoir politique, Salnave se positionne du côté des faibles et se déclare par conséquent ennemi de la bourgeoisie. D'où la réflexion de Boisrond Canal à son sujet: « Le soir de son élection, quelle honte! Crache Canal. Une multitude issue des bas quartiers, myriade d'insectes sortis de leur trou, danse, chante, mange, s'enivre dans les rues, sur les places, autour du siège du Parlement, du Palais national jusqu'au petit jour. Sous la pluie diluvienne! Peuple souverain! Ainsi parle son héros! Ah! Ce Salnave nourrit pour les gens comme nous une répugnance instinctive (...). La loi ne peut brider ce sauvage. Il s'en fout! Il déploie un autre jeu, le sien, avec ses règles. Le Parlement hors jeu, il fonce sur les cacos! Partout, il lance son peuple, comme fleuve immense quittant son lit, emportant tout sur son passage, à sa tête ces femmes terribles, féroces, éclatées, enragées ». (P.34-35)

Ces femmes terribles? Justement une catégorie très souvent reléguée aux oubliettes de l'Histoire. Soukar redonne vie et notoriété à ces femmes guerrières qui ont, à l'instar des hommes, laissé leur peau et leur sang sur des pages d'histoire méconnues. En la personne d'Amélia, générale de Salnave, les femmes- guerrières occupent une place importante dans le roman et font preuve d'un patriotisme et d'un courage exemplaires. Comme il le fait aux défavorisées de son époque, Salnave embrasse la cause des femmes et leur donne un statut militaire au même titre que les hommes. Ainsi, lisons- nous dans le récit: « Des femmes passent, poussent des cris lugubres, en foule indisciplinée allant affronter les assaillants. Elles brandissent de longs sabres de cavalerie éclairés par la lumière fanaux de poste. Elles pestent contre les bourgeois, réclament leurs têtes. Le nom d'Amélia Nen berejèn est scandé. La générale des troupes ne tarde pas, sa bruyante cohorte arrive, l'entoure. Elle discute avec ses principales lieutenantes et elles décident de se rendre aux remparts de la ville. Au signal donné, les sabres brandis, la marche est levée ». (P. 194) Elles décident de se ranger au côté de Salnave, cet homme qui, pour reprendre les mots de Boisrond Canal, a pris le parti de la canaille. Ce qui lui valut d'être traité de Sang sale. Il est le « La douce du peuple qui est amère dans les tripes de la bourgeoisie mulâtre de son époque ».

Du coup, il faut se débarrasser d'un tel homme, un président qui porte les aspirations du peuple dans son cœur et ses initiatives est un danger imminent pour la haute bourgeoisie. D'ailleurs, dans sa conversation avec Célie, la femme-jardin d'un hougan dénommé Dieu le pè, Boisrond Canal déclare en faisant référence à Salnave: « Parce qu'il se bat pour la liberté! Pour l'égalité! (...) Le pays brûle parce que Salnave allume partout le feu de la liberté, de l'égalité et toi, enfermée entre ces cases, tu ne sens pas l'incendie qui menace tes plantations! » (P. 167) Ainsi se développe tout le long du roman un lien étroit entre la mystique et la politique. Les hommes d'État, les soldats et les hauts gradés de l'armée côtoient des sorciers et des sociétés secrètes pour octroyer des pouvoirs de protection. Tel est le cas de Sylvain Salnave. Mais sous la pression d'une situation conflictuelle où la quête de communs intérêts prime en tout et partout, Le secret de Salnave est vendu à son farouche adversaire: Broisrond Canal.

Innocence, naïveté et ignorance de la part de Salnave ou méconnaissance de la jungle politique haïtienne, «Timoun pa antre nan jandam ». Ce mulâtre-noir a peut- être oublié que ses adversaires étaient prêts à tout pour reprendre non seulement les rênes du pouvoir politique, mais plus encore ceux du pouvoir économique. Et Canal le fait sentir après sa capture par le général dominicain Cabral. « Trahison? Dit- il. Si tu le prends ainsi. Ou bien est- ce toi qui n'as pas compris le pouvoir, comment il fonctionne, sur quoi il repose. Trahison? Peut-être. Surtout ignorance ou innocence de ta part. » (P. 241- 242).

Avec ce dernier roman, Sylvain Salnave: La douce amère, Soukar nous replonge dans la prison des jours de la politicaillerie haïtienne où le sang du citoyen coule à flot dans des guerres et crises interminables; où la magie et la politique s'entrecroisent, se côtoient et s'entraident dans une complicité sauvage de l'ingérence étrangère.

Jethro Antoine

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