Melodias Romanticas : Un pont solidaire et fraternel de 40 années

Je suis rentré aux États-Unis, à New York, au milieu de l’été 1970.Dès les premiers jours, j’étais déjà atteint de nostalgie. Je ne pouvais assister à un coucher de soleil surtout le dimanche,sans penser à Haïti et à mes amis et aux clubs de jeunesse auxquels j’appartenais.Malgré la présence permanente et réconfortante de certains membres de la famille,je souffrais d’un mal sans nom,associé à une angoisse, une anxiété,une sorte d’incertitude de l’avenir,peut-être de la sinistrose ?

En s’expatriant, ce qu’il faut surtout retenir, c’est qu’on effectue ce voyage avec toute sa culture, une façon de vivre collectivement qui se rebelle irréductiblement,quand, elle ne retrouve pas son milieu ambiant et originel. Lecteur impénitent, j’ai choisi d’analyser un texte percutant de Popkin Richard« Les assassins de Kennedy », Gallimard,1967. J’ai voulu partager ce que j’avais appris de cette étude à succès concernant cette grande famille mythique. Je n’ai pu trouver d’interlocuteurs dans mon petit cercle familial. J’ai dû écrire à des amis en Haïti pour exprimer mes impressions. C’est cet épisode-là qui m’a permis d’atteindre une épiphanie assez tragique :j’étais seul ; tout seul dans mon nouvel univers.

C’était un exemple ou une vive illustration d’un syndrome lié à la culture qui n’était pas d’ordre accidentel. En psychiatrie culturelle et en anthropologie de la santé, ce syndrome s’accompagne d’un tableau clinique combinant des troubles somatiques et psychiques, dotés d’une signification particulière. Ce phénomène nous renvoie souvent à un individu d’un groupe ethnique donnéqui n’opère pas dans les normes de sa culture. J’ai donc souffert,il faut en convenir d’un isolement social,mais beaucoup plus d’ordre culturel et voire intellectuel.

Bien que l’isolement social objectif puisse imposer une solitude situationnelle, il est généralement perçu comme un mal qui provient du manque de qualité plutôt que de quantité des interactions sociales. L’isolement objectif qui découle de l’environnement, de l’éloignement des normes culturelles,des besoins sociaux et même d’une infirmité physique, peut cesser d’être un handicap, si certaines conditions sont remplies. Un exemple édifiant peut être tiré d’un contexte de contradiction entre relations actuelles et désirées.Dans une conférence internationale à Boston,les professeurs,Michel Rolf Trouillot,Maximilien Laroche et moi étions assis ensemble .Un journaliste américain s’est approché de nous, m’a posé une question,are you Professor Laroche? Il voulait parler de la situation politique d’Haïti. Au lieu de me fâcher, comme l’auraient fait d’autres personnes, j’étais plutôt content. C’était même une faute heureuse,on m’avait pris pour Maximilien Laroche,un grand nom des lettres francophones et haïtiennes.Un psychanalyste dirait que le fait d’avoir été pris pour ce fameux professeur et écrivain que j’aime, m’avait ravi. Mon nom, étant associé au sien, pouvait me faire croire que j’étais aussi célèbre que lui, que j’avais écrit et publié autant de textes brillants que lui et que j’étais un collègue,sinon,l’ami intime d’un scoliaste.Ce qui m’aurait fait jouir d’un grand bonheur désiré.

Parlons d’un concept universalisé et de son emploi : la solidarité .Ce que c’est de manière traditionnelle, c’est un devoir social ou une obligation réciproque d’aide ou d’assistance ou de collaboration qui se tisse entre les personnes d’un groupe ou d’une communauté. Il n’y a pas de solidarité en dehors d’un groupe. Ce ne sera pas possible si on ne transcende pas le moi ou le soi. On ne peut pas se tendre la main à soi. On tend la main à quelqu’un. Il faut sortir de sa personnepour aller à l’autre. Bien que le mot soit utilisé abusivement, la solidarité n’est pas de l’altruisme ou de la charité. C’est plutôt un devoir humanitaire. Ces groupes qui bénéficient ou reçoivent notre solidarité ont des liens de sang ou de parenté, familles,clans,tribus ou d’affiliation, amis, compatriotes, collègues,membres d’une confrérie, d’une fratrie, d’une communauté ou d’un état- nation.

La défense contre des agressions ou des oppressions passe pour la première solidarité .Viennent ensuite le secours,l’entre-aide et la coopération. On peut faire cause commune pour agir dans l’intérêt du groupe entre des ascendants et descendants et entre conjoints. Cette action s’applique également aux animaux et même s’étend à l’univers des plantes, à la nature.Depuis plusieurs années,cette pratique sociétale a fait naître le parti politique des verts qui s’étend à toute la planète. La musique aussi devient un droit.Et non un privilège. Elle a son jour et sa fête en France ainsi que dans d’autres pays dont elle investit les rues, les bars et les villes en créant très rapidementune nouvelle tradition de solidarité plurielle,et souvent,un véritable vecteur d’intégration sociale.

Heureusement que notre monde enfante des gens qui font rimer musique et solidarité. Et qui s’en servent pour combattre et vaincre la crise existentielle,l’isolement émotionnel, les causes sociales de la souffrance, le suicide,la dépression, l’exclusion sociale, la solitude,le syndrome de la cabane et le mal des itinérants. Toutes ces activités ont lieu parfois au sein d’une véritable campagne de mobilisation générale contre l’isolement social des personnes âgées.

En France Zahia Ziouani qui pense que la musique fait partie des droits humains a relevé le défi d’un projet combien difficile de sensibiliser les jeunes de la banlieue à sa passion,la musique classique.Alors que très peu de jeunes issus de quartiers défavorisés ont accès à la culture et à la musique, Zahia décide de rendre la culture accessible à tous.Comme elle l’évoque dans son livre « La chef d’orchestre(2011) »qui retrace son parcours. « Quand on vient d’où je viens,on est plutôt orientée d’office vers une carrière de coiffeuse »dit-elle.

Elle a initié un combat permanent depuis quelques années pour la démocratisation de l’enseignement de la musique classique. En 1997,elle fonde un grand orchestre philharmonique Divertimiento avec des musiciens de tous horizons pour combattre les préjugés.Elle voulait que l’orchestre puisse jouer dans des lieux où la musique classique n’a pas toujours sa place.Son association, qui a proposé des cours de musique pour enfants de sept à vingt ans à Paris,a pu se développer en une remarquable entreprise capable d’offrir huit ateliers à Paris et en banlieue proche.

L’accès à la musique lui a permis de s’enrichir,de s’épanouir et de pouvoir croire à de grandes ambitions qu’elle voudrait transmettre aux enfants. Cette incomparable figure féministe a réalisé son rêve et accompli sa mission.Beaucoup d’adolescents des quartiers difficiles en France ont pu étudier, comprendre et aimer les grands maîtres de la musique classique.

Cette remarquable expérience française est comparable à certains niveaux à une autre qui évolue dans la communauté haïtienne de Brooklyn. Cette prestigieuse association porte pour nom Melodias Romanticas et célèbre ses 38 ans d’activités cette année.Sa séduction ou son attraction me paraît toute naturelle à quelqu’un qui a grandi à Port-au-Prince, à l’écoute des grands succès de la musique hispanophone.Qu’elle provienne de Cuba,de la République dominicaine, de l’Amérique centrale et même de l’extrémité de la Pampa argentine ; d’ailleurs,le tango nous éblouit autant que le boléro.Cette musique par ses exquises qualités atteint un niveau de raffinement extraordinaire.Le travail, effectué par nos grands musiciens et leurs collègues cubains,dominicains et ceux de l’Amérique centrale, a construit un héritage qui reste actif,vivant et adorable. Chacun de nous pourrait sans trop de mal remonter le cours du temps pour retrouver un danseur accompli dans la famille qui serait une parfaite illustration de cet art qui est en train de se perdre en Haïti. Si le triomphe du compas direct et de la cadence nous réjouit encore,nous ne pouvons éviter des minutes de pure nostalgie en nous rappelant les chefs-d’œuvre de Daniel Santos,Lucho Gatica, Javier Solis,d’Eydie Gormey et ceux desmusiciens de notre pays qui nous ont permis de faire nos premières conquêtes de la gent féminine.

Pour s’amuser et parvenir à la distinction aujourd’hui,on doit affirmer une omniprésence sur tous les médias sociaux malheureusement. On doit participer à l’édification d’un palais de miroirs et de glaces qui fragmentel’individu en lui faisant perdre tous les points de repère traditionnels.Il devient impératif de se mettre en scène pour pouvoir contempler son image multiple.La rue pullule des moments de notre intimité. C’est ce que crée la fascination, l’adulation ou le culte de soi : une véritable folie contemporaine incurable.

Il n’a pas été sans doute facile àM. Fred Price,directeur-fondateur,le Dr Kesler Dalmacy, président en exercice,M. Éric Faublas,leprésident d’honneur,MmeRose-Marie Fortuné, secrétaire à l’intérim, Mme Edwidge Prempin, trésorière,le professeur,Eddy Mésidor, conseiller culturel et secrétaire de presse,M. Hebert Dougé,coordonnateur et Mme Carole Valcin,coordonnatrice, de faire briller durant une quarantaine d’années cette prestigieuse institution consacrée à la culture et à la mémoire collective.Je leur prie d’adhérer mes expressions de respect,d’admiration et de remerciementcitoyens d’avoir pensé aux autres d’abord et non à eux-mêmes.Celui qui désire être rempli de soi et imbu de supériorité et de préjugés n’affirme et ne confirme que le vide et la solitude de l’être : un misérabilisme sans frontières.

C’est l’individualisme qui prime magnifiquement dans cette société d’aujourd’hui. Afin de pouvoir survivreà l’ère de l’ultra-narcissisme et du capitalisme sauvage,on doit devenir expert en images, occuper le centre de l’univers, en émettant des messages subliminaux. Il faut surtout influencer la perception de l’autre en créant de beaux, parfaits et lumineux collages d’un monde à succès qui n’existe que dans nos rêveries égocentriqueset (un monde) qui nous serait entièrement soumis. On ne peut devenir imperméable à la souffrance de l’autre en temps de pandémie. L’État planifie au plus haut niveau la rentrée scolaire « présentielle et/ou distancielle /le télé travail» ou condamne tout ce beau monde au confinement. La terrifiante activité des plaques tectoniques du monde,les incendies,cyclones, inondations et les dérives hégémoniques des états génocidaires illustrent-ils entre l’homme et la nature une affreuse complicité destructrice qui menace la planète? Le premier pas qui conduit à l’humanisme nous enseigne une petite leçon épistémologique,celle de comprendre que nous ne sommes pas seuls sur la terre, de remplir le devoirde transcender notre personne,de ne pas seulement penser à nous,mais très certainement aux autres aussi et surtout à leurs besoins essentiels de vivre dans la dignité. Entre un parcours solitaire ou solidaire il fautsavoir aller vers les autres, ceux qui partagent avec nous la terre,notre habitat mieux,notre maison commune.

Frantz-Antoine Leconte (Ph. D)

Bibliographie.
Barthes, Roland. Mythologies. : Éditions Seuil, 1957.
D’Ans, André Marcel .Haïti .Paysage et Société : Editions Karthala ,1987.
Kaufman, Brian. Music learning As Youth Development:Taylor and Francis, 2019.
Minois,Georges.Histoire du mal de vivre : Éditions de la Martinière, 2003.
Ziouani,Zahia .La chef d’orchestre : Éditions Gallimard, 2011.

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