Jean Hérard Richard, par sa dimension artistique et littéraire, a su convertir ses observations en une démarche de métaphorisation pour ne pas dire qu’il se démarque de ses pairs

Entretien avec Orso Antonio Dorelus autour de son premier « essai » paru aux Éditions Verone.

Le National : Esthéticien, essayiste et journaliste. Comment voulez-vous vous présenter?

 

Orso Antonio Dorelus: C’est «à l’œuvre qu’on connaît l’artisan.», dit Jean Racine. Cependant je préfère opter pour celui qui a une licence en histoire de l’art et archéologie et un master en philosophie, filière esthétique contemporaine des arts et de la culture. Car, ces deux disciplines me permettent à l’aide des attirails conceptuels et méthodologiques d’exercer les autres domaines que vous venez de citer sans pour autant faire la revendication.

 

LN: Vous venez de publier « L'Esthétisation de la politique de Jean Hérard Richard» chez les Éditions Verone. Un nouveau travail de recherches sur la carrière musicale de Jean Hérard Richard (Richie). Pourquoi Richie et pas quelqu'un d'autre? Y a-t-il une singularité chez lui qu'on ne retrouve pas chez d'autres artistes de sa génération?

 

OAD:  Ce qu’il y a une sorte d’effet de reconnaissance avec ces différentes compositions que j’ai approchées ! C’est-à-dire des énonciations musicales que j’aimerais dire et faire si j’étais un musicien pour parler de la réalité socio-politique du pays. C’est comme le philosophe René Schérer qui vous dit qu’il a souvent été frappé, en écrivant un livre, en choisissant un thème de cours, de ce que, simultanément, paraissaient  d’autres livres de même genre, ou qu’étaient tenus, parallèlement, des cours de même orientation. Et sans entente préalable, sans communication entre les auteurs. C’est en ce sens puisque j’ai été frappé par cet effet de reconnaissance ou d’identification commune gratifiante sur la chose, ces compositions de Jean Hérard Richard me favorisent la pensée. Car la pensée n’est pas dans la tête, dans un « cerveau isolé » dira Jacques Poulain, mais avec l’autre, dans l’autre, dans ce support qu’on regarde, qu’on voit, qu’on manipule. C’est pour cela, à la lumière de Jacques Rancière, j’aime la paraphrase pour ainsi dire j’aime commencer à écrire avec « une citation, une image -éloquente ou énigmatique-, une proposition empruntée à un (e) autre, un syntagme, dans l’air du temps, une intuition à demi-formulée », un extrait d’un texte, une strophe, un vers d’un poème, etc.

 

Jean Hérard Richard, si on veut parler de sa singularité, étant un compositeur Konpa, il se caractérise par la manière qu’il construit et fait son dire musical. Pendant qu’il travaille dans la langue, il essaie d’explorer d’autres horizons langagiers. En d’autres termes, ses compositions ne contentent pas seulement de rendre compte de la réalité politique haïtienne, mais il prend soin de nettoyer son texte même s’il ne fait pas de la poésie. Il entend articuler le réalisme et le formalisme. C’est pour cela dans ses compositions l’on trouve des figures de styles ou de tropes comme les proverbes ou paraboles, la métaphore, la métonymie, l’hyperbole, la comparaison, le chiasme, le paradoxe, la litote. Ceci dit, Jean Hérard Richard a cette conscience qu’il existe une différence entre l’artistique et l’esthétique. Car, comme a dit Jean Marie Schaeffer, « ne pas faire la différence entre l’artistique et l’esthétique nous condamne à une confusion entre ce qui revient à l’œuvre et ce qui est dû à la relation que nous entretenons avec elle ». Si, quand il s’agit de prononcer sur la crise haïtienne, les textes Konpa en majorité font l’objet d’une carence de poésie; celle-ci qui «l’expression du langage dans sa fonction esthétique », Jean Hérard Richard par sa dimension artistique et littéraire a su convertir ses observations en une démarche de métaphorisation pour ne pas dire qu’il se démarque de ses paires.

 

LN: Pourquoi avez-choisi de faire parler les textes et non la musique?

 

OAD: C’est une question d’approche et de méthodologie. L’on ne saurait cerner complètement une œuvre artistique. Chacun peut choisir une lunette et l’aborder. Dans une peinture, une personne peut décider de porter un discours phénoménologique, d’autres un discours herméneutique ou encore chromatique, sociologique, formaliste, réaliste, etc.. C’est une question de choix ou de point de vue. Elle est tout aussi valable pour la musique.

 

Pour répondre à ta question, dans notre cas, c’est parce que le son n’est pas politique dans le sens de dire les crises, de faire rupture à un ordre, de revendiquer. Mais il est politique dans le sens musical. C’est-à-dire, ontologiquement, il est résultat d’un système de son, d’une organisation de sonorité, d’un mélange d’instruments qui épouse l’expression démocratique. En d’autres termes, si nous enlevons les paroles de l’instrumental, la musique perd tout son sens politique en termes de dénonciations, de revendications. C’est ce que les hommes du réalisme socialiste avaient compris, au nom d’une esthétique marxiste pour mettre sur pied le socialisme soviétique en ayant pour contenu les héros prolétaires, les dignitaires du régime, les allégories du travail, de la collectivité, etc.. Les œuvres de par leurs contenus et leurs thématiques devraient être imbriquées dans l’esthétique socialiste. On pouvait entendre les cris des gens dans les usines dans un morceau musical. Avec cette conception d’esthétique, la composition musicale était avant tout une représentation plastique.

 

Cependant, dans le cas de la musique Konpa, tout aussi bien pour les autres styles musicaux, hormis la musique racine -parce qu’il y a encore de réticences chez certains groupes pour accepter cette musique de par ses instruments traditionnels et la culture vaudou qui la caractérise)-, l’instrumental joue le rôle d’accompagnement. Il n’est pas descriptif dans le sens qu’il entend décrire la situation politique ou mettre en cause un système de règles classiques de l’harmonie. C’est toujours les mêmes instruments, les mêmes types de chorales, le même type de squelette musical, sauf le dire dénonciatif, le verbal. Même l’artiste haïtien qui se revendique socialiste ou marxiste haïtien n’arrive pas à appliquer cette esthétique dans sa composition musicale pour ainsi dire au niveau du son. Le son est toujours passif ou joue le rôle de soupape. En plus, pour paraphraser le compositeur François Dompierre, à quoi ça sert d’« aller donc expliquer à un auditeur non professionnel que l’émotion que lui procure son morceau favori lui vient de certains enchaînements « cinq-un dans la tonalité de sol mineur» ou encore du retour d’une marche harmonique ou mieux encore de l’altération du second degré dans un passage particulier». Cela dit, j’opte pour l’aspect concret des compositions tout en laissant l’aspect abstrait pour les musiciens-mathématiciens. Sans omettre que de mon lieu d’intervention je suis esthéticien et non un musicien ou un musicologue.

 

Enfin, il y a de revendications, de mécontentements, mais ils ne sont pas au niveau de l’instrumental. C’est pour cela que j’ai seulement signalé le son qui accompagne les paroles consiste à mieux faire imbiber ce rituel musical tout en favorisant la jouissance esthétique. L’acte revendicatif se fait seulement par le verbal et non par les deux.

 

LN: Cette œuvre est fondamentalement, une lecture politique des chansons de Jean Hérard Richard (Richie). Vous avez mis l'accent sur 7 de ses chansons pour faire cette étude. J'ai envie de reprendre l'une des questions posées dans l'introduction du texte, à savoir : comment peut-on opérationnaliser une lecture politique dans ces chansons de Jean Hérard Richard?

 

OAD: Je me base sur l’approche théorique du musicologue Esteban Buch. La lecture politique d’une composition musicale évoque la propriété relationnelle via une démarche analogique. Cette propriété relationnelle permet de saisir la dimension politique de l’œuvre et se décline en propriétés contextuelle et expressive. La propriété contextuelle, de son côté, consiste à rechercher le rapport entre les évènements sociohistoriques et les réferencialités qui font partie intégrante de la composition musicale, qu’elle soit de la musique pure dans le sens instrumental ou qu’elle soit accompagnée de paroles. La propriété expressive, pour sa part, entend rechercher les effets des énonciations, l’intention du compositeur et la réception de cette œuvre.

 

En ce sens, au regard de cette théorie musicologique, ce livre entend faire une lecture politique de sept chansons de Jean-Hérard Richard, comme: Alanvè, Linite, Anmwe sekou, Nou se Ayisyen, Ranje chita w, Priyorite, Je t’aime Cap-Haïtien. Dans cet exercice, il s’agit de montrer comment Jean Hérard Richard se nourrit de la crise haïtienne afin d’accoucher sa sonorité verbale dans le sens que ses chansons sont des traces, de vestiges en matière de mémoire ou sont encore des témoins de la crise haïtienne. Lier les chansons avec leurs réalités qu’elles miment. Pour ainsi dire leur « condition anesthétique » pour emprunter l’expression de Charles Lalo ou la notion « d’écoréalité » de Michel Prat.

 

Cette démarche n’entend pas prendre, pour autant, les contemplateurs pour des ignorants, c’est-à-dire qui ne savent pas apprécier ou dénicher une œuvre artistique politique, mais de donner un sens critique aux compositions, de montrer que ces compositions traduisent encore une fois l’échec du dialogue dans la société et que le compositeur entend résoudre ce problème par la sublimation artistique. En plus, de montrer que le verbal musical ne peut pas tout dire et ce qu’il dit et ce qu’il ne dit pas sont toujours en relation avec d’autres émetteurs et observateurs, qu’ils soient dans le monde littéraires ou scientifiques. Mais ce dire de l’artiste est travaillé artistiquement, car l’œuvre d’un artiste « n’est pas corsetée par la chronologie d’un récit; elle peut faire des anachronismes, en mélangeant les temps»,  dit Laure Gillot-Assayag .

 

LN: Dorénavant, les gens ne vont plus écouter ces chansons comme avant. C'est sûr. Mais, au-delà de Richie, comment cet essai, à travers ses outils méthodologiques, peut servir de tremplin pour rendre plus intelligible d'autres chansons du compas direct toutes générations confondues?

 

OAD: Si cela peut inspirer, tant mieux. Par contre, je refuse de me voir dans la logique les philosophes et ses pauvres ou de me positionner en police critique de la pensée ou d’une démarche aristocrate. Ce que je fais, je le fais d’abord pour moi même, suivant ma conception, ma vision du monde. En d’autres termes, mon livre n’est pas une feuille de route, une méta-éthique comme modèle de critique, loin de moi. J’écris pour créer du sens aux textes, pour parler avec les textes et faire parler les textes à ma manière, suivant mes limites et dans la limite du moment que j’écris. Je suis en dialogue, c’est ça l’essentiel.

 

Tout cela pour vous dire, de même que l’artiste partage une certaine liberté en faisant son œuvre, c’est ainsi que le récepteur partage cette liberté dans la réception, discussion de celle-ci. C’est le partage des souverainetés dans l’appréciation et la création d’une œuvre d’art. L’artiste est libre de  construire comme bon lui semble son œuvre et parallèlement le contemplateur a le droit de partager comme bon lui semble son opinion sur une œuvre. Pour paraphraser Maximilien Laroche, l’œuvre artistique ou littéraire n’a pas de panneaux de signalisation pour savoir dans quelle direction doit-on orienter les débats, les discussions en l’approchant. C’est une question de choix théorique et méthodologique.

 

En ce sens, il ne faut pas m’attendre de demander à Arly de trahir son style pour écrire comme Richie ou Dener, Richard Cavé, vice-versa. Ou de me voir m’ériger en faiseur de goût au profit de tels types de compositions ou de canons artistiques. Je ne prétends pas apprendre quoique ce soit à personne, car l’émotion esthétique réside en tout le monde. Mon essai est seulement une proposition de partage, sa réception peut-être jouissive ou pas, mais comme toute œuvre humaine, il entend marquer son existence suivant sa manière, il porte sa dimension politique dans le sens qu’il obéit a sa propre règle qui est celle du dialogue.

 

LN: Quand est-ce que le livre sera disponible dans les librairies et principalement en Haïti?

 

OAD: Le livre est déjà disponible dans les librairies françaises et des sites de vente, comme la Fnac, Amazone, Chapitre Cultura, Decitre et Le Furet du Nord. Pour Haïti, les librairies peuvent faire directement les commandes auprès de la maison d’Édition.

 

Le National : Un dernier mot?

 

Orso Antonio Dorelus: Merci pour ce dialogue.

 

Propos recueillis par :

 

 Lesly Succès

 

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