s chaînes d’une « dette » indigne

Le premier ambassadeur plénipotentiaire de la République d’Haïti en France, le célèbre historien Beaubrun Ardouin, rassurait les autorités françaises que son pays allait reprendre le paiement de l’indemnité interrompue, sous la présidence de Rivière Hérard, après la révolution de 1843 qui avait emporté le régime de Jean Pierre Boyer. Que savons-nous de la saga diplomatique du paie-ment de cette « dette de l’indépendance d’Haïti » à l’égard de la France ? Des chercheurs y appor-tent un éclairage nouveau à partir du rapport du Français dépêché par Charles X (1).

Makau est un haut fonctionnaire français de la Marine, qui avait l’habitude de rouler sa bosse dans les mers du monde à la recherche des débouchés territoriaux pour son pays. C’est à lui que le roi Charles X avait confié le dossier haïtien. Son rapport est sans aucun doute le document le plus parlant et abouti quand on aborde la question du dédommagement des colons de saint Domingue. Son texte est au cœur de « Haïti-France - Les chaînes de la dette. Le rapport Mackau (1825) », livre préfacé par le célèbre économiste français, Thomas Piketty qui éclaire les dessous de cette diplomatie canonnière appliquée à la petite Haïti pour la hardiesse de 1804.

 

Dans une introduction émaillée de références historiques, l’économiste haïtien, Fritz Alphonse Jean, abonde dans le même sens que le professeur français, avant d’esquisser les contours historiques de cette escroquerie financière que fut cette dette : « Le prix du sang n’aura pas suffi pour libérer les Africains sur l’île de Saint-Domingue du joug de l’esclavage. Comme une forme de négation de notre contribution exceptionnelle à l’histoire de l’humanité… »      

   

Quatre auteurs et non des moindres se sont employés à faire un tour d’horizon complet de ce document qui est pour la première fois soumis aux analyses des premiers concernés. Ils sont parvenus à montrer comment la France a mis en place la plus grande arnaque de tous les temps : le remboursement d’une dette non contractée, en pointant ses canons sur la poitrine d’un pays qui venait de lui administrer une magistrale défaite militaire en 1804.

 

Pour les deux historiens Gusti Klara Gaillard et Marcel Dorigny, il faut placer l’ordonnance dans une conjoncture : la fin de tout espoir pour la France de récupérer l’île rebelle. Pour cela, il fallait l’isoler diplomatiquement. C’est ainsi qu’on verra les États-Unis refuser d’accueillir un plénipotentiaire haïtien à Washington. Mais comble du cynisme, ils nomment néanmoins des attachés commerciaux. Le commerce haïtien à l’époque était essentiel pour l’Oncle Sam, qui, pour la cause, avait inventé sa propre accréditation diplomatique. Car pour des raisons raciales, l’Amérique, pendant plus de cinquante ans, avait toujours refusé de procéder à une reconnaissance formelle de la première République noire. La question de couleur était au centre des décisions diplomatiques des États-Unis comme en Europe.

 

Sous le titre « De L’arrogance coloniale  à la tentative d’intégration post-impériale 1804 -1825 », le spécialiste de l’histoire de l’esclavage à Saint-Domingue, évoque la défaite de Napoléon à Waterloo, et le congrès de Vienne de 1815, première réunion diplomatique de l’histoire, qui reconnaît entre autres, la souveraineté de la France sur l’île rebelle de Saint-Domingue, pourtant indépendante de 1804. L’auteur mettra aussi l’accent sur le fait qu’en même temps « la France restituait à l’Espagne la partie orientale de l’île acquise en 1795 au traité de Bâle, mais jamais effectivement occupée par la France, hormis la brève occupation par les troupes de Toussaint Louverture en 1801. »   

          

Tentatives vaines de la France

Le lecteur apprendra beaucoup de choses sur les différentes tentatives de la France, pour avoir même une souveraineté limitée, sur son ancienne colonie. Elles resteront sans effet. Car entre temps, les dirigeants haïtiens, bien que divisés, étaient au moins d’accord sur un point fondamental : on ne remet pas en cause l’épopée de Vertières. Même si Alexandre Sabés Pétion dans l’Ouest, et le roi Christophe dans le Nord réagissaient différemment à chaque tentative de reconquérir l’île, les deux généraux de la Guerre de l’Indépendance savaient qu’ils ne devaient rien céder à la France. À l’aide de données d’archives, Dorigny étaye « l’arrogance française », dans le traitement des dossiers diplomatiques franco-haïtiens. Entre milles exemples, il y en a un qui fut particulièrement parlant, résumant l’objet de ce livre : « Article 2 : Les habitants actuels de la partie française de Saint-Domingue verseront à la caisse générale des dépôts et consignations de France, en cinq termes égaux, d’année en année, le premier échéant au terme un décembre mil huit cent vingt-cinq, la somme de cent cinquante millions de francs destinés à dédommager les anciens colons qui réclameront une indemnité. »

            

Le géographe Jean Marie Théodat met en lumière la manière dont les dirigeants haïtiens et la population haïtienne elle-même ont accueilli l’ordonnance. Sous le titre « Géopolitique des faibles », il remonte à 1823, moment où tout a commencé. La France de Louis XVIII s’est enfin résignée à perdre son immense joyau que fut Saint-Domingue.

 

Une fois qu’elle a accepté cette perte, la France va utiliser la diplomatie de la canonnière pour contraindre son ancienne colonie à s’endetter pour payer les colons. Le Baron de Makau avait pour mission non pas de négocier son ordonnance, mais bel et bien de la faire accepter au mieux de l’imposer par la force. Quoi qu’on dise aujourd’hui, force est de reconnaître que Haïti n’avait pas les moyens de faire la guerre. Le Président Boyer a été donc obligé d’accepter de payer pour sauvegarder l’Indépendance. Jusqu’à aujourd’hui, ce contentieux financier est récurrent dans les relations franco-haïtiennes. Il continue de faire l’objet de plusieurs thèses de doctorat aux États-Unis, comme en Europe que ce soit en histoire, en relations internationales ou en diplomatie. Le professeur Théodat établit toutefois un portrait assez objectif du baron de Makau dans son œuvre de fonctionnaire dont la mission fut de faire la guerre à la petite Haïti si celle-ci n’obéit aux diktats de Charles X : « Le baron avait conscience d’écrire une page importante de l’histoire d’Haïti, de là un rapport qui allie le souci de la rigueur dans l’analyse  et le goût de la pose dans l’écriture. Le Baron veut s’adresser à la fois à son supérieur direct, et à la postérité. Grand commis de l’État, il a une très haute idée de sa fonction et de son rang. Il termine son rapport par des recommandations qui en disent assez sur la finalité première de sa mission : permettre à la France de reprendre pied dans une île stratégique dont le contrôle confortait le poids de la France dans la région où les Européens voient leur présence de plus en plus contestée. »        

 

Depuis toujours, la diplomatie obéit à trois paramètres : revendication, négociation et entente. Dans le rapport de Makau, la France en faisait fi, car elle revendiqua toujours Haïti comme étant son territoire. On se souvient encore avec effroi de la fameuse phrase belliqueuse et humiliante de Talleyrand, qualifiant Haïti « d’État bandit ». L’ordonnance de Makau était donc l’aboutissement de ce qui s’était dit dans les boudoirs de la chancellerie française du temps de Louis XVIII, qui a eu comme successeur Charles X dont le but fut de « condamner le nouvel État à cuire dans son jus ». Pour ce faire, le gouvernement français adressa une lettre aux autorités américaines pour exiger la cessation de toute activité commerciale avec Haïti. L’Haïtien y dénote un « discours empreint d’arrogance et de racisme » qui traduit, selon lui, « l’état d’esprit des Français et le ressentiment de ces derniers à l’endroit d’Haïti ». Les propos sont durs que révoltants : « L’existence d’une peuplade nègre armée et occupant les lieux qu’elle a souillés par les actes les plus criminels est un spectacle horrible pour toutes les nations blanches; doivent sentir qu’en la laissant subsister dans cet état, elles épargnent des incendiaires et des assassins, et il n’est pas de raison assez forte pour que des particuliers appartenant à un gouvernement loyal et généreux secourent des brigands qui sont déclarés par leurs excès les ennemis de tous les gouvernements ; il est impossible de croire que les nègres de Saint-Domingue aient quelques titres à une protection et que les chances commerciales résultant d’un trafic aussi odieux balancent les raisons graves et décisives qui le prohibent entièrement. » (Pierre Branda et Thierry Lentz, Napoléon, l'esclavage et les colonies, Pp 201-202).

 

Un montant encore inexact

Pour sa part, madame Gaillard éclaire un autre pan de la mission de Makau. Arguments à l’appui, cette habituée des arcanes des relations franco-haïtiennes, montre que ce rapport est avant tout, pour Makau non seulement une façon de rehausser le prestige de sa mission, mieux encore de redynamiser l’économie française car la perte de Saint-Domingue avait considérablement diminué les forces de frappe françaises en matière économique.

 

En ce qui concerne Haïti, l’historienne a démontré que cet amiral, familier des dossiers franco-haïtiens, savait ce qui se passait dans l’ancienne colonie en temps et en heure, on le retrouve dans tous les mauvais coups contre la nation haïtienne. Par exemple, l’auteure souligne que Makau entretenait des liens d’amitié avec Charles Beaudin, « militaire dont l’activité au sein de la marine française est alors suspendue, et dont l’entreprise commerciale sise au Havre a déjà ouvert un point de consignation à Port-au-Prince. »

 

Jean-Claude Bruffaerts, ingénieur, vieux routier de la coopération franco-haïtienne et passionné de l’histoire de notre pays (2) s’est intéressé au montant de l’indemnité. Aussi s’est-il lancé dans une vaste explication financière à donner le tournis pour évaluer le montant de cette « dette ». On ne saura jamais le chiffre exact ni la somme effectivement remboursée par nos ancêtres : « L’indemnité fixée 150 millions de francs devait donc permettre de rembourser aux colons une année et plus de leurs revenus ou le 10e de leurs capitaux. Ce calcul présente néanmoins quelques failles qui permettent de supposer qu’il s’agit d’un calcul permettant de justifier a posteriori le montant exigé à Haïti. »                           

 

Toujours est-il que ce livre tombe à pic, à un moment où les remous se font entendre un peu partout visant à remettre à plat le système international à bout de souffle, injuste et inégalitaire, dont Haïti avait payé le prix fort.

Maguet Delva

 

Notes

(1) Coédition Hémisphères/Maisonneuve&Larose.

(2) Époux de l’Haïtienne, Josette Bruffaerts Thomas.

 

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