Le réalisme social dans le roman Acaau, « que ta mort ne tue pas ta vie » de Michel Soukar

L’histoire du roman haïtien débute dans l’exotisme avant de s’engager sur la voie du réalisme. En 1973, Conjonction, revue franco-haitienne, publia une édition spéciale sur trois écrivains haïtiens décrits comme réalistes : Fernand Hibbert, Justin Lhérisson et Antoine Innocent à l’occasion du centenaire de leur anniversaire de naissance. En lisant la préface de la publication, ce que nous remarquons immédiatement dans les œuvres de ces romanciers, « c’est la représentation réaliste des mœurs, des coutumes, des croyances, des traditions familiales et habitudes politiques propres au milieu haïtien ».

Il faudra  attendre le 20e  siècle pour que la littérature du réalisme social prenne la forme d’un engagement pour  la défense du peuple avec Jacques Roumain et  Jacques Stephen Alexis. Par réalisme social, nous nous référons au « terme utilisé pour désigner un travail réalisé par des peintres, graveurs, photographes, écrivains et cinéastes dans le but d’attirer l’attention sur les conditions socio-politiques réelles de la classe ouvrière en tant que moyen de critiquer les structures de pouvoir qui les sous-tendent. » 


Le dernier roman de Michel Soukar intitulé Acaau « que ta mort ne tue pas ta vie »  s’implante dans la problématique du réalisme social haïtien. Ce roman est une résurrection.  C’est la résurrection depuis les  profondeurs de l’oubli de Jean-Jaques Acaau, le chef Piquet et de ces « paysans armés de machettes, de piques en bois dur et de fusils. » C’ est le héros du roman qui, au dire de l’auteur,  se distingue  « par son action.. plus grand que nature dans l’imaginaire collectif . » Acaau, est l’homme qui exerce une « influence magique sur les campagnards du Sud, sa région natale. »


 L’historien Michel Hector nous permet d’apprécier l’action d’Acaau  en décrivant la révolte des Piquets comme  « un combat mené par une importante frange d’agriculteurs sudistes pour l’application réelle et l’approfondissement  des options libérales du mouvement oppositionnel qui secoue l’ensemble de la société dans la mise en cause du système économique, politique et social alors en place . »Soukar nous présente Acaau comme un visionnaire possédé par les « aspirations à l’égalité. »  Notre héros confirme cette vision déclarant : « je suppliais la Providence de m’investir de la mission du Tigre bleu, celle de dévorer “ce monde cruel pour que, de cette mort,  naisse un autre pétri d’amour et de justice.”

 L’historien  Jean Fils-Aimé attribue le mal-être d’Haïti à trois mots fondamentaux correspondant à  trois mainmises de l’oligarchie militaire de l’époque sur : le pouvoir politique, l’avoir  et le savoir. En un coup de pinceau, Soukar résume cette période post-dessalinienne de 1843-47, avec la  déclaration de Riché:  “Moi, Athis Riché dit Jean-Baptiste, général de division, chef de de la garde présidentielle, je fais le serment de succéder à Louis Pierrot, comme il a remplacé Philippe Guerrier, comme celui-ci  évinça Rivière Hérard, comme Jean-Pierre Boyer occupa le fauteuil de son chef Alexandre Pétion.”

Sous le règne  de ces généraux, la question des  “inégalités sociales” reste une problématique irrésolue. L’extrait d’un journal prisé de la capitale relate : “On a sacrifié l’intérêt de la classe des cultivateurs en faveur des classes aisées. On n’a paru  animé que d’un  désir : celui de voir baisser les prix des denrées pour offrir plus de gain au commerce… On a enrichi les uns pour appauvrir les autres.”  Les généraux au pouvoir sont jaunes et noirs. Acaau a peut-être jeté son dévolu sur un noir, le général Guerrier, en proclamant, “Notre libération et une Présidence noire représentent  les principales revendications des Piquets.” Pourtant, les jaunes, avec Beaubrun Ardouin contrôlent le pouvoir sans lâcher prise par le biais  de la présidence de doublure qu’ils ont parfaitement maîtrisée comme garantie du maintien du statu quo ..: “Moi, Beaubrun Ardouin, mulâtre, que m’importe la Présidence! Seul le pouvoir m’intéresse.” En fin de compte, comme Acaau s’en est rendu compte « mes pareils et moi, nous n’en avons pas bénéficié. Ah, ces mulâtres et noirs maitres de la parole, de la plume, de la trique, du canon et de la terre! »

D’où l’importance de la vision d’Acaau.  Il se croit doté des “ordres de la divine providence,” devant conduire à la satisfaction des “revendications des cultivateurs pour des prix justes tant dans la vente des denrées qu’à l’achat des marchandises importées, pour l’instruction accessible à tous et pour l’égalité civile entre tous les citoyens, noirs et mulâtres.” Pour aller plus loin, la solution d’Acaau est de “déposséder les riches de n’importe quelle couleur, partager leurs biens entre les prolétaires.”
 

Par une coïncidence frappante, le roman de Soukar est publié  juste après les troublantes révélations nées  des recherches d’archives approfondies concernant   la dette de l’indépendance dans le  magazine américain, le » New York Times. »  Cet article ravive  l’ordonnance émise par Charles X, forçant Haïti à payer pour leur  indépendance acquise sur les champs de bataille. Dans le roman,  Jean-Pierre Boyer est évoqué, lui, le signataire de la dette qui se trouve dans l’obligation de tout payer jusqu’au dernier franc :. »  Car selon le Consul de France, « ils nous verseront l’intégralité de la dette de leur foutue indépendance. …. La France aura ses millions jusqu’au dernier franc. »  Et cela, même si son peuple des villes ou des campagnes crève de faim. La question resurgit sous le gouvernement de Guerrier qui « est  déterminé à  envoyer à Paris des Commissaires chargés de traiter cette affaire.  Ils espèrent obtenir un sursis. »  En plus de  la dette de l’indépendance, Boyer nous a aussi légué un lourd héritage d’obscurantisme et a par surcroît codifié ces « inégalités sociales » dont se préoccupait Acaau à l’aide de  son fameux code rural.

  En dépit de la grande attention accordée à la lutte des classes et au combat d’Acaau pour faire triompher l’égalité et la justice, le roman de Soukar s’impose tout particulièrement par ses qualités artistiques.  Le récit  est balayé  par un souffle de lyrisme qui captive au plus haut degré l’attention du lecteur. La preuve nous en est apportée par  la réaction de L’AGUICHANTE Lerezzia à la nouvelle du retour d’Acaau comme commandant de l’arrondissement de Nippes. Elle « ajoute le charme de sa voix ensorcelante au flux et reflux de la mer qui agrémentent  le paysage en  grappillant sable et coquillages. » En outre,  nous nous plongeons certainement avec Acaau dans cette nuit où « une lune rougeâtre colore la campagne assoupie. »


 Acaau « que ta mort ne tue pas ta vie » est un livre recommandé à  tous ceux qui s’intéressent à la problématique du développement en Haïti. Les vieux démons d’hier nous hantent encore aujourd’hui. Port-au-Prince reste malheureusement encore le « Port-aux crimes”  avec la guerre des gangs et le contrôle du pays par les bandits. Il nous faut des hommes de conviction à la mesure d’Acaau capable de se faire entendre » Les gens comme Salomon, Ardouin, Hérard, Guerrier, Pierrot, Riché savent qu’un paysan de la trempe de Jean-Jacques ne se rend pas. Ne s’achète pas. Si la corruption était capable de me détourner, j’aurais déjà pris leur route. »  Que la providence fasse surgir un héros avec la conviction  d’Acaau pour nous relever de ce marasme socio-économique inédit maintenu par une nouvelle oligarchie revêtant un autre pelage.

 

Léon D. Pamphile, Ph. D.

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