« Acaau » de Michel Soukar vu de Guadeloupe

« Toi qui comprends ce que disent les îles… 
Moissons vivantes de la Mémoire »

 

Paroles d’îles (Aimé Césaire)

Dépasser le temps tragique de l’Espérance

Si pour Pascal « il est bien plus beau de savoir quelque chose de tout que de savoir tout d’une chose », Michel Soukar est cet être éclectique et lumineux qui envisage les choses de manière holistique et d’un point de vue émique car s’appuyant sur les concepts et le système de pensée propres au terrain qu’il observe et aborde sans excès, ni pathos, avec un regard distancié, soucieux d’apprendre autant qu’il nous apprend nous-mêmes.

Je le considère comme l’un des plus brillants intellectuels, chercheurs et essayistes du pays d’Haïti. Sa terre, chevillée au corps et à l’âme, il a toujours eu une démarche novatrice par rapport aux problématiques prégnantes de la 1re République noire qui sont structurellement celles de nos Iles d’Amérique.

La dramaturgie contenue dans les rapports socio-raciaux nés de la douloureuse histoire de la colonisation, ce crime contre l’humanité, est à lire dans la geste d’Acaau, le Nègre et dans celle de Delgrès le Mulâtre, conséquence du choc brutal des civilisations entre Européens et Africains sur les terres caraïbes.

Quand naissait Haïti, « à coups de fusils au cul des Français », Delgrès et Ignace avaient déjà explosé en Guadeloupe, coupés des masses qui auraient pu les soutenir dans la guerre menée contre les troupes liberticides de Bonaparte, attachés qu’ils étaient à la liberté promise par la République.

Notre histoire dit qu’à chaque fois que les leaders ont porté une espérance construite à partir de privilèges corporatistes à conquérir ou à conserver, l’issue a été fatale au pays.

Plus tard, en Guadeloupe, désireux d’avoir le pouvoir politique alors que le pouvoir économique était aux mains des blancs, les mulâtres avaient demandé et obtenu un levier qui leur aurait permis d’entrer dans la sphère de décision : un lycée.

C’est cependant, un élève noir Hégésippe Légitimus qui, conscient de la force de la multitude des fils d’esclaves, lancera ce cri devenu célèbre « nègres en avant, » en réclamant « une égalité proclamée et reconnue entre tous et par tous, car, avant d’être blanc, mulâtres ou nègres, nous sommes des hommes », dira-t-il, comme Capois avant lui «  nous sommes hommes » .

« Acaau, que ta mort ne tue pas ta vie ! », Michel Soukar prône l’espérance, l’espérance permanente, celle logée dans le ventre d’Anaïse, chez Roumain, ou dans celui de la Caroline d’Acaau, voire celui de la mulâtresse Solitude, signifiant que nos humanités ne se dissolvent pas dans la mort des héros.

Le temps tragique de l’espérance est le lieu des utopies fondatrices et non celui du renoncement lové comme un intrus dans le contresens de l’histoire que l’Autre a voulu écrire en disant qu’« à l’être vivant qui devient ma propriété, je donne une âme, je lui donne mon âme»¹.

C’est bien de notre âme dont il s’agit, celle qu’il faut absolument reconquérir en le disant haut et fort, dans notre bouche à cabri devenue optimiste, jusqu’à infléchir cette antériorité de la rente victimaire, comme le fait Nietzsche, érigée au rang d’excuse totémique, dont nous nous sommes habillés pour mieux exiger de l’Autre et déclarer moindre notre humanité.

Il ne s’agit plus de savoir quel tour pendable, les mulâtres auront joué aux nègres, pour mieux ressembler aux blancs.

Il ne s’agit pas seulement de la cristallisation mémorielle des combats, celles des mémoires-batailles dans lesquelles nous nous confinons pour mieux débiter notre discours identitaire, justificatif de la taxonomie chromatique, réfractaire à toute dissemblance, loin d’un construit évolutif, mais comme un isolat qui distingue, singularise pour mieux justifier l’absence de projet de société.

L’urgence commande que nous sortions donc des couloirs mémoriels qui ont construit les liens de subordination à l’histoire du dominant, car c’est de notre histoire dont il s’agit et, c’est ce à quoi nous invite Michel Soukar : faire que notre substance historique nous permette d’être davantage que des Noirs, des Mulâtres ou des Blancs, mais de ces hommes neufs que l’Occident, englué dans son système guidé par la main invisible smithienne, n’a jamais su construire, pour dire comme Fanon.

« L’épreuve peut-être longue » , mais elle s’illumine des luttes pour la Réappropriation, dans la construction de cette Caraïbe fraternelle, chère à Jacques Stephen Alexis !



Franck Garain
Docteur en Sociologie
Chercheur en Histoire sociale
Ancien chargé de cours à l’Université des Antilles

 

Notes :  Hegel, « Principes de la philosophie du droit (1821) », Paris, Vrin, 1982, traduit R. Derathé, add. au § 44, p. 102

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