Le canal de la discorde

Depuis la décision d’un groupe d’Haïtiens de poursuivre le creusement d’un canal dans la « rivière Massacre » (« rio Dajabón »), fleuve côtier partagé par Haïti et la République dominicaine, la tension monte entre les deux pays. Les opinions publiques s’affolent des deux côtés de la frontière. Et les récentes mesures pour le moins disproportionnées des autorités dominicaines ne contribuent guère à apaiser les esprits. Le déploiement de blindés et d’hélicoptères et même de drones de surveillance face à une population déshéritée qui réclame une prise d’eau sur une rivière partagée est à la fois insensé et inamical.

La République dominicaine a le droit de prendre toutes les mesures nécessaires qu’elle trouve conformes pour la sauvegarde de sa souveraineté, mais en la circonstance, il s’agit de travaux entrepris du côté haïtien de la frontière qui, contrairement à ce que les officiels supputent, ne menacent nullement l’écologie de la zone ni n’ont pas pour but de détourner le cours de la rivière.

Toute cette artillerie montrant le déséquilibre des forces en présence, n’a pas sa raison d’être. Les Haïtiens veulent vivre en paix avec leurs voisins. Ils sont conscients de l’interdépendance des deux peuples et rêvent d’une coopération bénéfique pour les deux nations.

La situation actuelle n’est pas faite pour arranger cette « tension relationnelle » qui ne date pas d’aujourd’hui. Une situation, il faut se l’avouer, entretenue par des décennies de politiques publiques néfastes qui contraignent nos concitoyens à partir en terre voisine.

Nous ne déversons pas là-bas qu’une partie de notre pauvreté : beaucoup de nos cadres, travailleurs agricoles, employés du secteur touristique haïtien aujourd’hui moribond, investisseurs locaux font aujourd’hui fructifier l’économie dominicaine. Sans oublier le vaste marché que constituent les millions de consommateurs haïtiens. Parallèlement, la République dominicaine ouvre ses écoles à nos enfants, ses universités à nos futurs cadres et leurs hôpitaux à nos malades et femmes enceintes. Une interdépendance que les politiques des deux côtés ont intérêt à préserver.

Comme l’affirmait de son vivant le poète René Philoctecte, il existe un « pueblo de la frontiera » qui vit dans une fusion totale et qui ignore depuis des lustres les manigances des deux gouvernements. Ils font le commerce, vont dans les temples religieux ici et là-bas, se marient, divorcent et vivent leur vie de riverains.

Notre correspondante bénévole à Saint-Domingue, Marie D., fait état d’inquiétantes rumeurs qui poussent une majorité d’Haïtiens à se terrer chez eux. Nos compatriotes les moins en vue - vendeuses, ouvriers du bâtiment, coiffeuses, travailleurs du grand secteur touristique - se font discrets. Les rues sont « tristes » sans cette population bigarrée, bouillante, dynamique et intégrée à la vie quotidienne.

La décision, heureusement avortée, d’un syndicat dominicain de ne pas transporter des Haïtiens – qu’ils soient légaux ou illégaux - allait porter un coup fatal à l’image de ce pays, le ramenant des années en arrière au temps de l’apartheid officiel sud-africain. Le gouvernement dominicain l’a compris et a demandé au syndicat de ne pas se tirer une balle dans le pied. Compte tenu de l’idéologie du parti révolutionnaire moderne (PRM) ayant porté au pouvoir Luis Abinader, il faut croire qu’il est sous la pression des racistes de l’extrême droite dominicaine. Et les mauvaises langues affirment qu’il fait les yeux doux à cet électorat qui ne se lasse pas de proférer un discours de haine vis-à-vis des Haïtiens.

Quoi qu’il en soit, la meilleure formule demeure la négociation  qui doit protéger la souveraineté et le droit à la vie de nos deux peuples. Puissent ces moments rappeler à ceux qui ont choisi de faire de la politique leur métier,  l’ampleur de leurs responsabilités vis-à-vis de notre pays.

 

Roody Edmé

LAISSEZ UN COMMENTAIRE

1 COMMENTAIRES