Comme l’ensemble des Nations Unies, le Conseil de sécurité célèbre cette année son 80ᵉ anniversaire. En déplacement à Hanoï, le chef de l’organisation a dressé vendredi un diagnostic sans fard sur les failles d’une instance qu’il juge à la fois essentielle et fragilisée, voire menacée d’obsolescence si sa réforme, « différée depuis trop longtemps », ne voit pas le jour.
À l’occasion d’un débat public consacré à l’avenir de l'ONU et son organe exécutif, le Secrétaire général, António Guterres, a rappelé un épisode méconnu : en 1946, un mécanicien new-yorkais du nom de Paul Antonio, chargé de fabriquer la première urne de vote du Conseil, y avait glissé un mot : « Puisse Dieu accompagner chaque membre de l’Organisation des Nations Unies et, grâce à vos efforts, apporter une paix durable à tous les peuples du monde ».
« Ce billet nous rappelle pourquoi le Conseil de sécurité existe : pour les peuples », a déclaré M. Guterres par visioconférence. « Non pour les puissances ou les empires, mais pour les parents qui ont perdu leurs enfants, les réfugiés chassés loin de chez eux, les soldats qui ont laissé un membre sur le champ de bataille ».
Un hommage vite transformé en avertissement
UN Photo/Manuel Elias
Le Secrétaire général de l'ONU, António Guterres (à l'écran), lors du débat public au Conseil de sécurité sur l'avenir du maintien de la paix et de la sécurité internationales.
Le chef de l’ONU a salué les moments où l’organe chargé des questions de paix « a tenu sa promesse » : la sortie du génocide au Cambodge, la fin de l’apartheid en Afrique du Sud, ou encore les opérations de paix au Libéria, au Timor-Leste et en Sierra Leone.
Mais il a aussitôt tempéré cet hommage : « Sa légitimité est fragile », a-t-il averti. Trop souvent, certains de ses membres « agissent en dehors des principes de la Charte », minant ainsi la confiance dans l’ensemble du projet onusien.
Le Secrétaire général faisait notamment référence à l’usage répété du droit de veto dont disposent les cinq membres permanents du Conseil – États-Unis, Chine, Russie, France et Royaume-Uni – sur un total de 15 membres. Ce mécanisme, qui permet de bloquer une décision même lorsqu'elle est soutenue par une majorité, conduit fréquemment à l’inaction face à des crises internationales majeures. Dans bien des cas, les blocages reflètent davantage la défense d’intérêts nationaux que la recherche de la sécurité collective.
« Quand un pays foule aux pieds les règles, d’autres se croient autorisés à faire de même », a-t-il prévenu, dénonçant l’effet d’entraînement du recours au veto. « Et l’histoire nous montre, avec une brutalité implacable, où mène cette dérive ».
Une réforme « différée depuis trop longtemps »
Pour y remédier, António Guterres a appelé à réformer enfin le Conseil de sécurité, une entreprise qu’il a jugée « impérative et différée depuis trop longtemps ».
Rappelant que près de la moitié des opérations de maintien de la paix se déroulent en Afrique, le Secrétaire général a en outre souligné le paradoxe d’un continent sans siège permanent au Conseil. Il a aussi souligné la sous-représentation persistante de l’Amérique latine et des Caraïbes, ainsi que celle de la région Asie-Pacifique, qui abrite « plus de la moitié de l’humanité ».
L’élargissement du Conseil, a-t-il soutenu, n’est pas seulement une question d’équité, mais d’efficacité : il pourrait « rompre les blocages » et offrir « une stabilité accrue dans un monde de plus en plus multipolaire ». M. Guterres a également salué les propositions de la France et du Royaume-Uni visant à encadrer l’usage du droit de veto.
Washington veut « revenir à l’essence de la Charte »
Prenant la parole au nom des États-Unis, Dorothy Shea a livré une lecture sévère de l’état actuel du système multilatéral. « L’ONU d’aujourd’hui n’est plus guidée par sa mission fondatrice et a perdu sa voie », a-t-elle déploré, reprenant la formule de l’ancien Secrétaire général Dag Hammarskjöld : « L’ONU n’a pas été créée pour nous conduire au paradis, mais pour nous sauver de l’enfer ».
Selon la diplomate américaine, l’organisation est devenue « une bureaucratie lourde, minée par l’inefficacité, les dépenses excessives et le manque de responsabilité », et parfois « un forum pour la propagation d’idéologies qui divisent les États membres au lieu de les rassembler ».
Washington appelle, comme M. Guterres, à une réforme en profondeur – mais sur des bases différentes : « L’ONU doit revenir aux principes de la Charte », a insisté Mme Shea, soulignant la nécessité de respecter la souveraineté des États, d’assurer la transparence budgétaire et de renforcer la redevabilité de ses missions.
Évoquant les opérations de maintien de la paix, elle a plaidé pour des mandats « clairs, réalistes et assortis de critères de succès mesurables », estimant qu’il fallait « réévaluer les missions qui n’atteignent pas leurs objectifs ». La diplomate a insisté sur trois impératifs : « responsabilité, adaptabilité et transparence ».
Enfin, à la veille du renouvellement du mandat du Secrétaire général, les États-Unis ont esquissé leur vision : le prochain chef de l’ONU, a-t-elle déclaré, devrait « ramener l’organisation à ses fondamentaux » et garantir « un leadership fondé sur le mérite, la transparence et le respect de la souveraineté des États ».
Le plaidoyer français pour le multilatéralisme
L'ambassadeur de la France à l'ONU, Jérôme Bonnafont, a lui aussi, appelé le Conseil à évoluer. Constatant que le maintien de la paix faisait l’objet de remises en cause, il a exhorté à préserver cet outil « qui a fait ses preuves », en lui donnant les moyens nécessaires et en faisant évoluer ses modes d’action.
Concrètement, Paris plaide pour une réforme ambitieuse, marquée par un élargissement de la composition du Conseil dans les deux catégories de membres – permanents et non permanents – chacune dotée des prérogatives afférentes, avec une attention particulière portée au continent africain.
Le représentant français a rappelé que, pour surmonter les blocages, la France porte depuis 2015, avec le Mexique, une initiative soutenue par 107 États visant à encadrer l’usage du veto en cas d’atrocités de masse.
« Face aux dérives, à la fracturation et au désordre du monde, c’est un multilatéralisme des valeurs, du droit et de l’action qui doit nous guider », a-t-il affirmé.
Beijing appelle à renforcer la solidarité internationale
Le représentant de la Chine, Fu Cong a de son côté estimé que « l’ONU doit rester la plateforme permettant au monde de régler les affaires internationales ». Selon lui, la planète est entrée dans « une nouvelle période de turbulences » marquée par l’apparition de défis inédits, et « l’organisation est à la croisée des chemins ».
Appelant à respecter « l’égalité, la souveraineté et la dignité des pays », il a souligné l’importance de la primauté du droit international et du consensus. Le diplomate chinois a invité les États à « mettre en pratique le multilatéralisme », à promouvoir la solidarité et à adopter « une approche centrée sur la personne », afin d’obtenir des résultats plus visibles et concrets.
Il a plaidé pour une ONU capable de « relever les défis de son temps » et de placer le développement « au cœur de son action », tout en souhaitant la voir jouer un rôle central dans la gouvernance mondiale de l’intelligence artificielle.
« Ouvrir les portes et laisser entrer la lumière »
En conclusion, le Secrétaire général a invité les quinze membres du Conseil à se montrer « dignes de la couronne d’olivier du faiseur de paix » qui orne l’emblème des Nations Unies.
« Le moment est venu d’ouvrir les portes de cette salle et de laisser entrer la lumière », a-t-il lancé, estimant que sans un Conseil adapté à son époque, « le monde court un grave danger ».
Revenant une dernière fois à la figure du mécanicien, Paul Antonio, M. Guterres a conclu : « Il n’a jamais siégé à cette table. Il n’a jamais prononcé de discours ni signé de traité. Mais il croyait en chacun d’entre vous. Je vous en prie : honorez cette confiance. Faites que cette chambre soit digne des espoirs de chaque homme, femme et enfant ».
