Il est pour le moins risqué de songer à écrire un texte à propos de Maître Arnold Hérard après avoir lu l’hommage émouvant de Roody Edmé à son père, qu’il qualifie à juste titre de Dernier des Mohicans, publié dans Le National du mardi 27 août 2024.
Roody a tout dit…
Je n’aurais jamais osé écrire après mon neveu Roody Edmé si je n'avais en ma possession des éléments inédits, que sa « jeunesse » ne lui a pas permis de connaître.
Le Collège Saint-Pierre assiégé…
Nous sommes en 1966. Encore une année de plomb : la répression sous le régime de François « Papa Doc » Duvalier bat son plein dans le pays, atteignant des sommets alarmants. Des milliers de citoyens sont arrêtés, et les opposants politiques sont torturés ou tués par les Tontons Macoutes. La violence est telle que les organes de répression s'infiltrent dans chaque recoin de la vie quotidienne des Haïtiens. La Guerre froide, ainsi que la relative autonomie de l’État duvaliérien, rendent obsolète la puissance américaine.
C’est dans cet univers concentrationnaire de Port-au-Prince que mon frère Arnold vit à l'époque, ruelle Nazon, avec sa femme Yvonne (†) et leurs enfants : Fritz (†), Alix, Reynold, Monique, Arnold Junior, et Florence. Un soir d’avril 1966, Arnold gare sa Hillman verte (une voiture britannique avec moteur arrière, dont la production a cessé en 1970) dans un coin obscur de la rue Lamarre, près du Ciné Capitol. Il descend du véhicule et marche discrètement le long des murs pour parvenir subrepticement au portail de la petite maison de trois pièces, sise au numéro 13 de l’avenue John Brown (Lalue), où résident son père, François Hérard (†), avec sa compagne, Paula « Man Popo » (†), et les enfants Gabriel (†), Jean-Robert, Nancy et Huguette.
La raison de sa visite tardive chez nous : Arnold est venu se cacher pour échapper à une éventuelle chasse des Tontons Macoutes. J’ai alors 11 ans. Je reste derrière la porte, écoutant le récit qu’Arnold narre à notre père, qui, stupéfait, caresse nerveusement son crâne osseux. Le matin de ce mercredi 13 avril 1966, le redoutable chef de la Police politique de Duvalier, Eloïs Maître, a fait une intrusion tapageuse au Collège Saint-Pierre, flanqué d’une vingtaine de sbires armés jusqu’aux dents, le visage dissimulé derrière des lunettes noires, l’expression menaçante. Ces figures énigmatiques, véritables images de Pères Fouettard, semblent tout droit sorties des pages des Comédiens de Graham Greene. Arnold est en chaire, et le directeur du Collège, tremblant de peur, perdant même le contrôle de sa vessie, convoque le professeur Hérard à son bureau, où l'attendent Eloïs Maître et ses sbires, prêts à bondir, tels des pitbulls montrant les crocs.
Que s'est-il passé ? La veille, mardi 12 avril, le professeur Hérard donne un cours de latin à la classe de cinquième lorsqu’il est constamment perturbé par un jeune homme tapageur, faisant le pitre. Arnold décide alors de l'expulser de la salle. Mais ce trublion n’était autre que le fils du puissant chef de la Police politique, Eloïs Maître. Par pure méchanceté, le jeune homme va raconter à ses parents, le soir même, que le professeur Hérard l’a giflé. En entendant cette révélation de son fils, Madame Eloïs Maître entre dans une colère noire et exige de son mari qu'il lui ramène la main de cet insolent qui a osé toucher son « garçon innocent ». Si ce n’était par égard pour sa femme, Eloïs aurait dépêché ses hommes de main pour faire disparaître ce professeur impertinent ; et aujourd’hui, on ne parlerait que d’un Arnold Hérard disparu dans les marécages de Fort Dimanche un soir d’avril 1966.
Par conscience, et par respect pour son épouse, Eloïs décide de conduire lui-même l’opération. Il ne faut pas oublier qu’avant la « révolution duvaliériste » de 1957, Eloïs Maître était un simple livreur de pains, sillonnant les rues de Port-au-Prince au petit matin, un large panier sur la tête, criant sa marchandise. Au fil du temps, il a eu l’occasion de rencontrer plusieurs personnalités du Bel-Air, dont le professeur Hérard, un homme sérieux, militant du Mouvement Ouvrier Paysan (MOP), respecté de la petite communauté. C’est Arnold qui a joué de ses relations pour permettre à Eloïs d’intégrer l’ordre initiatique de la franc-maçonnerie.
Ce matin-là, en reconnaissant Arnold Hérard, le tortionnaire duvaliériste s’écrie en créole : « Vous-même ? Non ! Ce n’est pas possible ! » Il appelle son fils, qui commence à bredouiller une autre version de l’histoire. Les faits ne concordent pas. Eloïs découvre la fourberie de son fils. Bien qu’issu d’un milieu modeste, et malgré ses allégeances à une dictature féroce, Eloïs Maître conservait des valeurs auxquelles il croyait. Le Lavrenti Beria des Caraïbes montre que la malveillance peut parfois céder devant des qualités humaines. Cette attitude « chevaleresque » - ô paradoxe ! - du tortionnaire me rappelle une réflexion que le général Williams Régala m’avait partagée lors des obsèques d’Eloïs Maître, décédé à 102 ou 104 ans à la fin des années 1990 : « Eloïs était plus humain que le fauve assoiffé de sang qu’on appelait Luc Désyr ! Pour Luc Désyr, si l’arrête quelqu’un, il faut qu’il disparaisse ; si on le relâche de prison, on a un ennemi juré pour toute sa vie. » Selon ce général fasciste, le karma n’a pas rattrapé Eloïs parce qu’il a sauvé des vies. Cependant, il en a également fauché bien d’autres…
Ce matin-là, Eloïs tendit un « rigwaz » (fouet en lanière de cuir, souvent utilisé abusivement dans les foyers et les écoles contre les enfants indisciplinés) à Arnold, pour qu'il corrige son propre fils. Ce qu’Arnold refusa catégoriquement de faire.
Arnold Hérard passa deux nuits dans notre petite maison, située à moins de trois cents mètres du Grand Quartier Général des Forces armées d’Haïti et du Palais national, avant son départ pour les États-Unis. Pensait-il que se terrer près de l’antre du loup offrait plus de sécurité que de rester à la rue Nazon ?
La leçon qu’Arnold tira de cette aventure fut qu’on ne peut pas faire confiance aux suppôts de la dictature, encore moins aux caprices d’une femme comme Madame Maître, qui croyait toujours que le professeur Hérard avait giflé son fils et qui avait demandé de couper sa main. Sa décision fut alors prise : quitter ce pays.
Pendant des jours, il s’est terré dans plusieurs coins de la ville, changeant de planques chaque deux nuits, entamant en même temps les démarches pour quitter le pays. Sa famille a souffert de son absence pendant des semaines après l’incident de Eloïs Maître, me dit le docteur Pierre Reynold Herard, son fils cadet, aujourd’hui illustre chirurgien et « interventionniste de la douleur » dans un hôpital de Fort Myers en Floride. Après moult péripéties, Arnold a pu atteindre l’aviation de Bowen Field (actuellement dénommée La Piste, en face de Delmas 2) où il devait s’embarquer sur un vol de la Pan Am en direction de Miami.
Dès son arrivée à New York, il s'est arrangé pour faire venir sa famille. Il fit également un passage à Paris où il obtint un doctorat en littérature américaine à la Sorbonne datant d’avril 1973. De retour aux États-Unis, il devint professeur d'université à Durham, en Caroline du Nord, et obtint sa titularisation à l'Université du Michigan, à Détroit. Mais il a tout laissé tomber pour revenir au pays après la chute de la dictature des Duvalier le 7 février 1986.
Toute sa vie, Maître Arnold Hérard entretint une relation singulière avec les biens matériels. L’attrait pour la richesse ne l’émouvait pas. Une véritable qualité qui éloigne de ce monde gangrené par la corruption. C’était un choix de vie, une prise de position idéologique. Pour certains, cela peut être perçu comme un défaut, lorsqu'à l'approche de la fin de ses jours, on se retrouve seul, démuni, écoutant, le cœur lourd, les cris d’orfraie d’une société qui respecte et honore les voleurs de grands chemins, les gangsters en complet-veston, les riches trafiquants de stupéfiants, ces « bandits légaux » qui ont pillé les caisses du Trésor public…
Roody Edmé a écrit qu’Arnold, « drapé dans sa dignité », dans sa tristesse solitaire et sa solitude triste, a choisi de se retirer pour mourir « loin du tumulte d’une société qu’il ne reconnaissait plus. » C’est tout à fait vrai ! Il avait bien conscience du changement qui s’était opéré, de cette descente aux enfers d’une société qu’il avait espéré révolutionner pour le bien de la majorité silencieuse…
Jean-Robert Hérard
New York
1er septembre 2024
