Haïti peut-il disparaître et quel exutoire possible ?

La situation actuelle d’Haïti est grave et complexe. Elle est en train de prendre une tournure dramatique après que le pays ait perdu sa souveraineté, sombré dans la dépendance et basculé dans la violence. Il est profondément déstabilisé et menacé de disparition.  Beaucoup d’Haïtiens ont fui et continuent de le fuir, de la paysannerie à la capitale en passant par les villes de provinces.  Ils utilisent tous les moyens à leur portée pour atterrir en République Dominicaine, en Guyane, au Brésil, au Chili, au Mexique, aux États-Unis et ailleurs. Cette fuite est alimentée par plusieurs facteurs endogènes d’ordre politique, social, économique et environnemental.  Des facteurs exogènes y jouent également, comme le changement climatique, la politique néolibérale des puissances occidentales et en particulier la politique d’immigration de certains pays qui l’affaiblit davantage. L’effet Biden en est un exemple, au point où la capacité de l’État de délivrer un passeport est vite dépassée.  C’était le cas auparavant pour le Chili et le Brésil.  A cet exode, incluant beaucoup de cerveaux, s’ajoute une fuite économique[1]à cause tant des investisseurs qui laissent Haïti pour aller prospérer sous d’autres cieux, que du financement des familles à l’étranger et des personnes qui vont y sécuriser leurs avoirs bien ou mal acquis. Qu’est-ce qui se trame contre Haïti ?

 

1.     Théorie du complot

Certains évoquent la théorie du complot, indexant l’international dans ses actions punitives contre la révolution haïtienne de 1804 et son allocentrisme expansionniste durant le 19e siècle.  Plusieurs faits historiques ou coups de massue tendent à créditer cette thèse, de l’indemnité française aux méfaits des occupations américaines (incluant auparavant le pillage des réserves d’or d’Haïti) et onusiennes jusqu’à la valse d’hésitation actuelle qui témoigne d’un manque de volonté et d’engagement de la communauté internationale vis-à-vis d’Haïti.  Ce n’est pas uniquement une question d’égocentrisme à forte dose de racisme. C’est aussi la logique du néolibéralisme qui consacre la mainmise sur les ressources, le contrôle de la machine électorale, politique, économique, financière, etc.  L’international s’érige en faiseur de rois fantoches et en patron de complices locaux de tout acabit, auxquels il apporte avantages et protection. 

 

L’international dit tout haut que ce sont les Haïtiens qui doivent trouver des réponses aux problèmes d’Haïti, alors qu’il manœuvre en sous-marin et fait tout pour influencer et décider à leur place, comme soutenir l’actuel gouvernement pendant que le pays brûle.  Il se fait le gendarme d’une démocratie à géométrie variable, qui l’autorise à classer les pays et intervenir à travers la grande machine onusienne pour sanctionner, vassaliser ou mettre à genoux de petits pays et piller leurs ressources. Il finance des assises de réflexion et d’élaboration de plans et programmes, et implémente directement des projets budgétivores, qui changent la situation sur le papier et dans les rapports, mais non dans la vraie réalité et la vie des gens.  Haïti sera loin d’être un pays émergent en 2030. Port-au-Prince n’aura pas vu sa cité administrative, malgré les grands moments de CIRH et de Petro Caribe.  La pilule de la démocratie n’aura aucun effet positif sur le peuple : « Ubi solitudinem faciunt, pacem appellant » (Où ils font un désert, ils disent qu’ils ont donné la paix). Au lieu de mettre le cap vers ces destinations, le pays s’enfonce dans l’abîme.  Haïti semble être l’ennemi que l’international embrasse pour mieux l’étrangler.

 

2.     Théorie de l’autodestruction

Chaque année, Haïti perd de nombreuses espèces végétales et animales, dont certaines sont endémiques, et des tonnes de terre arabe qui terminent leur course dans le fond marin et affectent dangereusement son écosystème. Le feu intempestif annuel dans les aires protégées renforce ce chapitre de déforestation.  Si l’on se réfère aux nombreux cas de disparition de civilisations cités par Jared Mason Diamond, dans « Effondrement[2] … », due à la déforestation, n’est-on pas en droit de craindre pour Haïti ?  Celle-ci a un impact direct sur l’agriculture haïtienne qui, de plus, n’est pas guidée par une politique publique up to date. Les terres sont de plus en plus incapables de produire suffisamment pour nourrir une population confrontée à une croissance démographique et aux effets du changement climatique. Après les pertes que la paralysie (insécurité, crise de carburant) de septembre à décembre 2022 a occasionnées dans leur économie, les paysans font face à une longue période de sécheresse, de novembre 2022 à mars 2023, qui panique et risque de mettre en échec la campagne de printemps.  De toute façon, le premier trimestre de 2023 est un échec, la première pluie salvatrice n’étant tombée que le 11 mars 2023. La dépendance alimentaire d’Haïti vis-à-vis du marché international risque de s’aggraver et davantage encore l’insécurité alimentaire sévère qui touche déjà plus de 44 % de sa population.

 

Tout cela pousse à l’exode rural massif, fragilise la biodiversité terrestre et marine, tout en menaçant de faire disparaître les villes avec leur population et leurs infrastructures. Celle-ci y est aujourd’hui piégée par un phénomène émergent : l’insécurité grandissante causée par les gangs et le kidnapping.  Ce qui en fait de nombreuses victimes, provoque la délocalisation des entreprises, déstabilise et vide des quartiers, paralyse les échanges entre la capitale et les départements, etc.  La police est dépassée et en est aussi victime.  Qui n’a pas peur, peut-être les seigneurs qui tirent les ficelles ou détiennent les gâchettes ?  

 

3.     Le dilemme d’une élite vagabonde

D’une part, les partis politiques et leurs leaders s’entredéchirent pour accéder aux privilèges, au point de s’adonner à toutes sortes de combines et de compromissions.  Cependant, ils n’ont pas de plan pour saisir même les opportunités que leurs turbulences ont provoquées.  D’un gouvernement à l’autre, le pays va de mal en pis.  Il se meurt à petit feu.  D’autre part, l’élite d’affaires et intellectuelle ne prend pas de la hauteur.  Certains de ses membres très influents ont même travaillé sous plusieurs formes, comme par exemple avec des gangs, pour mener le pays à une profondeur abyssale.  Ils se font prédateurs, vampires, charognards et vandales.  L’aile saine de l’élite, par son silence et son inaction, ne vaut pas mieux que ces mafieux.  Comme l’a dit Albert Einstein : « Le monde ne sera pas détruit par ceux qui font le mal, mais par ceux qui les regardent sans rien faire ».  N’est-ce pas le grand areytos Manno Charlemagne qui, dans l’une de ses chansons engagées, a de son temps dépeint le fait haïtien, en disant : « Sou 5000 entelktyèl, 4900 se komoskyèl … », pendant que 6,000 autres,  ajoute-t-il, égorgent le peuple.

 

4.     Une rupture s’impose

Il y a un discours politique de rupture, un autre sur la communauté internationale amie d’Haïti, un troisième, le plus ancien, qui présente Haïti comme un pays pauvre, un quatrième de résigné qui renvoie tout à Dieu et enfin celui du démissionné qui veut « pito mwen lèd mwen la » (mieux vaut vivre à genoux que mourir).  Il est venu le temps de divorcer avec ces mensonges, de sortir de leur emprise qui conditionne le mental et force à vivre comme un bohême.  Voyons plutôt le verre à moitié plein.  Haïti a des ressources humaines et naturelles pour sortir de l’ornière, au lieu de vivre des miettes de la coopération.  Aussi, faudrait-il rompre tout d’abord avec le manque de méthode et d’éthique qui caractérise en général nos prises de décision et nos pratiques.  En plus de ces deux aspects, il y a d’autres ruptures à faire, notamment avec les sources des inégalités sociales aigües ou les racines du sous-développement en Haïti. Autrement dit, ne faudrait-il pas un plan haïtien inclusif pour Haïti pour les 25 prochaines années, qui répond clairement à ces questions : Comment souhaitons-nous voir Haïti à l’horizon de 2050 ?  Où trouver les moyens ?  Comment les gérer pour concrétiser ce plan ? Quel calendrier réaliste se donner pour y parvenir ?

 

Au regard de la réalité, ces questions ne renvoient-elles pas à tirer un plan sur la comète ?  Le président Dumarsais Estimé a montré que certaines choses sont possibles, en remodelant de sa main de maître Port-au-Prince, à l’occasion de son bicentenaire, donnant en même temps à Haïti un rayonnement international qui en faisait le phare avancé de la Caraïbe.  C’est le troisième acte majeur posé par Haïti 145 ans après son indépendance (1804) et la construction du royaume du nord avec Christophe.  Devrait-on attendre encore un temps si long pour un nouvel exploit ?  145 ans ne fait que près de la moitié du temps de l’asservissement de nos Aïeux (1503 – 1803).  On pourra alors espérer entre la moitié et moins d’une centaine d’années après 1949 pour un autre Haïti de lumière.  Nous avons déjà atteint 74 ans après le Bicentenaire de Port-au-Prince.  Si l’on se réfère à ce proverbe paysan disant : « il fait toujours plus sombre quand le jour approche », faudrait-il penser et croire que la situation combien tragique qu’Haïti est en train de vivre est le signe avant-coureur de l’imminence d’une nouvelle ère ?

 

5.     Quelques pistes

Pour que cette nouvelle ère arrive et soit à la hauteur des espérances, il y a une stratégie à adopter pour les prochains 25 ans. Voici quelques pistes et démarches méthodologiques proposées :

·        Identifier de manière participative et inclusive des priorités à grand effet multiplicateur ;

·        Identifier chaque 5 ans parmi elles 3 (par exemple, pour démarrer : agriculture, éducation et santé), à financer à hauteur de 40 % dans le budget national ;

·        Identifier sur une base décennale 2 autres priorités transversales (par exemple : eau et environnement) à faire financer par la nouvelle coopération au développement, moyennant que l’État soit au contrôle des financements et résultats ;

·        Mettre en branle la décentralisation et des pôles régionaux de développement dotés d’une infrastructure et des réserves stratégiques qui garantissent leur autonomie en cas de catastrophe et de blocage entre deux régions ou plus ;

·        Donner dans les règles de l’art des concessions à moyen et long terme à des entreprises en consortium national et international pour investir dans des infrastructures (route, port, aéroport, sports et loisirs), tout en facilitant la compétition sur le marché de la télécommunication pour que les services soient de qualité et pour que la population en tire les meilleurs avantages économiques ;

·        Encourager des Haïtiens et étrangers à investir dans d’autres créneaux porteurs, rentables pour eux et capables de créer des emplois massifs et de la richesse (dans la production de biens et de services autres que ceux indiqués plus haut), grâce à l’allègement du processus d’enregistrement et à des mesures incitatives, mais qui ne compromettent pas la souveraineté du pays.

 

6.     Des préalables à leur concrétisation

Le pays a besoin d’un environnement stable comme point d’ancrage pour démarrer ce plan.  Ce qui sera facilité par la réforme constitutionnelle, les élections, le droit et la justice pour combattre l’impunité et la corruption, et le rétablissement du climat de sécurité.  Voici quatre (4) préalables incontournables sur lesquels les Haïtiens d’ici et d’ailleurs ont besoin de s’accorder dans une grande consultation inclusive et équitable pour divorcer avec l’ordre de la jungle, qui transforme aujourd’hui Haïti en un pays paria et dépendant, et pour enclencher d’ici 2025 le plan de 25 ans. 

 

Il est évident que la volonté et la capacité des Haïtiens ne suffiront pas. Les pays concernés, membres de ce segment de l’international qui étrangle Haïti, ont besoin de reconnaître et d’accepter le fait qu’il est temps de sortir de leur arrogance, de leur logique mercantile et de leur hypocrisie pour traiter autrement avec Haïti.  Ils sont pleinement partis du problème haïtien dès la naissance du pays. Il ne fait toutefois aucun doute que s’ils se refusent à tout changement réel de leur politique, Haïti n’a qu’à se tourner vers d’autres pays dans la mesure où il sait comment négocier et manager les intérêts contradictoires.  A tout point de vue, les pays n’ont que des intérêts. Enfin, le temps est à l’action.  Tous ceux qui souhaitent et veulent que ça change doivent monter sur le ring.  La légitimité, le pouvoir et l’État, c’est finalement et définitivement le peuple.

 

Abner Septembre, Sociologue

@ Vallue, 12 mars 2023

 

[1]Bien qu’il y ait un retour par les transferts d’argent effectués par les Haïtiens de la diaspora, il reste cependant que ceci retourne à la source du fait qu’il est en grande partie investi dans la consommation.   

[2] Diamond J. Effondrement – Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie; Folio Essais, 2009.

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