Agression, crise du canal et souveraineté populaire !

NDLR: Cet article que nous publions ci-dessous a été soumis le 20 septembre 2023 à la rédaction du journal, une semaine après la décision arbitraire et unilatérale du président dominicain de fermer ses frontières avec Haïti. Mis sous embargo pour des raisons de convenance personnelle, l'auteur a finalement décidé de le publier à la suite de l'évolution de la situation, avec notamment l'incursion des soldats dominicains sur le territoire haïtien, le mardi 7 novembre. Certaines prévisions faites dans cet article sont déjà concrétisées. Nous vous prions ainsi d'en prendre connaissance tel que rédigé et soumis en septembre dernier.

Introduction :

La leçon du canal -

Une des leçons que nous tirons de cette crise/agression est que le peuple haïtien dans son ensemble est encore attaché à cette terre d’Haïti. Il est prêt à se battre, à lutter pour Haïti, malgré la faiblesse de nos moyens.

A Ouanaminthe, le peuple s’est déclaré souverain.

La construction du canal est devenue une cause célèbre, un projet unificateur, une véritable industrie soutenue, encouragée et financée par tous les Haïtiens ayant encore en eux la fierté de l’être, comme une manifestation de foi pour dire que nous avons plié mais pas rompu ! « nou pliye, nou pa kase ».

Cette crise confirme également l’absence de leadership des élites politiques, économiques et intellectuelles. Elles ne font preuve ni de vision, de courage et ne manifestent aucune velléité nationaliste. N’était-ce l’encadrement de certains leaders locaux, hommes et femmes, la construction du canal aurait été déjà suspendue. Le secteur privé, le gouvernement de facto et l’opposition officielle, restent en observation, ayant tous pratiquement les mêmes maîtres.

D’ailleurs dans une société où les plus représentatifs des élites politiques et économiques ont été sanctionnés, il est curieux et déplorable qu’il n’y ait pas eu de réponse institutionnelle collective, ni officielle crédible. Se confinant tous dans un chacun pour soi. « chak koukouy klere pou je l ».

Certains secteurs se confinent et se réjouissent dans des analyses approximatives, au mieux fantaisistes sur le dénouement de la crise dont ils banalisent la portée, les causes sous-jacentes, les risques d’escalades en conflit sanglant et meurtrier dans lequel le peuple serait encore une fois la principale victime. D’autres avancent que cette crise serait la manne devant faire renaitre Haïti de ses cendres.

Une analyse sereine, par contre, nous indique clairement que les Dominicains, comme par le passé, ont l’appui tacite de la communauté internationale s’agissant de commettre des abus contre les Haïtiens. Comme ce fut le cas lors de la dénationalisation et de la déportation de Dominicains noirs d’ascendance haïtienne vers Haïti avec la fameuse loi 168-13.

Il est évident de ce point de vue, qu’Haïti ne peut compter sur les soi-disant « amis d’Haïti » pour voir un dénouement politique ou militaire en sa faveur si la crise s’aggravait.

 

L’agression :

Les questions relatives à la gestion des cours d’eau internationaux sont règlementées par le droit international public et certaines conventions internationales y relatives. Ainsi, la Convention de paix et d’amitié signée entre les deux pays depuis 1929 traite de la gestion de ce cours d’eau et prévoit l’arbitrage dans la procédure de résolution de conflits.  En fait, la République dominicaine a procédé à au moins neuf différents points de captage de la même rivière et n’a jamais soumis aucun dossier technique à Haïti. Si effectivement l’État dominicain pensait avoir une cause juste et légale, il aurait recouru à l’arbitrage international comme prévu dans ledit accord. Mais en réalité, les dirigeants dominicains savent bien qu’une fois le litige en arbitrage, Haïti aurait droit aux mêmes demandes de soumission de dossiers techniques avec la possibilité de faire des réserves quant aux travaux déjà effectués du côté dominicain.

La République dominicaine ne peut prétendre être en droit de manifester sa souveraineté des deux côtés de la frontière. Quelles que soient les circonstances et la situation politique d’Haïti, notre pays a le droit de faire usage de ce cours d’eau, en autant que les clauses de l’accord de 1929 soient respectées qu’aucune infraction des règles internationales ne soit faite.

Si nous remontons un peu dans l’histoire, nous devons nous rappeler qu’en 1935, il y a eu un accord pour la mise en application du traité de 1929, signé par les deux pays par une commission de démarcation des lignes frontalières au long de la rivière dans le cadre d’une commission mixte.  Une année après, soit en mars 1936, un autre document fut signé sur le protocole de révision de l’accord de 1929.  Seulement sept mois plus tard, soit le 2 octobre 1937, l’armée dominicaine avait commencé à massacrer les Haïtiens, le long de la frontière.

Les raisons qui ont expliqué pourquoi une guerre n’a pas éclaté avec la République dominicaine à cette époque-là, comme cela aurait pu être le cas ailleurs, dépassent la portée de cet article.

  • Notons néanmoins que cela faisait seulement trois (3) ans que les Américains avaient fait retrait de leurs troupes en Haïti, laissant derrière eux une armée ayant pour mission prioritaire de combattre la population.
  • Notons également que tout de suite après, la communauté internationale a fait le choix de qualifier cette tragédie d’émeute « riot » plutôt que de massacre d’une population par des militaires. Ce, dans le but évident d’absoudre l’armée dominicaine et de justifier l’inaction du gouvernement haïtien et de l’armée que l’occupant américain avait laissée à son départ d’Haïti.
  • Soulignons en plus que, pour atténuer davantage ce crime odieux, le milieu intellectuel s’est laissé influencer à adopter le terme « massacre du persil », question de dépersonnaliser l’évènement par un terme neutre.  On réalise l’insinuation qui est faite que les victimes avaient failli à un test. On ne peut s’empêcher de penser aux tests pratiqués par les nazis de l’Allemagne d’Hitler ! L’évènement est devenu tellement folklorique que, dans ce contexte de crise, personne n’ose en faire mention. Peut-être par crainte ou par traumatisme ?
  • Reconnaissons finalement que si jamais la même situation se reproduisait, Haïti ne serait pas mieux équipée qu’en 1937 pour assurer une riposte armée institutionnelle formelle et crédible.

Sans vouloir être alarmiste ou atténuer la portée de la mobilisation de la population haïtienne, il faut se poser la question à savoir si ce canal ne serait pas le prétexte, ou l’incident qui justifierait une intervention en Haïti, en passant par un autre « massacre du canal ».

En effet, qu’est ce qui empêcherait les Dominicains de récidiver ? Les Haïtiens qui sont en République dominicaine, sont-ils vraiment en sécurité ? L’ont-ils jamais été ?

Nier l’existence ou l’éventualité d’un problème ne le fait pas disparaitre pour autant. Au contraire, comme pour un tremblement de terre, « se pare pou nou pare ». Et la triste vérité ? Nous ne le sommes pas!

 

Le problème de fond :

Tout d’abord, il faut se rappeler deux vérités essentielles :

La première est de reconnaitre que la situation politico-sécuritaire actuelle d’Haïti est en grande partie l’œuvre de la communauté internationale et de ses alliés locaux. De la formation du Core-Group, jusqu’au tweet nommant Ariel Henry, en passant par l’installation d’un président délinquant, la fédération des gangs et l’assassinat d’un président “gone rogue”, comme diraient les Américains, les orientations et choix de fond engageant le devenir du pays ont tous été faits sous les auspices et avec la bénédiction des amis d’Haïti et sans aucune prise en compte de la volonté de la majorité des Haïtiens.

Dans ce premier cas de vérité, deux considérations peuvent être faites, la première est que la République dominicaine fait partie de la communauté internationale. Une communauté qui a toujours miné l’existence d’Haïti depuis sa naissance. Il est aussi important de reconnaitre que c’est un pays qui a été créé en négation même d’Haïti, avec la complicité de certains pays de l’international et des élites haïtiennes. D’ailleurs, bien que nous ayons manifesté notre souveraineté sur toute l’Ile depuis 1804 et payé une rançon (dette) de l’indépendance à la France, les États-Unis allaient reconnaitre la République dominicaine en 1844, soit dix-huit ans avant qu’ils reconnaissent Haïti en 1862, trois ans avant qu’ils abolissent l’esclavage chez eux. La deuxième considération est que devant ce pays qui s’est toujours comporté en ennemi à notre égard, nous n’avons eu ni le courage ni les moyens d’un affrontement diplomatique (et encore moins militaire), car la diplomatie est une question de rapport de force. D’où les discours défaitistes de la bouche des politiciens haïtiens de « deux ailes d’un même oiseau », ou de certains intellectuels parlant de « … nos amis dominicains … nous avons des amis des deux côtés de la frontière ». C’est une façon de nous convaincre nous-mêmes que nous n’avons pas d’ennemis. Mais nous ne pouvons peut-être pas assumer d’en avoir ? Ou serait-ce surtout parce qu’il nous manque le courage pour les affronter ? René Préval n’est-il pas allé jusqu’à dire que « … nous n’avons pas besoin d’armée. Contre qui on irait se battre » ? Pour ce qui est de la bourgeoisie haïtienne traditionnelle, elle considère l’élite dominicaine comme « une alliée ».  D’ailleurs, aucun membre de cette bourgeoisie n’a jamais été rapatrié pour le fait d’être Haïtien, pour ceux qui en ont encore le passeport. Pire encore, les différentes crises opposant Haïti à la République dominicaine ne semblent même pas les concerner. Et s’il y avait une bourgeoisie nationale, Préval aurait été convoqué par-devant le parlement après sa déclaration. La réalité est que les ennemis des masses haïtiennes et d’Haïti, à quelques exceptions près, ne sont pas les ennemis de l’establishment haïtien et des élites haïtiennes en général.  Sinon, 76 ans après le massacre, nous aurions pu tenter d’être au moins dissuasifs. Comment comprendre que l’international soit venu à plusieurs reprises avec des armées pour « stabiliser » Haïti, mais ait interdit à Haïti d’avoir une armée ?

 

La deuxième vérité qu’il faut se rappeler est le spectre que soulève le nom de ce fleuve : Massacre

Dans le deuxième cas de vérité, si les Juifs ne ratent jamais une occasion de rappeler ce qu’ils ont vécu en Allemagne et en Europe en général lors de la deuxième guerre mondiale, et s’ils demandent à tous leurs alliés de prendre des mesures contre les éventuels négationnistes, c’est pour s’assurer que cela ne se reproduise plus. Ils savent, en effet, que s’il y a eu une première fois, une seconde fois n’est pas à exclure. Ils en sont devenus si forts, que maintenant, ils en abusent jusqu’à s’identifier à leurs anciens bourreaux et meurtriers qui sont devenus leurs meilleurs alliés. Nous sommes les seuls à penser que l’esclavage est une réalité du passé qui ne se reproduira jamais plus. Qu’un massacre contre les Haïtiens sur la frontière des deux pays ou sur le territoire dominicain, est une réalité du XXe siècle. Une Haïtienne d’origine étrangère, à la vue des abus que subissent les Haïtiens en R.D. n’a pas hésité à dire que de toute façon, les Haïtiens se tuent déjà entre eux. Réflexion qui ne serait ni bien venue ni acceptable s’agissant de ressortissants européens ou arabes des pays en guerre entre eux, s’ils devaient être victimes d’agressions en Haïti. Il faut se rendre alors à l’évidence que le réseau de support et d’empathie effectifs pour les masses haïtiennes est très restreint.

Les Sionistes juifs sont conscients que l’histoire peut se répéter, même sous une autre forme, donc, ils sont devenus un État nucléaire, construit dans le sang. En cela, ils se sont assuré leur sécurité ! Gare à ceux qui oseraient les attaquer, ils périraient tous ensemble ! Les Coréens du Nord ont bien suivi leur exemple.

Quand prendrons-nous conscience que nous risquons de perdre notre pays, que nous sommes une espèce en danger, et que nous devrions devenir maîtres de notre propre destin ? Souhaitons qu’il ne soit pas trop tard pour les Palestiniens… n’attendons pas qu’il ne le soit pour nous Haïtiens !

 

Le prétexte du canal

D’entrée de jeu, en dépit des enjeux économiques qui ont été bien documentés sur les réseaux sociaux, il faut dire que le canal est dans la ligne droite de la visée expansionniste des Dominicains pour avoir un contrôle hégémonique sur toute l’ile, même si c’est pour représenter également les intérêts du grand voisin. Cette velléité s’est manifestée à plusieurs niveaux et dans plusieurs secteurs depuis des décennies. Une velléité qui a conforté la communauté internationale dans le processus de mettre Haïti sur le banc des nations « faillies », comme ils prennent plaisir à le dire. Cela a commencé ouvertement de manière institutionnelle avec l’octroi de fonds pour des programmes binationaux gérés à partir de la République dominicaine ; des institutions internationales mettant en œuvre des projets binationaux domiciliés en République dominicaine ; des ambassades qui délogent leur siège d’Haïti vers la République dominicaine ; des visas de voyage qui doivent être sollicités à partir du pays voisin; l’utilisation du nom « Hispaniola » au lieu d’Haïti pour se référer à l’ile d’Haïti ; la fomentation de coups d’État et la formation de mercenaires en République dominicaine ; l’établissement par les élites économiques et politiques de leur lieu principal de résidence en République dominicaine ; et j’en passe. Le pire, est que tout cela se réalise avec la complicité de l’État haïtien.

Abinader, sachant qu’il n’a pas le droit de son côté, a eu recours à une démonstration de force, et à la publication de notes diplomatiques et dossiers techniques du passé à sa disposition, pour justifier son argumentaire. Le danger ici pour lui, c’est de ne pouvoir s’en sortir sans perdre la face, si en effet cette déclaration de guerre envers Haïti concerne véritablement et uniquement le canal et non les multiples agendas cachés de nos détracteurs externes et internes. Mais il est bien connu que le canal représente un enjeu de taille pour les Dominicains, puisque ce différend spécifique remonte à 1982.

Faut-il souligner également qu’en 1982 Jean Claude Duvalier avait contourné l’embargo américain et s’était procuré deux jet fighters de fabrication italienne et que nos amis américains avaient protesté et en avaient offert cinq en cadeau aux Dominicains ?

Même du simple point de vue des principes, on apprend aux professionnels militaires et armés, qu’ils ne doivent jamais pointer leur arme, s’ils n’ont aucune intention de dégainer. Le premier problème est qu’on perd la crédibilité cette fois-ci et également pour les prochaines fois. Il serait naïf de penser que les Dominicains n’attaqueraient pas Haïti parce qu’ils sont évidemment plus puissants militairement et que nous n’avons pas d’armée, ajouté à une possible perte de crédibilité sur la scène internationale. Avec cette logique, il y aurait encore un gouvernement socialiste à la Grenade, les Palestiniens occuperaient encore leur terre, les Falkland Islands (iles Malawines) appartiendraient encore à l’Argentine. Ou alors, nous aurions déjà récupéré l’ile de la Navase.

C’est la réalité politico-militaire du monde.  Nous ne pouvons pas continuer à compter uniquement sur les réseaux sociaux, l’opinion publique et la bonne conscience pour dissuader nos adversaires de nous faire du mal. Quand il s’agit de leurs intérêts fondamentaux, la mauvaise presse, une presse qu’ils contrôlent en plus, est un prix qu’ils sont prêts à payer.  D’ailleurs s’ils se souciaient de justice, d’équilibre et d’équité, nous ne serions pas dans l’état où nous sommes aujourd’hui. Car nous connaissons tous le nom et le sigle de la plupart de nos malheurs.

 

Le canal et la déstabilisation d’Haïti

L’agression sur la frontière n’est qu’une continuation de la politique internationale menée contre Haïti. En fait, nous sommes dans la droite ligne de la continuation de la mise en place d’une stratégie classique de la déconstruction d’un État.

 

La déstabilisation sécuritaire :

Cela s’est vu à maintes reprises dans des pays africains et du Moyen-Orient, soit pour leurs richesses ou leur position géographique stratégique. Des groupes armés sont mis sur pied, des armes dernier cri et des munitions leur sont fournies, pendant qu’on impose un embargo à l’État. On les appelle djihadistes, fondamentalistes ou terroristes selon la région et les croyances religieuses. Quand le gouvernement n’est pas un allié, ils le font renverser par les gangs comme ce fut le cas pour Kadhafi. Quand ils arrivent à placer et à contrôler eux-mêmes le gouvernement, ce dernier fonctionne en tandem, en équipe avec les gangs. Comme ça a été le cas pour Michel Martelly, Jovenel Moise, Mohamed Bazoum et maintenant Ariel Henry et son gouvernement.

Si l’on croit vraiment que la force des gangs ne s’explique que par le manque d’équipements et de moyens de la police, il faudrait alors conclure qu’aucune lutte armée ne saurait réussir. En fait, la victoire armée n’a pas seulement à voir avec les armes, mais aussi avec la volonté et l’idéologie des combattants. Les questions de stratégies et de tactiques sont tout aussi cruciales. Ainsi, pendant que la police ne peut affronter les gangs, on a vu se dépêcher à la frontière un détachement armé du nom de BESAP, face à l’armée dominicaine. Posture courageuse certes, mais potentiellement périlleuse en l’absence de stratégie politique, de plan d’action, de commandement et de soutien de l’État central. Comme disait Mao, “les fusils sont importants, mais le plus important c’est celui qui est derrière le fusil” et j’ajouterais le projet de société qui l’inspire. La réalité est que, aussi libérateur et porteur d’espoir qu’il soit de voir la population tenir ferme et déterminée à achever la construction du canal, Haïti n’est pas prête à affronter militairement et de manière institutionnelle la République dominicaine. Nos amis de la communauté internationale le savent et nous observent avec le cynisme digne de leur histoire de prédateurs. Peut-être, cet énième incident est l’opportunité de tirer la sonnette d’alarme, pour que nous mettions sur pied un système de défense effectif de notre territoire et de notre population. Et pour l’instant, il faut se rendre à l’évidence que ce processus passe par la destitution du gouvernement d’Ariel Henry, par tous les moyens nécessaires. Ceux qui attendent la bénédiction officielle de l’international pour le remplacer ne sont que des complices dans ce jeu macabre qui ne promet aucun avenir serein au peuple haïtien. 

 

 La déstabilisation institutionnelle :

On ne fait pas d’élections, ou si elles ont lieu et ne sont pas truquées, on empêche aux élus d’entrer en fonction, on les sanctionne. Le gouvernement en place est passif, indifférent et fait preuve de grande incompétence et d’impuissance. Mais il est maintenu au pouvoir. L’opposition officielle est bercée avec l’espoir de partager le pouvoir ou de remplacer ceux qui sont en poste. Quand le peuple commence à perdre espoir, on agite la perspective de négociations ou de nouvelles élections. Question de tenir l’opposition en garde à vue et loyale vis-à-vis des étrangers. On essaye d’impliquer d’autres pays dans la recherche de solutions. Preuve par quatre que le pays est un cas désespéré et sans solutions - un malade qu’aucun médecin ne peut diagnostiquer et encore moins soigner -.  Les instances armées sont immobilisées, menacées de sanctions et accusées de violation des droits de l’homme, si elles agissent. La banque centrale est devenue inepte et n’applique que les directives et politiques venues de l’étranger. Les dirigeants et responsables financiers de l’État encouragent la gabegie, s’enrichissent et seront sanctionnés plus tard, comme on l’a vu au Liban avec le gouverneur de la banque centrale. Alors que les institutions de contrôle financier nationales n’ont jamais fait de suivi légal et continuent à fonctionner, les instances internationales sanctionnent. Les transferts de fonds sont limités sous prétexte de lutte contre le blanchiment des avoirs. Seuls les mafieux et leurs complices arrivent à fonctionner.  La devise nationale est dévaluée. Les institutions étatiques sont devenues non-opérationnelles et caduques. La plupart des acteurs/personnalités politiques et économiques sont discrédités. C’est dans ce contexte de fragilité dramatique qu’une armée étrangère se positionne le long de notre frontière, pendant que nos “dévoués amis” prétendent chercher en vain depuis des lustres, une armée, quelle qu’elle soit, peu importe son origine ou sa qualification, pour voler à notre secours.

Tout ceci est du domaine du déjà-vu. La communauté internationale est passée maître dans la mise en application de ces scénarios. Et nos intellectuels et nos classes moyennes sont passés maîtres dans l’assimilation et l’acceptation du discours néocolonial et du fait néocolonial, mais surtout de l’aveuglement volontaire. Ce qui est inquiétant en Haïti et désespère même les plus optimistes, c’est que tout ceci se fasse à visière levée, avec la complicité active et publique des responsables de l’État et dans l’indifférence de nos élites.

 

Une complicité désarmante des responsables de l’État :

Certains faiseurs d’opinions prétendent que c’est une situation qui nous est favorable, car les Dominicains perdent de l’argent avec la fermeture de la frontière et que maintenant Haïti va pouvoir produire et développer son agriculture. Si c’était le cas, il faut se demander pourquoi Haïti n’avait pas elle-même fermé la frontière bien avant pour bénéficier de ces avantages. Et une fois les mesures dominicaines levées, fermerons-nous alors à notre tour, notre côté de la frontière pour les punir ?

Certains milieux intellectuels et politiques qui vendent l’idée qu’un canal va développer Haïti ou notre agriculture se font une illusion mortelle. S’ils sont prêts à sacrifier des vies pour le canal, ils ne devront pas donner aux masses l’espoir que leurs vies vont changer pour autant. Le développement de l’agriculture nécessite un plan de mécanisation, de l’investissement et une politique d’accompagnement. Une plantation de riz est peut-être un bon début, mais insuffisant pour insuffler le développement de l’agriculture et nous conduire vers le pays dont nos enfants ont besoin.

La communauté internationale présente Haïti comme un pays victime d’une malédiction et pour lequel il n’y a pas de solution. Pour corroborer ce message tout en gardant sa crédibilité, on présente sur un plateau télévisé, la personne la mieux placée pour délivrer le message et propager les mensonges du genre : les Haïtiens peuvent eux-mêmes tout détruire en un jour. Ou, depuis 1804, nous n’avons rien réalisé.  Et non, ce n’est pas un politicien de l’extrême-droite française. C’est un ministre du gouvernement d’Ariel Henry. Un ministre au pouvoir depuis plus d’un an, dont on ne connait pas les réalisations. Probablement pour rester conséquent à ce palmarès.

Quoi qu’il en soit, dans une période électorale en République dominicaine, où nos puissants amis de la communauté internationale semblent vouloir mettre les derniers clous à notre cercueil, le tableau n’est pas du tout reluisant.

Il faut se poser la question : où sont passés les douzaines d’hommes bien armés qui assuraient tous les matins le parcours de Jovenel Moise de sa résidence au Palais national ? Qu’en est-il des différents corps armés spécialisés, formés par l’international ? De quel quartier-général reçoivent-Ils leurs ordres ? Ou sont passés les membres de l’armée embryonnaire qui avaient manifesté la volonté d’affronter les gangs ? Qui les a empêchés d’entrer en action ? 

Pendant combien de temps encore nous faut-il jouer au faire semblant et à l’ignorance ?

 

Le dilemme haïtien :

Notre dilemme est que nous avons acquis une indépendance en nous fondant sur le fait que les puissances occidentales esclavagistes étaient nos ennemis. Paradoxalement, aujourd’hui, ils seraient devenus nos meilleurs amis, et les élites se sont mises,  ainsi que le destin du pays, entre leurs mains. Et comme l’a si bien dit Jean Casimir « personne ne sait quand est-ce que cette réconciliation a eu lieu ». Personnellement, je crois que la réconciliation a eu lieu avec l’assassinat de l’Empereur. Mais, ce fut une réconciliation entre les élites et l’Occident. Et heureusement pour nous, pour citer encore Jean Casimir, « les masses haïtiennes, n’ont jamais suivi les élites ». D’où la plainte des élites, “pays sa a pa pral okenn kote”, ou le fait que collectivement, elles n’ont aucune opinion sur le canal. Effectivement, le pays (les masses haïtiennes), ne prendront pas le chemin que veulent tracer les élites économiques, intellectuelles et politiques haïtiennes. La construction du canal, malgré l’abandon de l’État et des élites, en est une preuve des plus flagrantes.

Ce qui fait défaut à notre grand peuple, c’est un leadership approprié, et une classe moyenne plus courageuse, ayant la capacité de surmonter sa précarité pour tout miser sur la table, afin de sauver le pays. Car, le peuple ne pourra pas réussir tout seul. À un moment, il s’essoufflera sans un leadership inspirant, visionnaire, muni de courage et d’un projet national.

La posture de la population du Nord-Est face à l’armée dominicaine, une armée hostile et bien outillée au niveau militaire, pourrait relever du domaine de la fiction romanesque épique, si on ne parlait pas du peuple de Dessalines.  Cependant, face à la menace dominicaine envers une population démunie, subissant la terreur des gangs sur son propre territoire et un véritable pogrom sur le territoire voisin, la communauté internationale qui avait décidé de prendre Haïti en charge, a date n’a pipé mot, pour au moins désamorcer la situation.

Quel que soit l’interprétation qu’on pourrait faire de l’article 10 de la Convention de paix et d’amitié signée entre les deux pays, en 1929, alors qu’Haïti était encore sous l’occupation américaine, celle-ci ne saurait justifier une déclaration de guerre. Le président dominicain, a lui-même reconnu que ce canal était l’œuvre de citoyens et non du gouvernement. Cette reconnaissance ouverte nous montre clairement que l’armée dominicaine est consciente qu’elle a pour cible la population haïtienne et non le gouvernement d’Ariel Henry, installé et soutenu par la communauté internationale, dont fait partie la République dominicaine.

Il ne faut jamais sous-estimer ce dont sont capables nos ennemis, surtout quand ils ont des complices internes qui ne sont autres que les membres du gouvernement.

Le conflit sur la frontière et la position dominicaine ne sont qu’un reflet de la politique internationale menée envers Haïti et sa population depuis sa naissance.

Tout ce qui se fait et qui se dit à l’interne par les apatrides au pouvoir tout comme à l’externe, contribue à l’implantation d’une stratégie classique de la déconstruction du pays et de l’État haïtien.

A contrario, les masses haïtiennes de l’intérieur comme celles de la diaspora nous signifient leur volonté de se battre. Bwa kale, remobilisation de l’armée, irrigation de nos terres, reprise de notre souveraineté, scolarité pour nos enfants, garder nos ennemis en respect. Pour réaliser tout cela, nous avons besoin d’un État pour guider notre action et mettre en œuvre ces projets. Un État animé du désir de représenter et de guider le peuple dans son combat.

 

Si vous estimez illusoire et irréaliste l’idée de se battre, pensez aux choix suivants :

Se battre et perdre beaucoup d’Haïtiens au combat, mais infliger des pertes à l’ennemi, retrouver notre dignité et reconstruire nous-mêmes notre pays ? Ou voir massacrer des Haïtiens et être encore une fois l’objet de pitié du reste du monde, qui hypocritement nous viendrait en aide, comme ce fut le cas après le tremblement de terre ? Mais depuis Caonabo, la pitié et les cadeaux empoisonnés ne nous ont jamais rien apporté !

 

Conclusion :

La construction du canal à Ouanaminthe nous a offert une lueur d’espoir, une perspective de victoire possible à portée de main, une manifestation de solidarité contagieuse et inspirante. Un canal qui est devenu la cause célèbre et célébrée de tout un peuple, traumatisé, martyrisé, piétiné, nié ; qu’on ne peut oublier, parce qu’il refuse d’être oublié.

 La construction du canal nous donne un aperçu de ce qui est possible pour l'avenir.  Ce qui peut être construit, une fois que notre peuple sera mobilisé. Comme par le passé, nous aurons les masses de bossales, des gens ordinaires, qui réaliseront des choses extraordinaires.

Seulement en prenant notre destin fermement en main, pourrions-nous espérer encore une fois, construire des alliances et ébranler le monde ? Avons-nous vraiment d’autres choix ? On nous a acculés au point où seuls des actes extraordinaires peuvent assurer notre survie de peuple.

Pour l'instant, contre toute attente, nous sommes dans une période euphorique compréhensible, mais potentiellement difficile, car l'avenir ne dépend jamais que de nous. Nos adversaires sont également à l'œuvre.  Ce qui est certain, c'est que si nous pouvons tirer les leçons de cette expérience, quelle qu’en soit l'issue, au-delà d’un canal, nous avons intérêt à nous mettre ensemble, à tracer la route à suivre, avec le même sens de l’objectif et la même détermination. Alors, sans aucun doute, nonobstant les obstacles, l'avenir nous appartiendra, à nous le grand peuple brave et combatif d'Haïti.

 

Garaudy Laguerre   

Port-au-Prince le 20 Septembre 2023

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