Allocution du recteur de l'UEH au colloque international sur la « contribution d’Haïti à l’émancipation des peuples »

L’Université d’Etat d’Haïti tient à exprimer son bonheur, sa fierté et son enthousiasme à lancer, conjointement avec le ministère des Affaires Etrangères et des Cultes, ce Colloque International sur la Contribution d’Haïti à l’Emancipation des Peuples dans le cadre de la Lutte Globale contre le colonialisme et l’esclavage.

Je voudrais en tout premier lieu présenter mes félicitations et mes remerciements au Ministre Jean Victor Généus pour sa réponse spontanée et enthousiaste à la proposition de l’UEH, pour son soutien sans faille, et son accompagnement à toutes les phases de l’initiative. Il est vrai que le Ministre Généus est un passionné du sujet, un chercheur dévoué, qui nous a déjà gratifié d’un remarquable ouvrage dont le titre nous plonge en plein cœur de notre colloque. Il est intitulé :« Autant en emporte la Revolution/Notes sur la contribution d’Haïti à la lutte des peuples pour leur libération »

C’est la Chaire UNESCO en Histoire et Patrimoine de l’UEH qui a été sollicitée pour la mise en œuvre de ce Colloque. Et je peux témoigner que le choix n’aurait pu être plus judicieux. Le Coordonnateur, Kenrick Demesvar, et son équipe se sont mis immédiatement au travail et ont pu avec compétence et efficacité, mais aussi avec patriotisme, mobiliser toute une palette de chercheurs parmi les plus prestigieux, pour nous offrir ce menu de haute facture que vous pouvez apprécier dans les livrets qui vous ont été distribuées. Petite confidence : le temps imparti était très court. Et le coordonnateur du Colloque, le Dr Watson Denis, et ses collaborateurs des comités scientifique et d’organisation ont dû mettre sur la table tout leur prestige, toute leur compétence, tout leur savoir-faire pour y arriver avec tellement de succès.

Il faut souligner la qualité du travail accompli par les cadres du ministère des Affaires Etrangères, de l’Académie Diplomatique Jean-Price MARS, du Rectorat de l’UEH et de l’UNESCO en cette occasion. A côté de leur professionnalisme éprouvé, un souffle patriotique assorti de fierté et de sens des responsabilités a permis de surpasser toutes les difficultés inhérentes à ce genre d’activités, devant être réalisées dans le temps (court) qui était imparti. Un merci spécial au professeur Christian Toussaint et à tous les collaborateurs de nos deux institutions.

Mais direz-vous, pourquoi un tel colloque ? Devons-nous encore continuer à ressasser le passé pendant que nous négligeons l’avenir ?

Ne devrions-nous pas avoir honte de ce passé tellement glorieux en comparaison de ce présent méconnaissable et d’un avenir réputé désespérant ?

Mais pas si vite. Connaissons-nous vraiment ce passé ? Nous est-il correctement et opportunément enseigné ? N’avons-nous pas tendance à assumer que ce pays, notre pays, est irrémédiablement condamné à la déchéance et que notre vie de peuple a toujours été une vie de parias qui n’ont jamais rien fait, rien entrepris, rien accompli ?

Il est en effet difficile d’assumer que ce pays dont nous sommes les citoyens a réalisé la plus belle, la plus grande et la plus complète révolution du monde. Qu’il se trouve à la base de tous les grands principes et de tous les grands idéaux de l’humanité. Qu’il ne s’est pas contenté de se libérer lui-même, qu’il est parti semer la liberté dans son environnement immédiat et sur tous les continents. Qu’il fut en son temps faiseur de rois, permettant aux uns de doubler leur territoire et de prendre une sérieuse option vers l’hégémonie ; refusant aux autres le loisir de poursuivre leurs rêves de grandeur colonialiste et de renforcement d’empires continentaux. Qu’il a porté sur les fonts baptismaux une multitude d’Etats aujourd’hui bien mieux lotis. Qu’il s’est révélé le plus grand abolitionniste de toute l’Amérique, du Nord au Sud. Qu’il a été le plus grand défenseur de la liberté et de la souveraineté de ses voisins immédiats de l’Est.

Sait-on si l’esclavage ne serait pas encore la norme mondiale s’il n’y avait pas eu la révolution haïtienne ? Sait-on où en seraient l’Amérique du Sud et le colonialisme triomphant si Haïti n’avait pas montré le chemin et si les Pères de la Patrie, Jean-Jacques Dessalines et Alexandre Pétion, n’avaient pas alimenté Miranda et Bolivar en armes, munitions, navires de guerre, d’argent et d’assistance technique ? Le sait-on, le racisme ne serait-il pas encore à ses jours de gloire si l’armée indigène n’avait pas battu à plate couture la plus grande armée du monde de l’époque, si les Noirs de St-Domingue et d’Haïti n’avaient pas su prêcher d’exemple et montrer à leurs frères noirs des Caraïbes, d’Amérique, d’Afrique et du monde que la couleur de la peau ne saurait constituer un critère de supériorité ni dans la pensée, ni dans l’art militaire, ni dans le savoir-faire ?

La réalité est que le chemin de la liberté, des Droits de l’Homme et de la souveraineté s’est substantiellement dégagé mais encore et surtout, il s’est imposé comme une norme absolue, mondialement reconnue.

Il suffit de se référer aux principes fondamentaux qui président aux relations entre les personnes et entre les nations pour se rendre compte de l’importance de la Révolution Haïtienne pour l’humanité. Toutes les notions relatives aux libertés fondamentales, aux droits humains, à la non-discrimination, à l’égalité des races et des sexes en procèdent tant il est vrai que les deux révolutions qui l’ont précédée, la française de 1789 et l’américaine de 1776, tout en proclamant de grands principes, trouvaient encore normal de cultiver le colonialisme, l’esclavage, le racisme et l’apartheid.

L’Organisation des Nations Unies, dans sa croisade en faveur d’un monde meilleur, n’a eu d’autre solution que de remplacer l’ancienne Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen par la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Désormais, ces droits ne se cantonnent plus aux seuls droits civils et politiques mais s’étendent aux droits économiques, aux droits sociaux, aux droits culturels, aux droits linguistiques. Et, précise le document, ils se rapportent à toute personne humaine, « sans distinction de race, de couleur, de sexe, de religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation. »

Par la même occasion, les relations internationales doivent se fonder sur le respect du principe de l’égalité des droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes.

On peut se demander pourquoi Haïti parait être l’exact contraire de tous ces idéaux. Ou, pour reprendre l’interrogation du Président Tabou Mbeki de l’Afrique du Sud en 2004 à l’Université West Indies, dans le sillage de la célébration ratée du Bicentenaire de l’Indépendance Nationale : « Pourquoi des trois révolutions du 18ème siècle, la Française de 1789, l’Américaine de 1776, l’Haïtienne de 1804, pourquoi celle qui a le moins réussi, pour ne pas dire celle qui semble avoir échoué, est justement celle qui a porté l’humanité à son plus haut niveau d’humanisme ?

Nous ne répondrons pas ici à ces interrogations. Nous les laissons à plus compétents que nous. Mais nous sommes conscients que la Révolution Haïtienne par sa radicalité, sa singularité, ses idéalismes et son impact ont pu causer des transformations profondes et en même temps déranger des intérêts majeurs. On sait qu’Haïti durant toute son histoire a connu son lot de rançonnements répétés et multiformes, d’embargos récurrents, de mises au ban multiples, de velléités de mise sous tutelle et même plus que des velléités à certains moments. Comme si la Révolution Haïtienne était vécue comme une sorte de péché originel qui devait plonger son porteur dans la géhenne la plus ardente.

Mais nous sommes aujourd’hui au 21ème siècle. Trois siècles se sont déjà écoulés. N’est-il pas venu le moment de changer les regards, les logiciels, les moules, certes compréhensibles au 19ème siècle mais totalement dépassés au 21ème siècle, surtout au moment où les principes que reconnait l’humanité entière procèdent justement des idéaux de la Revolution Haïtienne ? Surtout en ce moment de l’histoire universelle et du droit international où le « péché originel » s’est objectivement converti en « vertu originelle ».

Se pourrait-il que ce colloque suscite une nouvelle considération vis-à-vis d’Haïti et de son histoire ?

Se pourrait-il que les deux autres acteurs des trois plus grandes révolutions mondiales se remettent à questionner leurs approches traditionnelles concernant Haïti et privilégient les principes qui ont inspiré leurs propres révolutions et dont ils sont tellement fiers ?

Se pourrait-il que ce colloque leur permette d’arriver à reconnaitre que la Révolution Haïtienne leur offre le socle et les outils de réussite de leurs propres révolutions ?

Qu’en conséquence la prospérité d’Haïti, le bien-être des Haïtiens, le respect envers Haïti constituent les meilleurs critères de succès et de supériorité des chemins qu’ils ont ouverts et donnés en exemple à l’humanité et que la Revolution Haïtienne a perfectionnés, illustrés et prolongés ?

Se pourrait-il que les peuples du monde, de l’Amérique du Nord à l’Afrique, de l’Amérique du Sud à l’Europe, de la Grèce à l’Argentine, du Venezuela à la République Dominicaine, se pourrait-il que les peuples de France et de Navarre, les peuples des Etats-Unis, de la Louisiane et de Savannah, les peuples du Canada et du Québec, se décident enfin à reconnaitre à ce pays la place qui lui revient dans leur histoire, dans leur mémoire et dans leur cœur ? Le devoir de mémoire et de reconnaissance fait aussi partie des relations entre les peuples et entre les Etats.

En attendant, gageons qu’au moins nous, de ce coin de terre pétri d’histoire et de hauts lieux de l’humanité, nous en profitions pour nous ressourcer, pour nous connaitre, pour nous remplir de fierté, d’orgueil et d’admiration et de tous ces leviers qui nous portent à aimer notre pays, à le chérir comme un trésor, à travailler à son relèvement, à nous réjouir d’en être les citoyens et à répondre à ce rêve d’inclusion, de fraternité et de prospérité des Pères et Mères de la Patrie.

Et, si nous voulons être plus optimistes, gageons aussi que nos compatriotes les plus dénaturés, les plus désœuvrés, qui ont fait tant de torts à ce pays, à leur propre pays (de naissance ou d’adoption), y puisent des raisons objectives pour reconnaitre leurs erreurs et leurs fautes, pour se repentir, faire amende honorable, changer de cap et s’évertuer à scruter tout au fond de leur être, à chercher, à trouver et à mobiliser le meilleur d’eux-mêmes en faveur de ce coin de terre qui leur a pourtant fait et leur fait encore tant de bien.

Que nous tous enfin nous nous mettions à construire. À « construire le canal ». A mailler tout le territoire d’une multitude de ces canaux de la dignité, du réveil et de l’espérance. Pour la production nationale, pour la réforme agraire, pour la scolarisation universelle, pour garantir les libertés publiques, les droits sociaux, économiques et culturels de tous et de chacun. Pour construire un Etat fort, légitime, souverain, décentralisé, au service et sous le contrôle de toute la nation. Et pour que nous devenions de dignes héritiers de ces titans qui nous ont légué cette nation belle, riche, fière et généreuse.

En attendant, je me joins au Ministre Généus pour renouveler mes remerciements et mes félicitations aux Coordonnateurs, aux Comités scientifique et d'organisation, aux cadres du Ministère, de l’Académie Diplomatique Jean-Price Mars, de l'Université et de l’UNESCO, aux distingués panelistes et à vous tous présents dans cette salle et en virtuel. En cette veille de la commémoration du 220e anniversaire de la Grande Bataille de Vertières et en cette « Année du Patrimoine », je tiens à vous souhaiter à vous tous, à nous tous, un excellent et fructueux colloque.

Je vos remercie de votre attention.

14 novembre 2023

 

FRITZ DESHOMMES

RECTEUR

LAISSEZ UN COMMENTAIRE

0 COMMENTAIRES