Refondation ?

Existe-t-il un projet visant à la refondation de la nation haïtienne ? Question très intéressante à cerner en cette année où nous commémorons nos deux cent vingt années (220) de la proclamation de l’Acte de notre Indépendance. Pour tenter d’y répondre, je me suis d’abord tourné vers «  le Larousse 2024 » fraîchement sorti pour une définition exacte du terme refondation très en vogue dans les manifestes et discours politiques prolifiques ces jours-ci,  en cette période de crise que traverse malheureusement notre pays.

Le dictionnaire Larousse définit  le mot refondation comme l’action de refonder un parti politique, un syndicat. Et plus loin, s’agissant du verbe refonder, il dit ceci : reconstruire sur des bases nouvelles notamment dans le domaine politique. Est-ce que si nous arrivons à refonder nos partis politiques, nos syndicats, par un mouvement  d'entraînement, nous serons en droit d’espérer sortir enfin de la crise?  Cette quête de définition précise m’est venue en tête après avoir lu ici et là les projets de refondation de notre nation proposés par les uns et les autres, animés ou non par des rêves de changement de type messianique.  Un ami très avisé avec qui je discutais de ces différents projets me fit comprendre la difficulté de voir se matérialiser effectivement dans les faits ce concept de refondation dans la mesure où il faudra nécessairement tenir compte des circonstances historiques ayant favorisé l’acte fondateur initial. ll faut savoir nuancer, m’a-t-il dit,  à moins de vouloir tout détruire pour reconstruire.

Retenons l’hypothèse selon laquelle pour refonder il aurait fallu détruire l’ordre ancien pour faciliter l’avènement d’un ordre nouveau. Dans ce cas, au regard de la crise actuelle, peut-on parler d'autodestruction programmée ou planifiée de la nation haïtienne par des acteurs qui seraient manipulés justement pour donner l’impression que la dynamique de l’autodestruction serait endogène?  Et si cette hypothèse est retenue, quelle serait la stratégie utilisée pour sa concrétisation?

D’abord en désacralisant et en banalisant nos fêtes nationales, lieux de mémoires et de repères historiques, nous nous sommes  attaqués, de manière inconsciente ou involontaire peut-être, perdus que nous sommes dans nos sempiternelles et stériles luttes pour le pouvoir, aux mythes fondateurs, aux institutions et symboles nous rattachant à notre passé glorieux pour le déconstruire. Ce travail subtil d’auto-destruction et de déconstruction  de nos repères historiques à travers la banalisation de nos fêtes nationales commencé en novembre 2003, pour se poursuivre en janvier 2004, lors du bicentenaire de notre Indépendance, est devenu un fait divers aujourd’hui.  La sobriété et l’indifférence observées de nos jours entourant la commémoration de ces évènements historiques devraient nous interpeller. Elles semblent vouloir, au fil du temps, remplacer le faste et le rayonnement  qui  normalement caractérisent nos cultes mémoriels.

Comme s’il s’agissait d’un plan bien ficelé et bien programmé, la démobilisation de l’Armée d’Haïti est arrivée comme un acte anodin, libérateur même alors qu’il aurait fallu réformer et même refonder, particulièrement dans ce cas précis, en donnant à l’institution une nouvelle doctrine, de nouvelles tâches qui soient plus compatibles à sa mission historique de défense du territoire.  En la démobilisant d’abord pour, avec le temps, l’éliminer et l’effacer de la mémoire collective, elle sera définitivement mise au rancart et jetée aux oubliettes. Ainsi, dans deux à trois générations, les grandes batailles qui nous ont conduits à la liberté et à l’Indépendance feront partie tout simplement des mythes fondateurs et cette tranche de notre histoire qui reposait sur la gloire de nos soldats va-nu-pieds dans la création de notre nation, à la longue, ne sera plus enseignée dans nos écoles. Une partie de notre ancrage historique aura disparu, déconstruisant  ainsi nos repères identitaires sanbri sankont.

L’insécurité, toujours dans cette hypothèse de déconstruction programmée, apparaît comme la cerise sur le gâteau tant par ses effets dévastateurs sur le plan économique que par ses conséquences sur le plan social et migratoire. Aujourd’hui, la capitale haïtienne est devenue une prison à ciel ouvert. Tout un chacun reste confiné dans les limites (cellules ?) qui lui sont attribuées et sans qu’il n’y ait aucun communiqué officiel établissant un quelconque couvre-feu, on sait tous à quelle heure il faut rentrer. C’est la triste réalité. Les fêtes de fin d’année ont été tant soit peu une bouffée d’oxygène par rapport au couvre-feu informel. La fuite, à travers la migration formelle ou informelle, s’est imposée comme  la seule issue, la  seule voie de sortie. Si nos pères, au lieu de s’unir pour se battre, avaient choisi la fuite, il n'y aurait pas eu de 1804. De toutes les façons, ils n’avaient pas le choix, c’était la liberté ou la mort.

 Les choses ont changé depuis. Face à l’autoritarisme du pouvoir d’État des années 60, la survie résidait dans la fuite. Aujourd’hui, le même réflexe de survie reprend le dessus dans cet environnement chaotique, anarchique et infernal. Le salut semble être dans la fuite et non dans la concertation pour la mise en commun des idées constructives et innovantes. Comme si nous étions condamnés à n’avoir le choix qu’entre l’enclume d’un système autoritaire, dictatorial et le marteau d’un système anarchique d’un État faible. Avec pour conséquence, la désarticulation des familles et des repères sociaux débouchant sur une déstructuration de la société la rendant encore plus vulnérable aux chants des sirènes de la déconstruction pour une meilleure assimilation…

 And now, what’s next ?

 Serait-on, de façon subtile, en train  effectivement de refonder notre nation? Y répondre de façon positive impliquerait qu’il y aurait depuis la mort de l’Empereur une main invisible qui serait là à nous diviser pour mieux régner. Dans quel but, dans la mesure où aujourd'hui nous ne représentons plus une menace pour personne sinon la peur de nos voisins, puissants ou faibles, de voir nos frères et sœurs débarquer chez eux et imposer leurs us et coutumes ? Ne nous empressons pas de mettre la charrue avant les bœufs. Notre incapacité à nous entendre pour produire de la richesse et de la connaissance, comme cela se fait partout ailleurs, serait en grande partie la cause de nos malheurs. Le ver est dans le fruit. 

Est-il trop tard pour renverser ce courant défaitiste et résigné qui nous anime? La réponse à cette question nous vient du Nord Est, de Ouanaminthe avec la construction du canal qui est le fruit de la détermination, de la solidarité et de la fierté des gens de la région et à travers eux, de nous tous. Nos valeurs sont là, elles existent. Il nous faut puiser en elles pour nous ressourcer et prendre en mains notre destin de peuple fier et combattant. Ce n’est que de cette manière que nous retrouverons notre dignité : nous mettre ensemble pour créer la vie, organiser notre pays pour donner à l’Haïtien et à l’Haïtienne la possibilité de s’émanciper au lieu de déconstruire son histoire en prétendant la refonder. Recréer les liens en leur donnant les moyens et ressources nécessaires pour continuer et réaliser le rêve d’une Haïti prospère et fière, une société véritablement intégrée dans laquelle tous ses enfants vivraient libres et dignes est le vrai combat, la vraie lutte qui nous attend. 

Du parricide de 1806, en passant par l’assassinat de Sylvain Salnave, jusqu’à celui très récent du Président Moise le 7 juillet 2021, en deux cent vingts (220) années d’Indépendance, cinq (5) chefs d’État ont été tués au pouvoir (Jean-Jacques Dessalines, Sylvain Salnave, Cincinnatus Leconte, Vilbrun Guillaume Sam et Jovenel Moise). Triste record. Et pour quel bilan, quel résultat?

Aujourd'hui, le moment doit être à la pause. La pause pour une nécessaire introspection. Un passage obligé pour réfléchir de façon sereine et critique sur les causes de nos échecs et défaillances pour éviter de refaire les mêmes erreurs qui produisent invariablement les mêmes résultats avant de jeter les semences de la reconstruction pour faire fleurir la paix, la réconciliation, la prospérité et la dignité, les seuls vrais garants d’une renaissance véritable et authentique.

Nos ancêtres, grâce à leur courage et leur esprit de sacrifice, nous ont donné la liberté, à nous de mettre tout en œuvre pour changer la donne pour les générations futures : faire de cette terre de souffrance qu’est notre pays aujourd’hui un véritable joyau, une terre d’Amour où il fait bon vivre! 

Resserrons les liens pour poursuivre le combat pour la dignité. Revigorons nos forces pour préserver nos acquis, les consolider en vue de continuer la lutte pour le progrès et l’émancipation de tous les enfants du pays comme l’avait souhaité et proclamé l’Empereur avant son assassinat odieux.

Il n’est pas trop tard pour nous ressaisir afin de reprendre en charge notre souveraineté et notre dignité.  

Onjou lap jou !

 

 Janvier 2024, Samuel E. Prophète

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