De la crise de l'éducation à l'éducation à la crise en Haïti

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L'éducation haïtienne connaît une crise chronique provenant fondamentalement de deux facteurs principaux : le problème de gouvernance politique et administrative et la faiblesse des politiques éducatives qui en résulte. Un autre facteur crisogène est le choix initial de fonder cette éducation sur une expérience d'acculturation où les apprenants ont toujours été contraints d'être scolarisés en français, une langue qu'ils ne connaissent pas, tandis que tous maîtrisent le créole. Cette acculturation vient notamment du fait que les premiers éducateurs et responsables d'écoles de l'État d'Haïti étaient des Français qui enseignaient en français dans la négation du créole et qui sont à l'origine de la créolophobie qui perdure aujourd'hui encore. Mais il est quand même dommage que la prise en main de l'école par les nationaux n'ait pas permis de régulariser la situation. Il se pose dès lors le problème de l'inculturation de l'école notamment sur le plan linguistique. Que le système éducatif connaisse des crises n'est pas une fatalité. Au contraire. Les crises constituent un baromètre qui permet de prendre le vrai pouls de la situation. Elles offrent ainsi l'occasion d'amélioration, de redéfinition, d'ajustement, d'un nouveau départ. Le problème est d'être incapable de s'en sortir ou même de pouvoir reconnaître l'ampleur de la situation comme on en a l'impression depuis plusieurs décennies.

 

 

Introduction

Le système éducatif d'un État est parmi les secteurs les plus porteurs pour son développement et sa stabilité. C'est pourquoi les plans nationaux de développement accordent une place particulière à l'éducation. Lorsque l'éducation est en crise et que celle-ci perdure, les autres secteurs en sont aussi touchés. Dans le cas d'Haïti, l'éducation s'installe dans une crise permanente, ce qui fait qu'elle produit des résultats décevants au regard des attentes communautaires. Les résultats des examens du baccalauréat sont si souvent catastrophiques que les autorités éducatives ont été amenées à penser un baccalauréat allégé et un baccalauréat dit permanent pour les recalés. Cette crise éducative est le corollaire de la crise de gouvernance politique qui atteint quasiment tous les secteurs. Parmi les causes de ces échecs, la question linguistique est assez faiblement abordée. Elle est, néanmoins, l'une des principales. Le choix du français – pourtant langue étrangère pour l'écrasante majorité des apprenants1 – comme langue d'enseignement est un choix d'acculturation, ce qui a conduit Dejan (2006/2013) à parler d'une école à l'envers dans un pays à l'envers. Ainsi, les officiels de l'éducation semblent ne pas avoir compris ce que Pompilus (1985) appelle le problème linguistique haïtien. Cette situation nous place devant l'urgente nécessité de passer de cette école ou éducation acculturée à une école ou une éducation haïtienne inculturée (Govain et Bien-Aimé, 2022) au profit de la communauté tout entière.

2Aborder la crise de l'éducation en Haïti passe par une forme d'holisme, car la crise y est systémique et endémique. Malgré cette dimension holistique, je ne pourrai, espace oblige, établir tous les liens possibles servant à la définition de cette crise multifactorielle. Tout est en crise en Haïti où l'on entend souvent le jeu de mots à valeur métaphorique que seule la crise n'est pas en crise en Haïti2. En réalité, la crise est tellement en crise qu'on pourrait parler – comme à la Morin (1976) – de la crise de la crise, car il n'est même pas facile d'en cerner les différents contours. Comme il s'agit d'une réflexion ouverte sur la crise de l'éducation en Haïti, je ne m'appuie pas sur un cadre théorique spécifique. Cependant, pour mieux étayer mon argumentaire, je me réfère à des auteurs dont principalement Morin (1976) qui a développé le concept de crisologie (science de la crise) dans une logique d'interdisciplinarité.

1. De la notion de crise

3Le sens du concept de crise semble avoir évolué avec le temps. Le mot vient du grec κρıνω, crinô, qui signifie juger. Ou encore, krisis signifiant décision (Morin, 1976). Cependant, aujourd'hui, il n'évoque à première vue ni l'idée juridique, ni une décision (même si elle appelle une décision), mais celle d'une rupture ou d'un déséquilibre dans l'ordre établi ou dans l'état naturel d'une organisation, une situation. Une crise est, de ma compréhension, une situation où le cours des activités dévie la voie tracée en fonction de ce qui est normal dans la communauté dans laquelle elle se présente en se manifestant par des perturbations, des turbulences. Elle est caractérisée par un contexte proche du chaos par rapport aux attentes communes : « le concept de Crise renvoie à l'idée d'un contexte conflictuel, à une réalité désagrégée et chaotique, mais aussi à une possibilité de croissance, de renaissance et d'amélioration » (Onofrio, 2011 : 185). Il ressort de cette définition que toute crise, pour chaotique qu'elle puisse être, offre l'opportunité de s'en sortir grandi, fortifié, amélioré pour mieux prospérer, produire, s'accroître. Onofrio (ibid.) rappelle que l'idéogramme chinois matérialisant le concept de crise comporte deux parties : la première représente une menace et un danger et la seconde une opportunité.

4Toute crise, loin d'être l'expression d'une fatalité, est une occasion d'un nouveau départ, d'une marche mieux contrôlée vers la réussite par rapport à la situation d'avant. La crise est une épreuve qui appelle une décision éclairée devant conduire à une transformation, un changement positif dans l'ordre des choses. La juguler ou la résoudre passe aussi par une rupture d'équilibre (Onofrio, 2011), une fracture dans l'ordre établi en mettant en perspective trois ordres : l'ancien, l'actuel et un nouveau qui viendra rétablir l'équilibre. Toute sortie (ou résolution) de crise passe par une organisation (d'idées, de pensées, d'actions, de perspectives). La crise appelle une décision, mais, en même temps, fait régner une situation d'indécision (Morin, 1976). Elle suscite la peur du lendemain en défiant à la fois les pronostics et les diagnostics, en générant de l'incertitude où les acteurs sont tiraillés par des pressions externes et des tensions internes.

2. Origine de la crise de l'éducation

5On ne peut pas aborder l'origine de la crise éducative haïtienne sans s'appuyer sur des facteurs sociopolitiques, eux-mêmes, engendreurs de crises diverses. L'éducation étant un service public s'inscrivant dans le cadre d'une politique publique définie au plus haut niveau de l'État, elle vise le long terme et est ajustable en fonction de l'évaluation des expériences passées et présentes. Dans le champ strictement politique, la crise de l'éducation en Haïti tire son origine de deux faits spécifiques : 1. la fondation de l'école sur l'expérience de l'acculturation dans la négation des spécificités naturelles des apprenants (Govain, 2022 ; Govain et Bien-Aimé, 2022) ; 2. le problème de la gouvernance du secteur résultant sans doute du problème de gouvernance généralisé observé dans le pays depuis plusieurs décennies.

2.1. De l'acculturation de l'éducation à son inculturation

6Govain et Bien-Aimé (2022) posent le problème de l'acculturation de l'éducation haïtienne et évoquent la nécessité d'une inculturation à ce niveau. L'acculturation est le phénomène par lequel des groupes adoptent des éléments culturels étrangers parce qu'ils se trouvent au contact prolongé de ceux-ci ou parce que cela leur est imposé de force. Dans le cas de l'éducation haïtienne, elle désigne le fait d'imposer aux apprenants des modèles socioculturels différents des leurs à travers une langue d'enseignement qu'ils ne pratiquent guère ou pas du tout. En effet, à défaut d'autres références immédiates, les autorités du nouvel État d'Haïti ont, au lendemain de l'indépendance, institué une école calquée sur le système scolaire français, en utilisant les ressources didactiques en usage dans les écoles françaises de l'époque. La rupture avec le système colonial n'a donc pas été totale : les révoltés de Saint-Domingue ont « déchouqué » physiquement les colons, mais ont conservé leur langue qui est l'expression la plus forte de leur culture ; eux aussi reproduisent leur façon de faire dans la plupart des secteurs d'activités. Ils avaient certes mené et gagné la bataille de l'indépendance, mais avaient-ils gagné celle de la décolonisation des esprits, des mentalités ? La question se pose davantage lorsqu'on sait que les premiers enseignants et responsables d'écoles d'Haïti étaient en général des Français qui enseignaient en français aux scolarisés haïtiens dans la négation du créole haïtien (désormais CH) qu'ils considéraient indigne de cohabiter avec leur langue qui devait être le seul coq chantant dans la communauté. Ils procédaient comme s'ils enseignaient à de petits Français immergés dans la communauté linguistique française. Or, le CH est la seule langue que maîtrisent sinon tous les élèves, du moins l'écrasante majorité : cela a toujours été le cas, mais il l'est davantage aujourd'hui. Ils ont non seulement interdit sa pratique dans l'espace scolaire, mais ils ont aussi nié les expériences locales des apprenants qui sont devenus des étrangers dans leur propre pays, voire leur propre communauté d'origine, au regard des contenus d'enseignement/apprentissage et des méthodes didactiques utilisés pour l'appropriation de connaissances.

7C'est peut-être ici qu'il faut chercher l'origine du fait qu'en général les Haïtiens se présentent comme des citoyens de passage dans leur propre pays. Une bonne partie de ceux qu'il reste dans le pays des membres de la classe dite moyenne fait naître leur progéniture à l'étranger, en particulier aux États-Unis d'Amérique. Avec des enfants nés étatsuniens – grâce au bénéfice du principe juridico-légal jus soli – ces citoyens s'offrent un pied-à-terre au pays le plus puissant des Amériques et, croit-on encore, du monde. En Haïti, il est des professionnels, principalement des politiciens, mais de plus en plus des professeurs d'université ou des fonctionnaires qui font émigrer leur famille à l'étranger tandis qu'eux-mêmes ils restent travailler au pays tout en détenant un titre de résidence au pays d'accueil de leur famille. Considérant la dépréciation de la gourde par rapport au dollar américain entraînant l'aggravation du coût de la vie et le fait qu'ils doivent se prendre en charge et s'occuper de leur famille à l'étranger, on comprend que la tendance à la kleptomanie résulte d'un construit du système de gouvernance et de l'école qui ne s'emploie pas à déconstruire ces réalités qui sont imposées implicitement par les choix politiques qui n'ont jamais été dictés par la conscience nationale. L'Université ne travaille pas à déconstruire cette expérience relativement nouvelle, au contraire, elle semble la renforcer.

8Par ailleurs, le concordat de 1860 va renforcer l'hégémonie du français et la doctrine catholique dans l'éducation en y affectant des religieux français comme enseignants, voire dirigeants d'écoles. Ainsi, l'école va former non des citoyens nationaux en fonction d'une philosophie et des finalités définies et établies par un système éducatif national sur une base curriculaire élaborée à partir d'objectifs fixés selon le projet de société et de citoyens qu'on veut développer. Elle va former des individus selon le canon catholique, où l'enseignement de principes religieux était obligatoire au travers du catéchisme. L'État haïtien avait sans doute oublié que le catholicisme avait accompagné l'esclavage dans toutes ses cruautés dont certaines sont montrées dans la série télévisée dramatique Tropiques amers, créée par Virginie Brac et Myriam Cottias, réalisée par Jean-Claude Barny. Diffusée en six épisodes pour la première fois sur la chaîne de télévision française France 3 en mai 2007, cette série montre les atrocités qu'ont subies des humains réduits en esclavage par des colons français qui en disposaient comme bon leur semblait.

 

9Les Français sont certes partis du système éducatif, mais les Haïtiens n'ont pas senti la nécessité de l'inculturer. Ainsi, ils pérennisent volontiers le monolithisme culturel et l'hégémonie linguistique du français. Cette école produit et reproduit une élite déracinée et déconnectée des réalités haïtiennes, ce que Damus (2020) appelle un gaspillage humain. Elle apprend aux Haïtiens qu'ils ne peuvent pas se réaliser dans leur pays. Aussi ces derniers se projettent-ils en général dans un ailleurs ou un eldorado où coulent le lait et le miel et où ils peuvent se construire un avenir digne d'intérêt porteur de bien-être. Si cet ailleurs n'est nommé dans aucun enseignement explicite, l'imaginaire populaire sait qu'il s'agit principalement des États-Unis3, et, dans une moindre mesure, du Canada et de la France. L'émigration vers d'autres destinations constitue, en réalité, une forme de transit ou tremplin pour les États-Unis ou peut-être le Canada et la France. L'éducation non inculturée contribue donc à faire d'Haïti une terre de transit pour les Haïtiens. En 2021, trois Haïtiens sur quatre désiraient migrer, selon le Baromètre des Amériques.

10Il est dommage que la reprise en main de l'éducation par des nationaux n'ait pas permis une inculturation du système, notamment en termes linguistiques (Govain, 2022). Ils se sentent sans doute confortables avec cet état de fait qui semble participer de leur propre renouvellement socioéconomique et socioculturel. Car il est en faveur de ceux qui ont un contact avec le français dans le milieu familial ou le milieu social en dehors de l'école. Tardieu (1990 : 37) a raison de souligner que « le discours sur l'éducation continue de garder le même format d'exclusion et de mise à l'écart des masses rappelant la période coloniale afin de justifier la domination des élites possédantes au détriment de la classe défavorisée ».

11Il est quand même curieux que le problème linguistique n'ait pas été posé dans la lutte anticoloniale. Le problème linguistique haïtien n'était peut-être pas identifié comme tel avant l'indépendance. Le discours anticolonial ayant accompagné l'insurrection des esclaves a probablement obstrué le problème linguistique tel qu'il est vécu aujourd'hui. Son omission dans le discours anticolonial semble ne pas être une expérience exclusivement haïtienne. Calvet (1974) en a fait le constat dans des pays africains qui ont été colonisés par la France. La question linguistique dans les anciennes colonies a surtout été agitée par les réflexions menées en didactique des langues en rapport avec la langue de scolarisation – le français, les expériences pédagogiques ayant montré qu'il était profitable de scolariser les enfants dans une langue qu'ils connaissent et maîtrisent déjà plutôt que dans une langue qui leur est peu ou prou étrangère. En Haïti, le problème allait être agité avec la création par le ministère de l'Éducation nationale (MEN) de l'Institut pédagogique national dans les années 1970. La réforme éducative de 1979, qui a introduit le CH dans l'enseignement, est le fruit de réflexions menées dans le cadre de ce nouveau processus d'institutionnalisation. L'absence de la question linguistique dans le discours anticolonial peut s'expliquer par le fait que la colonisation a réalisé son projet d'assimilation des cultures et des langues indigènes. Les langues des esclaves étaient assimilées puis digérées : arrivés dans l'île, ces derniers étaient brassés de sorte qu'ils ne communiquent pas entre eux. C'est dans ce contexte de babélisation que le CH a pris naissance au contact de langues africaines des esclaves et du français qui était la seule langue à avoir droit de cité dans la colonie. Et la colonisation va diffuser un discours de créolophobie (Nelson et al., 2022) – développant une rhétorique anti-créole – qui participe aujourd'hui de la crise de l'éducation. La créolophobie est cette attitude qui consiste en ce que des locuteurs considèrent le CH comme une non-langue et qu'ils font tout pour le dévaloriser, le minoriser et l'empêcher de jouer son rôle de langue d'enseignement dans la scolarisation des apprenants dans leur propre communauté.

12À la naissance de l'école haïtienne, les responsables s'étaient trouvés devant la nécessité d'opérer des choix, au premier rang desquels celui de la langue d'enseignement, mais aussi d'un modèle d'éducation, de méthodes didactiques... pour orienter l'école nationale naissante ou l'éducation à travers le pays. Certains diront que le choix du français allait de soi dans la mesure où le CH n'était pas encore une langue suffisamment normée, standardisée. Mais, cela ne veut pas dire que le recours au CH dans cette perspective était impossible. L'on se souvient de ce fameux poème – Lisette quitté la plaine – de Duvivier de la Mahautière publié autour des années 1750, ou encore le décret du 29 août 1793 d'abolition de l'esclavage du commissaire civil Léger-Félicité Sonthonax qui ont été rédigés en créole, pour ne prendre que ces deux exemples. Donc, il était possible d'entreprendre d'élaborer des manuels et des matériels didactiques en CH si la rupture totale avec le français était vécue comme une nécessité. Si cette rupture était sentie comme obligatoire, les responsables du nouvel État auraient même pu opérer des choix de langues étrangères autres que le français. Par exemple, douze ans après la naissance de l'État d'Haïti, Henri Christophe qui dirigeait le royaume du Nord entre 1807 et 1820 (le pays était divisé à ce moment-là en deux administrations politiques : le Nord et le Sud) avait marqué cette rupture en optant pour l'école lancastérienne selon les pratiques britanniques de l'époque. Il s'est adressé au British and Foreign School, en novembre 1816, année de la création à Port-au-Prince du premier lycée national – le Lycée Alexandre Pétion (du nom du président haïtien de l'époque de la partie Sud), en ces termes :

Je suis pénétré de la nécessité de changer ce que les manières et les habitudes de mes concitoyens peuvent encore conserver de semblable à celles des Français et de les modeler sur les manières et les habitudes anglaises ; la culture de la littérature anglaise dans nos écoles, dans nos collèges, fera prédominer enfin, je l'espère, la langue anglaise sur le français. C'est le seul moyen de conserver notre indépendance que de n'avoir absolument rien de commun avec une nation dont nous avons tant à nous plaindre, et dont les projets ne tendent qu'à notre destruction. (Rulx Léon, cité par Joint, 2006 : 54).

13On pouvait probablement choisir entre le français, le CH, l'anglais et l'espagnol. Sur le plan géographique, Haïti est entouré de pays anglophones et hispanophones. La Floride est à une heure et demie de vol de Port-au-Prince. Le pays partage une frontière maritime avec la Jamaïque. Cela pourrait inciter au choix de l'anglais. La République dominicaine avec laquelle la République d'Haïti partage l'île d'Haïti est de langue espagnole. C'est aussi le cas de Cuba et de Porto Rico composant avec Haïti les Grandes Antilles. Le choix du français avait probablement paru facile et économique ou peut-être n'y avait-il pas eu de réflexion à ce niveau à cette époque-là. S'ils avaient choisi l'anglais ou l'espagnol, en plus de devoir faire venir des professionnels anglophones ou hispanophones, ils devraient aussi définir les voies et moyens de payer les services de ces derniers pour la rédaction/traduction des documents officiels et administratifs en attendant que le pays puisse former ses propres ressources capables de remplir toutes ces fonctions. Il semble que dans le domaine politique, lorsqu'on fait des choix, il faut toujours viser plus loin que le moment actuel du choix. Le bon administrateur, à quelque niveau qu'il soit, ne regarde pas que l'immédiatement observable lorsqu'il doit opérer des choix, mais vise le long terme.

14Revenons à la nécessité de l'inculturation de l'éducation haïtienne (cf. Govain et Bien-Aimé, 2022 pour plus de détails). En effet, le concept d'inculturation, d'origine missiologique, employé pour la première fois par Masson (1962 : 1038) dans l'expression « la nécessité d'un christianisme inculturé de façon polymorphe » désigne au départ l'inscription de la réalité évangélique dans une culture endogène ou encore l'incarnation de la vie et du message chrétien dans une aire culturelle concrète, où cette expérience s'exprime au moyen d'éléments propres de la culture en question en se muant en principe d'unification transformant et recréant cette culture au bénéfice des chrétiens (Bria et al., 2001). Le concept est ici appliqué au domaine de l'éducation comme l'ont fait d'ailleurs Pallante et Fotso (2015) dont le titre – Dialogue sur inculturation et éducation en Afrique – donne une certaine idée de cette adaptation et Kononova et al. (2020) qui le traitent sous l'angle du développement de la personnalité toujours dans le domaine de l'éducation. Il prend ici le sens de l'adaptation de l'école aux spécificités des apprenants et de leur milieu naturel. L'inculturation est différente de l'enculturation en ce que la première consiste en la prise en considération des expériences locales synchroniques de divers ordres à partir d'un conditionnement conscient ou non de savoirs ou comportements communautaires hérités des générations plus anciennes. Elle concerne la prise en compte de ces savoirs ou comportements communautaires par le système éducatif, si celui-ci estime qu'ils sont dignes d'être transmis aux jeunes générations, en particulier si l'acculturation s'y révèle forte. La seconde s'appuie sur des expériences notamment diachroniques en renvoyant davantage à la transmission/acquisition des traditions ou des schèmes de comportements ayant à voir avec une communauté endogène donnée (Govain et Bien-Aimé, 2022). L'inculturation renvoie ici au domaine pédagogique dans le contexte haïtien où il est nécessaire de scolariser les apprenants en CH en valorisant leur langue première. Le passage au français ou à n'importe quelle autre langue sera plus aisé une fois les enfants bien installés dans la littératie au moyen du CH comme langue d'enseignement/apprentissage au niveau de l'éducation de base (voir Nelson, Michel et Govain, 2022).

2.2. Problème de gouvernance du secteur éducatif : faiblesse des politiques éducatives

15Comme il a été suggéré en introduction, la faiblesse des politiques éducatives résulte d'un problème de gouvernance publique en général. Les politiques existantes ne cernent pas les vrais problèmes et n'agissent pas sur les irrégularités de manière à réduire les écarts observés dans les normes de fonctionnement de l'école. L'absence ou le défaut de continuité dans les décisions et les actions de l'État est aussi une conséquence de la faiblesse de la gouvernance et pèse lourd dans la crise de l'éducation.

16Aucun système éducatif national ne peut donner de résultat s'il ne repose sur une politique éducative planifiée dans le cadre d'une politique publique dont la viabilité est déterminée sur un terme donné. Le système éducatif haïtien définit certes des actions de politique éducative, mais celles-ci ne sont pas encadrées par une politique publique dont la continuité et la mise en œuvre sont supposées être assurées quel que soit le gouvernement en place, à moins d'être révisée en vue d'une meilleure application pour de meilleurs résultats. Le constat actuel est que les choix politiques nationaux de ces dernières décennies (incluant des politiques éducatives) ne font que renforcer la crise dans sa dimension systémique structurelle. Un exemple de choix éducatif renforçant la crise de l'éducation : en 2021, les autorités du MEN ont intégré le français comme langue unique d'enseignement dès la 5e année fondamentale (AF) ; dès la 3e AF, il jouait déjà ce rôle à côté du CH : « Le français [...] devient deuxième langue d'enseignement dans certains domaines dès la 3e année. Il s'agit d'amorcer, par étapes la transition vers le moment où la totalité des apprentissages passeront par la langue française, en 5e année. » (MENFP, 2021 : 30). Or, il serait regrettable que ces autorités ignorent qu'on ne peut apprendre dans une langue qu'après l'avoir maîtrisée, même si je reconnais que la maîtrise d'une langue s'envisage en termes de degrés, contrairement à certains observateurs qui pensent que maîtriser le français consiste à posséder une connaissance parfaite de chacune de ses composantes linguistiques.

17Théoriquement, ils n'ont peut-être pas tort de le voir ainsi. Cependant, si l'apprenant a déjà acquis les niveaux de compétences linguistiques et communicatives lui permettant de suivre les activités scolaires, incluant notamment les apprentissages et tout ce qu'ils mobilisent en termes de capacités à décoder/encoder des messages divers dans la langue dans le contexte de son apprentissage, cette langue peut être utilisée comme langue d'enseignement. Mais, en 5e AF, l'apprenant haïtien est au début de son apprentissage scolaire formel du français selon l'esprit de la réforme dans laquelle s'inscrit ce cadre d'orientation curriculaire. Ce faisant, les responsables du MEN montrent qu'ils ne maîtrisent ni l'articulation des différents éléments qu'ils veulent mettre en place à travers cette action curriculaire, ni la réalité linguistique des apprenants, ni les mécanismes d'apprentissage chez les apprenants en termes de temps, de méthodes et de schèmes psychomoteurs à activer pour la mise en place des apprentissages. Un choix raisonnable, raisonné et responsable ferait penser à une introduction du français comme langue d'enseignement unique au secondaire : en 5e AF, il doit évoluer comme langue d'enseignement au côté du CH. Et, là encore, cela ne conduirait pas aux résultats escomptés si on n'améliorait pas le processus d'enseignement/apprentissage du français en vue de conduire les élèves au développement d'un bon niveau de sa maîtrise. Et toute amélioration de ce processus doit aussi passer par la formation initiale et continue des enseignants de français dans la perspective des nouvelles méthodes à développer et des compétences à mettre en place chez les apprenants.

18Toute politique éducative et linguistique fondée sur le biplurilinguisme en Haïti doit viser la banalisation de la pratique du français de manière à ce que les Haïtiens prennent conscience du fait que le français est une langue comme toutes les autres, comme le créole par exemple, et, par conséquent, il constitue un moyen de communication que l'histoire a légué à leur communauté à peu près par les mêmes occasions par lesquelles elle lui a légué le CH. Des intellectuels haïtiens répètent après l'écrivain algérien Kateb Yacine que « le français est notre butin de guerre ». Dans le cas d'Haïti, si le français était un butin de guerre, le CH le serait tout aussi bien car les deux langues nous sont parvenues à peu près par les mêmes occasions, même si les conditions d'appropriation sont différentes : nous acquérons tous le CH en situation naturelle et seule une certaine minorité d'entre nous apprend le français en situation institutionnelle.

19Toute politique éducative doit miser sur le fait que l'école est sinon l'unique, du moins la principale institution mandatée, grâce à l'instruction ou l'éducation qu'elle offre, pour faciliter l'intégration de l'individu qu'elle a la mission de former dans une communauté de citoyens. Sans l'éducation, l'individu n'est pas encore un citoyen car le citoyen n'est pas qu'un individu qui vit dans et de la cité, mais un individu formé et transformé par la société à travers ses institutions au premier rang desquelles l'école selon le modèle de citoyen qu'elle veut développer. Un citoyen est un membre de la cité qui travaille à son développement et au maintien de l'équilibre qui doit exister entre ses différents membres et institutions. Le citoyen a la bonne mesure de la pondération entre l'exercice de ses droits et ses devoirs en sachant que la cité est son premier cadre de vie. En tant que tel, il doit toujours chercher à la maintenir en état de stabilité, d'équilibre, d'harmonie et de respectabilité.

20Il y a lieu d'applaudir une mesure que vient d'arrêter le MEN le 21 février 2022 à l'occasion de la journée internationale de la langue maternelle qui consiste à ce que tous les manuels d'enseignement/apprentissage destinés au premier cycle de l'EF soient en CH. Ainsi, l'État décide de ne financer aucune action en dotation ou en subvention de manuels scolaires pour ce cycle s'ils ne sont élaborés en CH. Ce faisant, le MEN invite les acteurs scolaires à se conformer aux prescrits du décret du 30 mars 1982 consacrant l'apprentissage en langue maternelle au premier cycle. Par la même occasion, le ministre annonce pour la rentrée scolaire de septembre 2022 la mise à disposition des élèves du premier cycle de l'EF d'un livre unique élaboré en créole, excepté pour les activités de français oral. Ce livre unique doit comporter cinq matières : communication créole, communication française, mathématique, sciences sociales et sciences expérimentales. Mais, de toute évidence, est-il raisonnable de pouvoir élaborer un livre d'une telle importance en si peu de temps, moins de 6 mois vu que c'est après l'annonce que des éditeurs vont s'organiser pour constituer des équipes d'élaboration du manuel ? Ne risque-t-on pas de mettre en circulation des manuels de camelote, pour employer une expression plutôt familière ? Rien ne sert de prendre des décisions et des mesures, il faut savoir les matérialiser et les faire appliquer dans les meilleures conditions de réussite, donc les faire fructifier.

21Il est peut-être important de signaler que ce ne sont pas les mesures qui manquent pour une meilleure orientation de l'école haïtienne. La réforme de 1979 est en soi porteuse de prévisions théoriques pour bien orienter l'éducation et l'école haïtiennes. Le problème est celui de l'application systématique de ces décisions et du suivi des mesures qui doivent accompagner leur mise en œuvre. D'autant que la question de la continuité se pose dans les actions de l'État, la définition d'une politique publique pérenne faisant défaut. Considérons l'exemple suivant pour illustrer le problème de suivi dans les actions de l'État en général. En 2016, le MEN avait commandité l'élaboration d'un plan d'aménagement linguistique pour le préscolaire et le fondamental, sous l'impulsion de l'actuel ministre. Le document final avait été remis au ministre en place à l'époque. Mais aucun suivi n'est constaté jusqu'à date. La plupart des annonces de mesures donnent l'impression d'être des parades médiatiques pour attirer le projecteur sur l'annonceur lui-même en vue de se présenter comme un technicien maîtrisant la situation. Une fois le projecteur éteint, l'action était déjà oubliée.

22L'instabilité politique peut aussi être à l'origine de l'absence de suivi des mesures éducatives. Par exemple, de février 2001 à février 2004, l'administration du président Jean-Bertrand Aristide avait connu trois ministres de l'éducation. Il en est de même pour l'administration du président Michel Martelly (2011 – 2016). S'il y avait une politique éducative structurée et structurante planifiée sur le long terme, le changement récurrent de ministres ne serait pas en soi un grand problème. En outre, la précarité sociale fragilisant l'exercice du pouvoir politique pousse souvent le ministre à s'employer à la défense du président et non à la promotion et la défense de la propre politique de son ministère et du gouvernement auquel il appartient.

3. Éducation inclusive et crise de l'éducation

23L'éducation inclusive renvoie ici à un dispositif s'inscrivant dans le cadre d'une politique éducative, et visant le respect et la garantie du droit à l'éducation de tous les enfants, peu importent leurs conditions de vie (en termes physiques, psychiques ou sociaux). L'éducation inclusive implique un changement de perspective dans le système éducatif haïtien qui est conçu pour recevoir des apprenants ne connaissant aucune forme de pathologique. Il se pose le problème de la prise en charge par l'école des apprenants en situation de handicap. La tendance en matière d'éducation inclusive observée dans de rares expériences privées est de fragmenter l'école entre secteur ordinaire et secteur spécialisé visant des enfants à besoins éducatifs spécifiques (Govain, 2022). Néanmoins, l'école est un creuset institutionnel où se croisent toutes les couches de la société et où se couvent la diversité et les différences qui caractérisent le fonctionnement de toute communauté humaine, l'homogénéité en cette matière étant un leurre. De ce point de vue, on pourrait envisager l'école comme LA communauté en miniature. La société ne se divisant pas en citoyens ordinaires et citoyens à besoins spéciaux, il est normal que l'école pratique l'éducation inclusive où elle expose tous les apprenants aux mêmes expériences avec des chances qu'ils développent les mêmes répertoires de valeurs et les mêmes représentations de la diversité et des différences.

24Le fonctionnement de l'école inclusive repose sur un travail collaboratif où peuvent se côtoyer les enseignants de différentes matières et disciplines, mais aussi des médecins, des psychologues, des psychiatres, des spécialistes de la réhabilitation, des travailleurs sociaux, etc. Car, suivant les besoins spécifiques d'un apprenant, l'intervention de spécialistes peut se révéler une nécessité. La classe devient dès lors un lieu de multidisciplinarité et de plurispécialisation. L'école est ainsi un lieu d'insertion qui développe des enseignements spécifiques à la hauteur des expériences communautaires et des besoins sociaux, par exemple, l'éducation à la diversité, aux différences, au respect mutuel, à la coopération, à l'estime de soi, etc. Il est important de débuter cette expérience à/par l'école car nous sommes quotidiennement confrontés à l'inclusion dans notre vie citoyenne : au travail, à l'université, dans le transport en commun, dans la vie sociale en général.

25L'État haïtien ne sait même pas combien d'enfants en âge scolaire sont à besoins spécifiques, la démographie des enfants en situation de handicap n'étant pas actualisée. En 1998, une enquête de la Commission d'adaptation scolaire et d'appui social (CASAS) du MEN avait recensé environ 120000 enfants en situation de handicap dont seulement 2019 étaient scolarisés. Les conséquences des séismes destructeurs de janvier 2010 et d'août 2021 ont sans doute multiplié ce nombre de manière exponentielle. Les observations montrent que les écoles n'ont guère adapté leurs infrastructures physiques en réponse à cette nouvelle réalité (Govain, 2022 ; Lainy, 2022). L'État n'a construit aucune école spécialisée dans l'accueil d'apprenants en situation de handicap. Il n'existe, par ailleurs, aucun manuel d'orientation en matière d'éducation inclusive. Les écoles normales et les facultés des sciences de l'éducation n'ont pas intégré dans leur cursus de modules sur l'éducation inclusive. Ainsi, l'école haïtienne enseigne à des déficients sans le savoir, dont la plupart échouent, décrochent et abandonnent l'école prématurément car leur situation n'est pas diagnostiquée alors qu'elle nécessite l'intervention individualisée de spécialistes. Elle observe leurs faibles performances, mais ne les teste, ni ne les évalue (Govain, 2022). Donc, elle ne parvient pas à identifier leur situation exacte et ne prend aucune mesure d'accompagnement à la hauteur de leurs besoins spécifiques. Or, diagnostiquer leur situation et leur offrir l'accompagnement nécessaire à leurs besoins participent d'une certaine justice cognitive (Visvanathan, 2016 ; Regulus, 2020, 2022) en leur faveur.

26L'éducation inclusive en Haïti passe par la prise en compte du CH comme langue d'enseignement notamment au niveau fondamental où le français est une langue étrangère pour la majorité des apprenants qui en font la connaissance à l'école même. Dans ce contexte, le français constitue pour la plupart des élèves un handicap si l'on considère ce dernier comme toute situation qui empêche l'apprenant de bien progresser, d'utiliser au mieux toutes ses capacités, de s'engager pleinement dans son apprentissage en mettant à contribution toutes ses potentialités, physiques, émotionnelles, psychomotrices, etc. (Govain, 2022). La réforme éducative de 1979 a tenté de corriger cette injustice cognitive (au sens de Sousa Santos, 2011), mais n'y est pas parvenue. Cette réforme avait visé les sept objectifs spécifiques suivants pour sa mise en œuvre et sa réussite : 1) éradiquer l'analphabétisme à l'horizon de l'an 2000 ; 2) rendre accessible au plus grand nombre possible d'enfants l'éducation de base ; 3) rationaliser les modes de gestion et le fonctionnement du système ; 4) renouveler la pédagogie ; 5) dynamiser le personnel enseignant ; 6) adapter et moderniser les contenus d'enseignement ; 7) intégrer l'enseignement technique à l'enseignement général (tirés de Jean, 2008 : 20-21). Plus de 40 ans après le lancement de la réforme, pas un seul de ces sept objectifs spécifiques n'a pu être atteint, l'État n'y ayant peut-être pas eu foi et n'ayant pas déployé les moyens de sa mise en œuvre. Ainsi, cette école n'est-elle pas handicapante pour la réussite des apprenants ?

4. Crise systémique et développement

27Il est un constat qu'Haïti vit une situation de pauvreté dont l'acuité croît quotidiennement. Il doit exister un lien de cause à effet entre les crises récurrentes et cette pauvreté. Mais les crises synchroniques ne sont pas les véritables causes de la pauvreté que connaît le pays et qui, elle, engendre des crises multiples et interminables. Il faut aussi poser la question de l'origine de ces crises.

28Selon Freeman et Louçã (2000), la croissance économique d'une nation est le résultat de la congruence de cinq sous-systèmes : la science, la technologie, la culture, l'économie et la politique. À cela il faut ajouter l'éducation, à moins de l'inclure dans la culture. Or, chacun de ces éléments est sinon en crise, du moins balbutiant. Certes, la science et la technologie, qui peuvent tout à la fois être produit, production et productivité, ne sont pas inexistantes en Haïti. Cependant, elles n'y connaissent guère une activité intense. Ainsi, il n'est pas pessimiste de penser que la croissance économique d'Haïti n'est guère pour demain. Avec les générations de dirigeants que connaît le pays ces dernières décennies, il est difficile de penser une véritable croissance en Haïti en termes économiques, technologiques et scientifiques.

29L'Occident se complaît de qualifier l'état de pauvreté d'Haïti d'extrême. En réalité, il faudrait, dans le cas d'Haïti aujourd'hui, parler de paupérisation et non de pauvreté. Comment un pays qui a servi à enrichir un autre grand comme la France peut-il être naturellement pauvre ? N'est-ce pas pour cela que les colons français l'avaient surnommé la Perle des Antilles, en raison de sa prospérité agricole et de la richesse de son (sous-)sol qui ont contribué à l'élan économique de la France ? Les ressources minières aussi ont été exploitées outre mesure dans les seuls intérêts coloniaux. La France va enfoncer le clou une vingtaine d'années après l'indépendance d'Haïti lorsque, dans son ordonnance du 17 avril 1825, le roi Charles X infligea à Haïti de payer à la France 150 millions de francs-or comme indemnités d'indépendance (au titre de dédommagement des anciens colons et d'assurance d'échanges) : les victimes d'actes d'atrocités de toutes sortes se retrouvent à dédommager leurs bourreaux pour être reconnus indépendants, l'indépendance étant néanmoins un droit humain inaliénable. Le pays a dû mettre plus de 125 ans (1825 – 1952) à payer cette dette, incluant le remboursement des emprunts qu'elle a dû occasionner. Ce montant équivaudrait aujourd'hui à un peu plus de 28 milliards de dollars d'après certaines estimations. Les États-Unis vont remuer le clou dans la plaie lorsque, le 17 décembre 1914, les marines étatsuniens ont emporté la réserve d'or du pays, estimée à l'époque à 500000 dollars, entreposée à la Banque Nationale de la République d'Haïti. Et c'était le prélude de l'occupation étatsunienne d'Haïti qui a duré 19 ans (28 juillet 1915 – 21 août 1934), où ils ont exploité ce qu'ils voulaient dans leurs propres intérêts. On comprend dès lors que le pays a été paupérisé, mais n'est pas naturellement pauvre comme on tente souvent de le faire croire.

30D'un autre côté, l'immixtion de la communauté internationale, dirigée par les États-Unis, dans la politique intérieure d'Haïti, en particulier depuis l'occupation étatsunienne sus-évoquée représente un poison contre la réussite politique du pays. Pour ce faire, les ambassadeurs de ces pays représentant cette communauté internationale se « syndiquent » sous la dénomination de Core Group en vue de mieux exercer leur tutelle sur le pays. Il est vrai qu'on organise des élections dans cette démocratie contrôlée par cette communauté internationale dite amie d'Haïti, mais il arrive souvent que si l'élu ne correspond pas à ses intérêts et sa volonté, elle cherche à ce qu'il tourne les talons. Une autre expérience qu'on a souvent tendance à minimiser lorsqu'on explique la « pauvreté » d'Haïti est la tendance kleptomane quasi généralisée des dirigeants des pouvoirs publics, que j'ai évoquée plus haut.

5. Vers l'éducation à la crise

31Cette crise systémique et endémique haïtienne, par sa profondeur, sa pertinence et son renforcement continuel, appelle les citoyens au développement de moyens d'adaptation. Une crise est faite pour être résolue, voire jugulée à défaut d'une résolution avec des effets durables sur le long terme. Car lorsqu'une communauté est plongée dans une crise interminable dont elle ne peut sortir, il devient vital qu'elle puisse créer des conditions de vie de l'ordre de l'acceptable au milieu de cette crise. D'où ma proposition d'un dispositif d'éducation à la crise, car la crise haïtienne atteint un niveau de sédimentation tel que sa résolution n'est non seulement pas pour demain, mais elle demande des actions fortes dont seuls sont capables des dirigeants honnêtes, fourbis par cette éducation inculturée et ayant développé une conscience nationale en rupture avec le diktat de la communauté internationale. Lorsqu'on est confronté à un problème qu'on ne peut pas résoudre, il serait idiot de ne pas créer les moyens de s'y adapter, sinon on se condamne à en mourir. En effet, l'une des missions des autorités de l'école est l'établissement d'une forme de veille où il s'avère nécessaire d'apprendre aux citoyens à vivre avec les situations persistantes lorsqu'ils ne peuvent pas les changer positivement et durablement. Il y a dès lors lieu de penser une manière d'accompagner les citoyens à vivre les crises sans trop de conséquences négatives sur leur existence.

  • 4 En réalité, je devrais parler des crises au pluriel pour me référer à la crise haïtienne. On pourra (...)

32Et le choix des contenus à enseigner sur la crise doit découler de la philosophie générale de l'école, mais aussi de la nature et de la profondeur de la crise. Il s'agira d'un enseignement formel explicite pouvant ou non faire l'objet d'une méthode et d'une didactique particulières. Mais il fera l'objet d'un lexique déterminé, d'un jargon spécifique, en visant, comme tout bon apprentissage, la modification durable du comportement des apprenants face à la crise4 qui persiste et qui se renforce de plus en plus. Il peut être intégré à un (ou plusieurs autres enseignements) qui prennent en considération des expériences empiriques d'ordre personnel, social, communautaire, développemental.

33Enfin, l'instauration de cette école inculturée et le développement de l'éducation à la crise devraient procéder d'une pensée d'État au sens de Bourdieu (1997). Or, cette pensée d'État est nécessaire pour la continuité dans les actions et les décisions de l'État évoquée plus haut. L'éducation à la crise devrait permettre de développer des comportements visibles et des schèmes mentaux de résistance et d'adaptation aux conséquences de la crise multifactorielle. La pensée d'État résulte du projet de société et de citoyens que l'État veut développer en fonction de son projet de développement. Cette pensée est dès lors le produit de l'incorporation de l'ordre social qui lui correspond sous forme de structures mentales (Bourdieu, 1997). Cette pensée d'État est ancrée dans la dynamique sociale envisagée par la communauté pour son développement et son épanouissement : « elle est une des formes que prend le monde social, elle est constitutive du monde social » (Bourdieu, 2012 : 291).

Conclusion

34La crise de l'éducation a pour résultats, entre autres, une faible littératie au niveau national. Or, une littératie forte est nécessaire pour notre fonctionnement dans nos sociétés actuelles. Elle englobe la lecture, l'écriture, le visionnement, l'écoute et la communication orale, le décodage de tout ce qui est pictural, graphique, symbole, son. Plus notre degré de littératie est élevé, plus nous avons confiance en nous-mêmes et pouvons réussir dans nos entreprises individuelles et collectives. L'implication des outils technologiques dans notre vie fait davantage accroître le besoin d'un haut degré de littératie qui nous fournit des clés pour interpréter le monde (voir Nelson, Michel et Govain, 2022). Cette crise de l'éducation a aussi pour conséquence que des citoyens de plus en plus illettrés investissent des sphères d'activités socioprofessionnelles dans lesquelles on ne s'y attendrait pas (Govain, 2017). Le français comme langue d'enseignement/apprentissage que ne maîtrise pas la majorité des apprenants conduit la plupart d'entre eux à l'illettrisme : l'école ne leur a pas appris à lire et à s'exprimer dans la langue ce qui pourrait les aider à développer des habiletés pouvant leur faciliter l'utilisation de la langue dans diverses situations de communication caractérisant la vie socioprofessionnelle. Comme le souligne Govain (2017), l'illettré en français l'est souvent aussi en CH. La 50e législature haïtienne (2016-2022), principalement le sénat, nous a rappelés combien le phénomène d'illettrisme était actuel en Haïti.

35La crise de l'éducation haïtienne conduit à l'avènement d'un être-haïtien frappé d'une certaine schizophrénie, peu conscient de sa propre identité, peu ancré dans son « être-haïtien ». D'où le problème de construction identitaire (Paul, 2009). La crise systémique haïtienne vient de l'incapacité de l'État à résoudre les tensions politiques, sociales et économiques caractérisant la vie des citoyens. La crise de l'éducation en est une conséquence. L'amélioration de la qualité de l'éducation doit passer par une solution révolutionnaire qui consiste pour des groupes organisés, des universitaires, des institutions conscientes de la situation, à exercer des pressions sur les responsables de l'État au plus haut niveau pour qu'ils comprennent la nécessité et l'utilité d'un processus d'inculturation de l'école en partant de l'aspect linguistique. La crise n'est pas une fatalité. Sa gestion peut être une opportunité d'innovation, d'une redéfinition de l'école haïtienne en vue d'un nouveau départ. L'école inculturée réduira l'atomisation et la fragmentation du fonctionnement de la communauté depuis la naissance de l'État-Nation. Elle a vocation à construire une société haïtienne plus unie dont les membres seront plus conscients de leur responsabilité de la protéger au bénéfice de la collectivité.

 

Renauld Govain

Laboratoire Langue, Société, Éducation (LangSÉ)
Faculté de linguistique appliquée Université d'État d'Haïti

renauld.govain@ueh.edu.ht

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

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NOTES

1 Il n'existe malheureusement pas de statistique officielle à ce niveau.

2 Énoncé produit par le professeur haïtien de philosophie à l'Université d'État d'Haïti, Yves Dorestal en 2017 en réfléchissant sur les problèmes de l'université en Haïti.

3 La situation critique du pays accélère l'émigration haïtienne au cours de cette dernière décennie vers des destinations moins traditionnelles comme le Chili, le Brésil, la Turquie, en plus de la République dominicaine qui est une destination traditionnelle faisant moins d'exigence que les États-Unis, le Canada et la France en termes d'octroi du visa d'entrée. Ces migrants utilisent les autres destinations américaines comme tremplin pour regagner les États-Unis, à l'exception du Canada. Peut en témoigner l'arrivée subite de plus de 10000 migrants haïtiens en moins de trois jours à la frontière entre le Mexique et l'État américain du Texas en septembre 2021. Les gardes-frontières étatsuniens du Texas leur ont fait subir les pires traitements pour les empêchant de traverser la Rivière Del Rio pour regagner la partie étatsunienne. Les humiliations se sont poursuivies au moment de leur déportation.

4 En réalité, je devrais parler des crises au pluriel pour me référer à la crise haïtienne. On pourrait envisager la crise présente dans chaque sphère socio-institutionnelle comme une crise pouvant se manifester comme un tentacule de la crise institutionnelle globale.

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