Dialectique négative haïtienne : une perte des clefs

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Désarmé en énergie (morale et psychologique), je ne suis plus scrupuleusement l’actualité politique de mon pays, Haïti, où je ne réside pas en ce moment. Tout ne m’échappe pas, mais j’essaie de ne pas être en prises totales à ce qui s’y passe pour ainsi atténuer mes crises existentielles. Mes passions qui en émergent bouillonnent, muent en incapacité de faire bouger les choses à grande échelle ne font que m’étourdir. Je pourrais adopter la posture qui, par hauteur historienne, éviterait de faire des déclarations qui seraient pour le moins imprudentes en histoire des idées, néanmoins je me propose de dire que le surgissement de la démonstration virtuelle de la mise à mort est une donnée qui bouscule considérablement le rapport à la mort, au mort, et plus précisément au tuer (la mise à mort) dans notre pays. Les anecdotes d’aujourd’hui et d’hier récent ne manqueraient pas si je voulais étayer cette idée plus radicalement.

Le (faux) tournant a lieu au bord de la mer, rempli d’immondices comme les coeurs des assaillants qui s’y trouvaient à ce moment-là. Un jeune homme, peut-être ou presque sûrement âgé de moins de 18 ans, est fusillé dos contre mer, mains ligotées et  visage défait face aux tortionnaires. Hilares, ces sanguinaires l’ont froidement exécuté, mais ont chaleureusement accueilli son corps mort, tête fendue et cerveau en éclats. Ce mode opératoire que je pourrais analyser dans ses moindres manifestations – je le ne ferai pas ici – m’a résolument convaincu d’au moins une chose doublement articulée : le statut du mort a changé, le rapport au mort et au tuer ont changé dans notre pays.

Les exécutions sommaires, les autodafés, l’emprisonnement abusif menant à la mort, la torture, le bal marron, le dechoukay, le bwa kale, les catastrophes naturelles, les sorts religieux… sont autant de formes de mise à mort pratiquées, on pourrait dire fréquemment, dans notre société. Ce côté dressé n’annule évidemment pas les lumières de ce pays, qu’il a lui-même produites par sa constitution à travers son esprit de 1804 qui reste et demeure la boussole que j’ai signalée ailleurs, à savoir le lieu de la production de l’homme dans sa radicalité profondément humaine. Car, comme le proclame Créon dans Antigone, quelle « dure épreuve d’être un homme ! »

Moi même j’ai joué à la marelle avec les morts qui jonchaient les rues de Carrefour les 13, 14, 15, 16… janvier 2010. Je n’ai ni minimisé ni banalisé pour autant le sens de la mort et même le sens du mort. Le mort, distant parce qu’il inspire une peur latente au vivant et respectable dépendant de l’empreinte de son vivant, était compris voire saisi par ces prismes dans l’esprit haïtien. Collectivement, la peur du mort s’étiolait de plus en plus en réalité bien avant ce lieu dit bord de mer immonde.

Le nombre n’est pas tant au coeur de mon propos concernant la mise à mort, c’est surtout la manière dont nous sommes en train d’intégrer une forme de banalisation du tuer et en conséquence le corps mort qui ne fait plus peur et qui de plus en plus laisse indifférent. La qualité d’une société réside en grande partie dans l’importance accordée aux êtres vivants, au respect voué à ses morts et par là même aux rapports au mourir. Le nombre de morts, je reprends, ne change pas tant le statut du mort encore moins notre rapport au mort, c’est le tuer qui a presque tout changé et ainsi a installé cette posture irrévérencieuse et banalisante d’un corps séparé du régime de rationalisation du réel propre au corps humain vivant. Est-ce une perte d’humanité fondamentalement anthropologique dans notre cas ? Cette hypothèse est en réalité inenvisageable par respect du principe de la perfectibilité en dépit du fait que j’ai l’impression qu’il s’agit dans notre cas d’un « principe d’imperfectibilité » où on est voués à un changement seulement vers le négatif. Tout changement est celui d’une étape vers la profondeur d’une négativité en « coupes non réglées ».

Ce meurtre crapuleux était perpétré en pleine journée ensoleillée d’un novembre 2018. Le feu président Jovenel Moise n’était pas encore assassiné dans son lit en pleine nuit plus de deux ans plus tard en 2021. Ce fait divers est difficilement trouvable sur internet parce que seuls  les réseaux sociaux le faisaient tourner sans donner à saisir les portées du glissement qui s’opérait dans le réel du pays. Sûrement d’autres crimes aussi atroces et même pires ont été perpétrés, mais celui-là avait une particularité en ce que les assaillants, jeunes le plus souvent, en se filmant ainsi que la victime, avaient fait passer un message que je n’avais nullement entendu avant et qui par la suite, dans des formes plus cruelles, choquerait de moins en moins parce qu’on les relaie plus aisément à travers les réseaux sociaux dans des groupes ou à des particuliers : Mwèl sa m t a manje l ak on bon ti diri. Ce n’étaitt pas seulement la déclaration, mais le contenu et les gestes manipulateurs du corps de la victime me laissaient sans contenance émotionnelle et rationnelle. J’en étais personnellement traumatisé ; je pourrais citer ton nom sans te détourner, mais je ne le sais pas malheureusement ; je ne sais pas non plus si tu as été enterré en bonne et due forme, tu as totalement disparu. Le mort n’est définitivement plus en mesure d’agir sur nous, vivants, et notre monde ; il n’est plus un danger pour le vivant et ne fait plus peur. Là se trouve le grand enjeu anthropologique du mourir et du mort en Haïti ; j’y vois précisément un glissement d’ordre structurel dans notre imaginaire. Ce message via les réseaux sociaux s’inscrivait déjà dans un contexte global où la presse traditionnelle ouvrait déjà son micro aux bandits pour informer, expliquer et donc convaincre le grand public du caractère ordinaire de leurs actions au sein de la société. Se déploie allègrement la dialectique négative haïtienne, inscrite dans le mécanisme de la reproduction d’un social asphyxiant pour tous, en dehors, ce qui est déjà mieux, ou à l’intérieur du pays, terrain essentiellement miné et piégé.

 

Hypothèses de la perte des clefs

Comment a-t-on perdu les clefs de la direction du pays ? Quelques hypothèses s’imposent pour essayer de comprendre les idées traversant l’infirmité qui est la nôtre.

1. A-t-on jeté les clefs ? Délibérément la nation haïtienne à travers ceux à qui elle a confié les clefs de la baraque aurait jeté ces clefs au fin fond de la mer ou dans un trou noir. C’est dans ce cas précis que la dialectique négative haïtienne prend ses racines. Elle est mise en marche en co-responsabilisation de ceux qui ont confié les clefs à certains et qui en même temps les laissent faire sans leur exiger quoi ce soit autour de leur engagement de gardien des clefs. Les deux parties abandonnent leurs responsabilités respectives. L’une n’exige rien à l’autre, possesseuse des clefs jusqu’à ce qu’elle les jette définitivement. Même s’il est honnête de reconnaître en même temps que les gardiens des clefs créent le plus souvent les conditions d’« incapabilisation » pour choisir rationnellement ceux qui ne peuvent pas perdre les clefs. Cette situation est exclusivement profitable aux gardiens des clefs contrôlant l’économique, le politique, le culturel, etc.

2. On les a mises quelque part et on ne les retrouve plus, donc on a oublié seulement le lieu de la cachette ou bien est-ce que quelqu’un les a déplacées ? La négligence est au coeur de la dialectique telle que je la pose dans la première hypothèse. Cette dialectique négative s’organise finalement en forme d’un système impossible d’être réalisé autrement. La perte ici dit que nous n’avons pas pris au sérieux ce qu’il était convenu de faire de nous-mêmes à l’échelle d’une nation héritée de la plus belle conquête de l’humanité, hachurée et perdue voire jetée par les « maîtres du monde », au début du dix-neuvième siècle.

3. A-t-on caché les clefs ? Qui a fait ça ? Je laisse volontiers cette hypothèse sans grand développement tant cela appelle à une explication complexe si je veux garder le sens sérieux par rapport à la direction mortifère que prend le pays. Le cri contre l’ingérence est une évidence, mais ce cri devient plus significatif quand il retentit aux oreilles des sans colonnes vertébrales (san koutcha, azireya dirait ma feue grand-mère Ophanise Pierre-Louis)  qui ont toujours plié l’échine en confiant les clefs de la nation aux étrangers qui volontairement perdent ces clefs car leurs intérêts sont essentiellement dans cette perte. Humilier Haïti a toujours été au coeur de l’ordre politique mis en place par les « maîtres » de nos sociétés contemporaines.

4. Les clefs sont toutes là, mais on ne sait plus quelle clef fonctionne pour tel ou tel lieu permettant de sortir du négatif qui imprègne notre déploiement. Là il s’agit principalement de l’incompétence. La dialectique négative s’embourbe dans ce magma d’incompétences où les choix des dirigeants ne correspondent pas toujours aux grandes aspirations de prospérité et de progrès de la nation. Ainsi va la république depuis sa fondation. Les dirigeants se montraient, se montrent toujours globalement incompétents dans la manière qu’ils ont toujours mis en œuvre leurs semblants de programmes à la tête du pays.

5. Les clefs sont tombées, mais on ne sait pas où, on se rappelle néanmoins du point de départ et pas trop du chemin parcouru. Il s’agit là d’une légèreté grave vis-à-vis d’un héritage sacré, foulé au pied ; c’est un rejet, une banalisation des morts qui sont au fondement d’un impératif humaniste : la création de l’homme noir, donc la création de l’homme. Seule cette hypothèse offrirait une petite fenêtre de réhabilitation de nous-mêmes. Si par hasard on reprend le même chemin parcouru pour retourner à la source et qu’on ne retrouve pas les clefs en dépit des recherches, on doit continuer à aller se connecter à ce point de départ, le seul capable de nous redonner la boussole et de nouvelles clefs. Le point de départ, c’est le geste de Vertières, c’est la reconnaissance qu’Haïti est à nous et que nous seuls pouvons l’organiser positivement parce que nous seuls avons cet intérêt. Personne d’autre, absolument personne d’autre. Qu’a enseigné réellement ce point de départ ? Comment l’adapter au fil du temps sans quitter la boussole de la construction de l’homme difficilement atteignable qu’a initié 1804, un homme qui ne banalisera pas le mort ainsi que le mourir ? Cet homme est évidemment inscrit dans « … le sens de la pureté du cœur, de l’amour de la vie, de la chaleur des hommes » qu’a cherché éperdument Jacques Stéphen Alexis lors de son passage, lui-même qui a dit qu’un pays qui a produit Jacques Roumain ne peut mourir. En effet on ne doit pas laisser cette dialectique négative nous empêcher de revoir le lieu où tout a commencé, pour lequel on est si enviés, capable de nous fournir à nouveau les clefs de notre délivrance.

 

Welsman GASPARD, Université Paris Nanterre

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