L'Échec politique de l’Etat Ayitien : l’origine de l’État expliqué (II)

Coopérer pour un bénéfice mutuel est une obligation morale, s’il faut éviter que les conflits entre individus égoïstes et rationnels cherchant à maximiser chacun ses intérêts débouchent sur leur autodestruction. Le contexte sus décrit dans un précédent texte(1) atteste que ladite coopération donnant lieu à l’existence de l’État parmi eux est une conséquence naturelle sinon logique pour prévenir une éventuelle catastrophe. Concrètement, si entreprendre des activités pour faire face aux exigences de la vie oblige les individus à y reconnaître son autorité absolue au point d’accepter de contribuer aux coûts de son fonctionnement, en aucune circonstance, l’État ne doit faillir à sa mission cardinale de garantir, par tous les moyens, la sécurité des vies et biens dans une société.

 

1) L'État : une contradiction

Partant du principe que l’individu est né libre, il doit pouvoir vivre dans la liberté, la paix et le bonheur qui dépendent des activités entreprises par lui-même sans être empêché ni aidé par quiconque, il est juste de dire qu'il est maître de lui-même, ne dépend de personne et dirige son monde comme bon lui semble. Cependant, l’État à côté de l’individu est présent dans son existence avec une force coercitive pouvant le contraindre à n’importe quel moment et même lui priver de sa liberté ; il en est de même de l’autre individu. De toute évidence, son existence est conditionnée par une réduction de sa liberté individuelle tant par la présence de l’Etat que par la dépendance ou le respect obligé du droit des autres. Cela fait de l’État protecteur-régulateur une contradiction quand les individus peuvent tout faire de par eux-mêmes.                               

Autant que cette organisation humaine avec l’existence de l’État soit une contradiction, elle est aussi inexplicable, simplement par absence des faits irréfutables. Se donner n’importe quoi comme une réponse facile spontanée à tout ce qui est inexplicable ou mystère aurait suffi dans ce cas. Toutefois, le fait que les causes de certains phénomènes soient hors de la portée cognitive de l’être humain ne justifie aucunement une telle réponse. Contrairement, il tend naturellement à toujours rationaliser la cause d’un phénomène qui dépasse son entendement, souvent par spéculation en associant des faits observés qui, séparément ou conjointement, se ressemblent et affectent son existence. Ainsi, il tente aussi bien d’appréhender le phénomène de l’État qui parait exister presque dans tout rassemblement humain. Cette démarche d’entrer en possession de la connaissance des causes d'un phénomène rend plus facile l'existence en dotant l'humain de la capacité d'influer ses effets pour un mieux-être.

 

2) l'État : un phénomène à comprendre

L'État, comme tant d'autres phénomènes, reste encore mystérieux, pourtant l’humain évitant toute réponse facile s'engage à trouver une cause rationnelle de sa création pour expliquer sa persistante présence et fonction dans la société sous différentes formes dépendant du moment et du lieu, malgré ses caractéristiques contradictoires à l’existence humaine. Les contradictions et les mystères sont deux phénomènes qui poussent l'homme à se poser des questions et à essayer de les répondre pour mieux comprendre sa situation. Le fait que les preuves fassent souvent défaut, la quête pour la compréhension conduit à des interprétations différentes d'un phénomène.

Étant donné que l'histoire humaine n'a laissé aucune trace tangible sur l'origine de l'État(2), il n'est pas surprenant que les théories qui tentent d'expliquer l'existence de l'État soient différentes les unes des autres. Cependant, elles ont toutes un dénominateur commun traduit en ces termes pour répéter Jasay : "quelle que soit son origine violente ou non violente, l'État serait véritablement au service du peuple dans la recherche de son bien propre" bien que selon lui dans certaines sociétés comme chez les Indiens d'Amérique du Sud, l'État n'est pas présent, tel que connu (Jasay : 1994, pp. 25-27). Acceptant que tout peut être expliqué par quelque chose, en l'occurrence, des thèses expliquant l'existence de l'État ont été avancées. En dessous est l’extrait intégral d’une section du mémoire de DEA de Jean Poincy(3) qui, traitant du comportement irrationnel du politicien Ayitien, a fait le tour des théories avancées pour retracer l’origine de l’État.

 

3) Les théories de l'origine de l'État

L'essence des différentes théories expliquant l'origine de l'État est tirée de l'ouvrage de Martin Sicker(4), de Olson Mancur et de Poincy. Quatre courants y sont retracés, dont les théories relatées par Sicker catégorisées en deux, ceux de Mancur(5) et de Poincy. Pour le premier, il s’agit du courant naturaliste qui embrasse les théories divine, patriarcale et organique, le deuxième contractualiste qui comprend la théorie de la force et celle de consentement, le troisième qui attribue l’origine de l’Etat aux actions des bandits comme cause économique dans une société et le quatrième qui justifie tout par la nécessité d'une coordination collective uniforme.

 

3-a) Le courant naturaliste

La première catégorie assume que l'émergence de l'Etat a suivi un cours naturel indifféremment de la volonté des hommes. En d'autres termes, l'émergence de l'Etat est une conséquence inévitable du comportement de l'Homme. Des situations périlleuses l'ont conduit dans un premier temps à former une association politique, puis l'Etat. Donc, conclure un contrat social par le choix d'un prince, d'où l'Etat, pour les protéger contre les uns et les autres et assurer la sécurité mutuelle est une démarche tout à fait naturelle.

 

3-a-1) La théorie divine (pp. 25-29)

La théorie divine qui est au cœur de l'histoire indienne attribue l'origine de l'Etat à une continuité du vouloir de Dieu de protéger sa création. Comme l'association politique que formaient les hommes ne pouvait pas empêcher les conflits violents, trouver une solution capable d'aller à l'encontre de ces phénomènes néfastes était quelque chose de très naturel et divin.  Donc, le roi qui personnifie l'Etat est une des volontés de Dieu pour protéger la communauté.

 

3-a-2) La théorie patriarcale (pp. 30-50)

La civilisation chinoise a assimilé l'Etat à une famille élargie. La relation formelle qui existe entre lui et les individus est analogue à celle qui est observée au sein d'une famille. Donc, si la famille est un phénomène naturel, et que l'Etat est une "macro-famille", lequel concept reflète celui de Confucius un philosophe chinois qui dit que la famille est l'Etat en miniature, il est très logique d'assimiler l'Etat aussi à un phénomène naturel. Pour Confucius, l'Etat doit agir vis-à-vis du peuple comme le père aurait fait envers ses enfants. Pris sous cet angle, l'Etat représente une étape naturelle dans l'évolution de la vie sociale des fondements patriarcaux de la famille.

Aristote aussi bien que Confucius pensait que l'Etat est une évolution naturelle des familles en expansion. Un regroupement de famille a formé le village qui à son tour via sa croissance démographique a donné naissance à la société politique ou polis (cité-état). Pour lui, "la cité est naturelle puisque les communautés premières, (la colonie de familles, le village), dont elle procède le sont aussi." Puisque toute union, comme la famille et le village, nécessite la présence d'un chef pour sa préservation, il est correct que le polis en ait besoin aussi, d'où l'Etat(6) (Aristote : livre 1 ch. 2, pp. 87-88).

 

3-a-3) La théorie organique (pp. 51-64)

La théorie organique considère l'Etat comme un être organique à l'égal d'un être humain. L'homme est poussé instinctivement à envisager une forme quelconque lui permettant de survivre. Cette pulsion interne (instinctive) lui permettant d'assurer sa survie reflète celle déjà évoquée de la société et qui résulte en une organisation externe de la vie communautaire. La logique se résume au besoin de continuité chez l'homme de la vie sociale, ce qui semblait irréalisable sans cette organisation externe. Par sa capacité coercitive, il met au point des lois permettant aux hommes d'assurer la continuité de la vie sociale dans l'ordre et la paix. Ce qui explique que l'Etat est une conséquence inévitable des besoins de la nature humaine et est loin d'être un artifice mis au point par les hommes.

 

3-b) Le courant contractualiste

Contrairement au courant naturaliste, le courant contractualiste explique la naissance de l'Etat par une action délibérée des hommes soit par la force des armes ou un consentement mutuel des constituants d'une société politique. Pendant que les deux stipulent l'action déterminée de l'homme pour former l'Etat, elles diffèrent au fait que la première est l'action arbitraire d'un homme ou d'un groupe d'hommes forts et la deuxième est l'accord volontaire des membres de la société. 

 

3-b-1) La théorie de la force (pp. 65-76)

La théorie de la force soutient que l'Etat provient de la violence et de l'assujettissement par la force. Etant donné que les hommes n'arrivaient pas à s'entendre ni à organiser une société politique, ils s'empêtraient dans la violence. Cet état de chaos rendait nécessaire l'émergence d'un homme ou d'un groupe fort capable d'imposer sa volonté et de réprimer le reste du peuple. Donc, pour le contrôler et le ramener à l'ordre, il a fallu l'Etat dans la personne d'un homme ou d'un groupe, comme pouvoir central capable de garantir la sécurité et la paix dans la société. 

 

3-b-2) La théorie de consentement (pp. 77-113)

La théorie de consentement avance que les hommes ont consenti de créer l'Etat à partir d'un contrat de gouvernement parce qu'ils voient une bien meilleure situation en découler par rapport au simple contrat social. C'est-à-dire que la société politique établie antérieurement reste incapable de garantir la sécurité et la paix que l'Homme recherche. C'est ce qui constitue en fait la communauté institutionnelle formulée par Thomas Hobbes pour empêcher l'autodestruction imminente de l'espèce humaine. Les hommes ont formé une force capable de réprimer leurs désirs de faire justice eux-mêmes en ayant recours à la vengeance pour résoudre les conflits(7) (Hobbes : 1962, pp. 129-133). L'essence du consentement mutuel repose sur le fait que les hommes ont accepté de bon gré la perte de leur liberté dans une certaine mesure. Autrement, leur droit inhérent à l'autodétermination aurait fait obstacle à toute tentative de leur priver de cette liberté.

 

3-c) Le courant économique

Mancur Olson (1993) tente d’expliquer que l’origine de l’Etat est d’ordre économique issu de l’imposition d’un ordre social par des bandits qui, ayant lié leurs intérêts de possession de richesses à ceux des individus entreprenant des activités économiques, ont jugé non seulement de ne pas totalement dépouiller ces individus, mais aussi de les protéger contre les attaques d’autres bandits ou agresseurs et de leur pourvoir d’autres services pouvant faciliter leur croissance économique dont les retombées seraient d’autant plus large en conséquence.

Les individus ont considéré les rançons comme une sorte de taxe à payer régulièrement aux bandits-protecteurs. Contrairement à d’autres bandits-pilleurs dont le souci est l’accaparation immédiate des productions des individus puis partir. Les individus n’étant pas motivé à investir davantage produisent peu pour ne pas trop perdre au profit des bandits-pilleurs. Le développement économique est constaté dans les régions où évoluent les bandits-protecteurs et non chez les seconds.

Cette démarche démontre que l’origine de l’Etat autocratique, connaissant le progrès socio-économique, est dû au fait que le gouvernement ou souverain liait son intérêt relatif à la possession de richesses au succès économique de la population qui, conduisant des activités économiques accepte les exactions de ce dernier. Toutefois, là où le sentiment de ne pouvoir rendre pérenne l’accumulation de ses richesses, l’autocrate tend à ne pas fournir un retour capable de faciliter la croissance des gains de la population.

L’argument soutient que cet intérêt rationnel d’un gouvernement autocrate n’est pas différent de celui démocratique où le partage de la richesse s’étend sur un plus large groupe jusqu’à la population en général, ce qui est constaté dans les pays démocratiques très riches. Le point névralgique dans un système démocratique est en conséquence l’identification de l’intérêt de chacun dans l’entreprise de société, où le bien ou la richesse à produire est partagé. Le hic est de trouver la formule adéquate à choisir.

 

3-d) Le courant de la nécessité de coordination collective

L'Homme, en proie à une interdépendance émotionnelle, a une disposition naturelle de resserrer les liens familiaux plutôt que de les dissoudre par pur instinct égoïste, pour maximiser son propre besoin. Au contraire, l'émotion qui donne lieu à ce fort attachement familial, rend insupportable l'idée de s'approprier de toutes les ressources pendant qu'un membre de la famille est en difficulté de s'en pourvoir. Conscient de l'obligation naturelle vis-à-vis des vieux et des petits et du besoin d'aide de ceux qui ne sont pas aptes, l'individu rationnel ne ferait pas abstraction de son émotion pour la satisfaction individuelle.   

Avec la croissance démographique et l'élargissement de l'habitat, ils sont obligés de se détacher l'un de l'autre pendant que le lien de dépendance demeure. Toujours motivé à entretenir cette relation familiale élargie, mais empêché par l'incapacité de pouvoir tout faire ou de tout trouver dans son espace géographique, l'homme voit augmenter son degré de dépendance. Pour répondre à cette faiblesse, ils ont pris soin d'organiser des activités à distance qui dépendent des capacités de l'un et de l'autre, et de réduire leurs coûts de production et provision des biens nécessaires au bien-être. Etant incapable à lui seul d'uniformiser ses actions en coordination avec celles des autres, il peut en résulter un abus involontaire des ressources et du droit des autres traduit en externalités négatives ; d'où la source de toute violence, indépendamment de tout lien familial préexistant. 

La complexité à orchestrer des activités en fonction des besoins individuels ou des groupements éparpillés pour contrecarrer les effets pervers ou externalités négatives, rend la tâche de chacun impossible à assumer et résulte en un désordre social. Cette situation difficile a rendu indispensable un organe de coordination d'activités via la création de l'Etat. Son omnipotence réside dans sa  capacité d'organisation, de communication des procédures et de redistribution des ressources. Dans la personne de l'Etat, cet organe est apte à mettre au point un mode de fonctionnement pour la conservation du système et le faire respecter. Ce qui fait sa force légitime de rappeler à l'ordre toutes les parties qui dévient de la norme. Prochainement, une telle démarche sera illustrée par le dilemme de partage d’une rivière comme ressource naturelle.

 

Notes :

1 Poincy, Jean.              L'Echec politique de l’Etat Ayitien : la raison d’être de l’Etat conceptualisée (I)

2 Jasay, A. De, [1985] trad.1994. L'Etat : La Logique du Pouvoir Politique. France : Les Belles Lettres.

3 Poincy, Jean. 1998.      Le "Log-Rolling" : un Palliatif à l'Irrationalité Politique de l'Homo-Economicus Ayitien. DEA Mémoire, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines.

4 Sicker, Martin. 1991.   The Genesis of the State. New York : Praeger.

5 Olson, Mancur. 1993. Dictatorship, Democracy and Development. American Political Science Review 87: 567-578

6 Aristote 2éd.,1993.       Les Politiques. Paris : Flammarion.

7 Hobbes, T. éd. 1962.   Leviathan. New York : MacMillan Publishing Company.

 

Jean POINCY

Vice-recteur aux affaires académiques

Université d’Etat d’Haïti

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