Haïti: une insécurité mal approchée

L’insécurité en Haïti devient multiforme en raison du vide de leadership et du gaspillage du temps approprié pour chaque décision importante. 24 heures de procrastination suffisent pour changer  toutes les données évaluées la veille. Chaque coup réussi contre l’État renforce le camp adverse et grandit son espace de recrutement.

Nous sommes tombés dans une spirale de violence vertigineuse mue par le nombrilisme nous amenant à créer des îlots privés nous donnant une perception de sécurité, mais les événements de ces derniers jours nous démontrent que c’est un leurre; en réalité pareille attitude affaiblit l’Etat jusqu’à sa disparition  au point que nous sommes arrivés à une dangereuse impasse de nous voir nous-mêmes disparaître .

Le drame maintenant est que tout le monde vit l’horreur en courant d’un bout à l’autre de l’île ou du continent sans chercher à comprendre pourquoi le fleuve de la violence grandit sans cesse et chaque jour avec une terreur jamais égalée?

 

Deux éléments semblent être banalisés dans l’approche de ce qui  serait les catalyseurs de la destruction actuelle des quartiers même les mieux structurés:

1) sociologiquement nous avons conçu nos villes et quartiers dans une binarité haut et bas avec des a priori socioculturels très excluants. Cette situation ne reste pas seulement dans l’imaginaire, mais elle s’organise avec des outils sociaux: clubs littéraires, de loisirs, de football, bandes de Mardi-Gras, de rara, de sociétés secrètes, de temples mystiques, d’Églises, d’écoles … etc. Ce qui nous met constamment dans un duel destructeur .

2) Nous sommes dressés pour être toujours en compétition “zafè pam pi bon” et contre toute forme de neutralité. l’haïtien ne tolère pas la position neutre, le discours neutre, le regard neutre : “qui n’est pas pour moi est contre moi”, ceux qui se ressemblent s’assemblent et en conséquence mort à la dissemblance, au différent, bref mort à l’autre.

Sans aller vers  le macro qui expliquerait la violence des gagnants face aux perdants dans une course électorale ou vice-versa la violence des perdants généralement mus en opposants acharnés et intraitables. Restons dans les quartiers de Port-au-Prince pour comprendre ce qui semble amener à ce grand désarroi.

Depuis 1986 avec la politique de bamboche démocratique initiée par Henry Nemphy (Général et Président du CNG) les membres de l’armée ont commencé à faire mainmise sur des biens de l’État et ceux délaissés par les grands barons duvaliéristes . Pour atteindre leur objectif ils ont instrumenté le gouvernement à majorité militaire pour fermer les yeux sur les dérives populaires  avec en backup les petits soldats et des attachés à l’armée prenant d’assaut tous les espaces vides publics ou privés, aidés en ce temps-là par Radio Liberté de Serge Beaulieu, ancien ambassadeur d’Haïti auprès de l’ONU, porte-étendard du macoutisme agonisant, qui voulait installer ses antennes et infrastructures proche de Télé Haïti au Bicentenaire. Ainsi pour assouvir ses ambitions il a mené tambour battant sur fond coloriste la campagne de l’invasion du bicentenaire avec l’implantation de la toute première  cité appelée par lui cité liberté et depuis aucun frein n’est mis à cette colonisation sauvage, sans infrastructures urbaines, s’étendant jusqu’à la marine haïtienne.

Avec le mouvement des petits soldats initié par le Général Prosper Avril, le clou s’est enfoncé parce que les rapines, le mouvement des cagoulards dans l’armée , le détournement des tirages de la loterie de l’État  et le trafic de la drogue ont mis du grain entre les mains des militaires et comme des essaims de guêpes ils ont commencé à construire presque tous les espaces vides avec en support une cohorte de racketteurs de tout acabit : faux mandataires, faussaires, agents de la DGI et des Mairies, arpenteurs, notaires et avocats .

Donc, à partir de 1986 le concept de quartier à Port-au-Prince a explosé . Tous les canaux d’évacuation d’eaux usées de Delmas, rues St Martin, Lassaline, l’ancien fort dimanche, l’ancien warf cabotage de Port-au-Prince, communément appelé warf-Jérémie, la ravine Bois-de-Chêne sont squattés et construits de huttes en paille, toitures en tôle et en béton . Ce phénomène a pu envahir même les grands espaces publics, les places et marchés en ont fait les frais.

 

Aussi a-t-on assisté, au moins, à deux changements majeurs dans le milieu socio-urbain de Port-au-Prince:

a) éclatement du concept de quartier suivant la binarité haut et bas, mais avec un autre type de conflit en soubassement anciens et nouveaux habitants;

b) la migration vers les hauteurs des gens d’affaires,  commerçants et grands commis de l’État qui, par acquisition ou violence vont chasser sournoisement des montagnes de Pétion-Ville et de Boutilier les petits paysans vivant de produits maraîchers. Mais, par radinerie et par myopie politique ils vont toujours continuer à descendre amener leurs enfants dans les mêmes établissements voisins de leurs entreprises et bureaux déjà pris dans le miasme populaire et dans la trappe d’un étalage  agaçant d’une trop grande disparité sociale.

Ainsi, va s’ouvrir un autre front de conflits larvés que l’émergence Lavalas va amplement exploiter par des harangues telles que : wòch nan dlo pwal konn mizè wòch nan solèy, lèw santiw gen lafyèv vire gade mòn nan …etc . Aussi, dès la prise de pouvoir les nouveaux Maitres de Port-au-Prince,  anciens fils et filles du prolétariat amenés au pouvoir par la mouvance lavalassienne vont  revendiquer toute la plaine du cul-de-sac pour casser le fiefs du colonat partiaire (production agricole basée sur rente avec un système de deux moitiés) ainsi que les montagnes de Pétion-Ville jusqu’à Furcy en utilisant toutes sortes de violences et de pratiques illégales.

Donc, dans ce combat “siw la fòm la tou” les montagnes surplombant le bassin de Port-au-Prince déjà en cuvette vont connaître le même sort que les bords de mer, construites   d’abord par les nantis  ensuite les pauvres et anciens pauvres et ce,  dans l’anarchie la plus totale .

À partir de 2012 avec la montée du PHTK le paquet import-export-littoral va être l’objet d’une convoitise sans borne des bandits légaux à peine débarqués, ils vont vouloir prendre Arcahaie et tout l’environnement immédiat pour concurrencer et même déloger les anciens tenanciers des côtes des Arcadins . S’en suivent de rudes conflits qui vont provoquer un mouvement de balancier vers le grand sud avec de gros investissements pour concurrencer le nord imprenable. Mais pour y arriver, une stratégie semble être mise en place: entraver les activités de cette zone avec les nouveaux occupants du bidonville de Canaan constitué des déplacés infortunés du séisme de 2010 .

En revanche, comme par enchantement, on a vu Martissant passer à l’attaque avec plus de vigueur que Canaan comme pour foirer aussi le projet du grand Sud : kidnappings, assassinat d’usagers routiers, guerre de tranchées entre bandes .

Maintenant vous vous direz oui, mais comment explique-t-on le débordement de ces guerres de terre brûlée vers le Bas-Peu-de-Chose, Carrefour Feuille, Bel-Air, St Martin, Bas de Delmas ? Ben! c’est simple les ingrédients d’une guerre larvée étaient déjà là, aiguisés maintenant par d’autres éléments satellites : la route des trafics vers des bases établies, le verrou des quartiers handicapant les circuits, la guerre d’hégémonies et de territoires entre bandes, l’épaisseur des recettes au prorata de la superficie occupée, l’obligation de recrutement des policiers dans des  brigades de quartiers qui vont se montrer dans un premier temps bienveillants, mais qui, par la force des choses, et soucis de rentabilité, vont se travestir en de vrais gangs, s’attaquant à leurs propres espaces des fois pour punir, l’indifférence ou la pingrerie de certains riverains qu’ils qualifient de traitres. Ou bien même  les utiliser  comme boucliers humains pour faire face aux forces de l’ordre ou à des bandes rivales.

La situation est que dans cette bataille d’intérêts de clans, de couches, de bandes, les quartiers vont se transformer en forts à prendre d’assaut même s’ils sont réduits en cendre.

Cependant, ce qui est grave nous ne trouvons presque pas d’argument pour convaincre le lupin avec sa torche ravageuse sur le respect du pays, de la souveraineté, du patrimoine, de la mémoire et de la dignité parce que tout cela sonne creux pour lui puisque nous lui avons trop longtemps dénié une humanité.

Les écoles, les universités, les hôpitaux et cliniques sont dans son espace devenu ghetto, mais il n’y a pas droit. Même les écoles nationales, les lycées et les hôpitaux publics ne sont d’accès que par parrainage .

Cette cohabitation intempestive et impossible pousse chaque couche sociale à attendre le bon momentum pour prendre d’assaut le pouvoir et dans ce grand vide, régler tous ses comptes avec l’autre protagoniste , ainsi tous les coups sont permis, même une dictature avec des mercenaires. Aucun intérêt du pays, de la souveraineté dans tout cela, chacun pour soi et Dieu pour tous.

 

Comment éviter le pire au pays ? et est-on encore dans ce momentum ?

Jusqu’à présent Il y a trois mairies dans l’aire métropolitaine qui offrent une certaine stabilité avec lesquelles on pourrait composer pour nous éviter la souillure de notre terre par des troupes étrangères et freiner la violence ambiante.

Pourquoi les acteurs  politiques et de la société civile ne creusent pas cette opportunité de se mettre d’accord sur une déclaration d’urgence nationale et de sauvegarde de la souveraineté. Ainsi par constat on s’appuierait sur le minimum restant de structures utilisables pour colmater les brèches. Monter un conseil de gestion de l’urgence nationale composé de ces trois Maires, des chefs de la Police et de l’Armée, du Commissaire du gouvernement près le Tribunal de 1ère Instance. Ce conseil sera soutenu par un cabinet réduit répondant aux quatre grands champs d’urgence d’un mandat de deux ans tout  en mobilisant dans l’immédiat de manière exceptionnelle tous les agents de sécurité des Mairies, des policiers et des membres de l’armée dans une seule force de sécurité nationale pour :

1) prendre en main la sécurité publique dans le sens large avec le rétablissement de l’ordre dans tout  le pays;

2) La réorganisation de l’aire métropolitaine sans aucune complaisance avec la restitution à l’État de la totalité de son domaine et de ceux déclarés d’utilité publique;

3) Le retour en classe des élèves et étudiants dans la configuration actuelle du pays lock, en réquisitionnant l’usage temporaire pour cause d’utilité publique des locaux publics et privés appropriés, dans chaque commune pour la dispense des cours. Les enfants et profs resteront à leur commune respective où se trouve leur demeure  moyennant la compensation des manques et carences par des cours virtuels organisés dans ces espaces réquisitionnés et équipés par l’État.

4) Reprendre en main la Justice et l’administration publique en suspendant temporairement tous droits sociaux et syndicaux et contraindre la présence par pointage à l’entrée et à la sortie avec une  évaluation mensuelle obligatoire des tâches exécutées.

 

Dans l’intervalle d’un mandat de deux ans  le budget national servira entre autres à réorganiser l’architecture juridico-administrative pour arriver à une saine application de la constitution  amendée en attendant l’organisation des élections. Quoi d’impossible?

 

Daniel JEAN, Av.

6 Avril 2024

LAISSEZ UN COMMENTAIRE

0 COMMENTAIRES