Résumé
Depuis l’indépendance, le pouvoir judiciaire haïtien peine à exercer son rôle de garant de l’État de droit. Malgré les proclamations constitutionnelles, l’emprise persistante de l’exécutif, l’impunité chronique et la faiblesse des mécanismes de contrôle ont empêché l’émergence d’une justice réellement indépendante. Cette fragilité institutionnelle a nourri la corruption, l’instabilité politique et la méfiance citoyenne envers les institutions publiques.
Face à ce constat, l’Avant-projet de Constitution 2025 de l’Assemblée Nationale de la Jeunesse (ANJ) propose une refondation du système judiciaire fondée sur l’indépendance réelle des magistrats, la modernisation des organes de contrôle, et l’établissement d’une justice accessible, impartiale et responsable. En renforçant le Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire, en créant des tribunaux administratifs et en clarifiant les mécanismes de nomination et d’évaluation des juges, cette réforme vise à protéger les droits fondamentaux et à restaurer la confiance publique.
La réussite de cette transformation dépendra toutefois de la volonté politique et de l’engagement citoyen à défendre l’intégrité des institutions judiciaires comme pierre angulaire d’un État démocratique et moderne.
Dans un pays où l’impunité s’érige en système et où la loi plie sous le poids de la corruption et des pressions politiques, parler de justice relève presque de l’ironie. Pourtant, c’est bien de là que doit partir la reconstruction nationale. Car sans justice indépendante, aucune démocratie n’est viable, aucun droit n’est garanti, aucune réforme n’est durable.
Cour de Cassation de la République d’Haïti
Dans cet article, nous nous posons une question essentielle : quelle justice pour quelle République ? Face à un appareil judiciaire en lambeaux, nous faisons la promotion d’une refonte profonde fondée sur trois axes majeurs : réorganiser la justice pour la rendre plus efficace, garantir son indépendance à travers un Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire fort et autonome, et créer des tribunaux administratifs capables de protéger les citoyens contre les abus de l’administration. Ces propositions ne relèvent pas d’un idéal abstrait, mais d’une urgence nationale. Réformer la justice, c’est rétablir la confiance des citoyens dans l’État, c’est défendre la dignité humaine, c’est briser le cercle vicieux de l’injustice qui nourrit la violence et la pauvreté. L’heure n’est plus aux demi-mesures. Haïti doit choisir : refonder sa justice ou s’enfoncer davantage dans l’anomie.
1. Réorganiser la justice pour la rendre plus efficace : une nécessité impérieuse face à un système délabré
La justice haïtienne est à l’agonie. Minée par des décennies de sous-financement, de politisation et d’impunité, elle ne parvient plus à remplir son rôle fondamental : garantir l’État de droit et protéger les droits des citoyens. La proposition de l’Assemblée nationale de la jeunesse visant à réorganiser la justice pour la rendre plus efficace est donc non seulement pertinente, mais urgente. Nous faisons face à un système judiciaire miné par une crise profonde et dont l’insécurité vient fragiliser son socle. Près de 90 % de l’agglomération de Port-au-Prince, contenant les juridictions principales du pays, est hors du contrôle de l’État, selon Ghada Fathy Waly, directrice générale de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC), au Conseil de sécurité de l’ONU. Diverses juridictions dont le Tribunal de Première instance de Port-au-Prince, ont été obligées d’être déplacées pour partager des locaux inadaptés avec d’autres institutions.
À regarder les différentes lois budgétaires, de maigres ressources ont souvent été alloué à la justice. Ce qui témoigne un désintérêt des autorités pour ce pilier fondamental de la démocratie. Un autre constat, est celui de la surpopulation carcérale. 84 % de la population carcérale Haïtienne est en attente de jugement, en violation flagrante de leurs droits fondamentaux. Cette situation est exacerbée par le manque de personnel judiciaire qualifié, de ressources matérielles et de volonté politique pour engager des réformes structurelles.
Dans notre proposition de réforme constitutionnelle, l’ANJ opte pour une meilleure représentation des personnels judiciaires avec une formation beaucoup plus adéquate. Ce qui passe par la formation initiale et continue des magistrats, avocats et autres personnels judiciaires. Ce qui aura pour effet, l’amélioration de la qualité des décisions rendues et restaurer la confiance du public dans la justice. Des programmes de formation doivent être mis en place en collaboration avec des institutions nationales et internationales avec un contrôle strict sur la qualité des enseignements. Avec un personnel ayant une compétence spécifique sur le Droit, ceci nous amènera à la création de juridictions spécialisées qui auront, non seulement à traiter des questions techniques et beaucoup plus sensibles, mais aussi, pour garantir un meilleur respect des droits fondamentaux. Ces juridictions auront à s’assurer une meilleure proximité et une meilleure célérité dans certaines décisions de justice.
En plus de ces juridictions spécialisées, une déconcentration des juridictions existantes s’avère être nécessaire. D’où la création la création de tribunaux de paix dans les zones rurales et la mise en place de mécanismes de justice alternative, tels que la médiation et l’arbitrage, pouvant contribuer à rapprocher la justice des citoyens et à désengorger les tribunaux. Ce qui permettra à mieux combattre la détention prolongée, entraînant la surpopulation carcérale. Avec un personnel compétent et des juridictions de proximité, les décisions de justice seront beaucoup plus celées pour rendre dynamique la confiance des justiciables. Ce qui aura comme conséquence, la réanimation de l’intérêt de la population à saisir les Tribunaux pour traiter leurs différends. Dans un système où la justice est souvent sollicitée, cela entraîne l’évolution du Droit. Car le personnel judiciaire aura l’intérêt à aiguiser leurs compétences mais aussi cela évitera la paresse du législateur, qui se trouvera dans l’obligation à mieux réagir les relations sociales.
En plus de la formation et d’une meilleure déconcentration des juridictions, il faudra aussi avoir un organe de contrôle du système judiciaire beaucoup plus indépendante et forte. D’où l’extension des pouvoirs du CSPJ (Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire) à la nomination des Juges et avoir une indépendance beaucoup plus effective. La nomination et la promotion des magistrats doivent être basées sur des critères de compétence et d’intégrité, à l’abri de toutes influences politiques.
La réorganisation de la justice haïtienne est un chantier colossal, mais indispensable pour sortir le pays de l’impasse actuelle. Elle nécessite une approche globale, des ressources adéquates et un engagement sans faille de tous les acteurs concernés. L’Assemblée nationale de la jeunesse, en mettant cette question au cœur de ses propositions, démontre une conscience aiguë des défis à relever et une volonté de contribuer activement à la réforme di système judiciaire haïtien. La société civile, les organisations professionnelles, les partenaires internationaux et les citoyens eux-mêmes ont également un rôle à jouer pour exiger des comptes et soutenir ces initiatives de réforme.
2. Garantir l’indépendance par un Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire
Dans un État de droit, l'indépendance du pouvoir judiciaire est considérée comme une pierre angulaire, car c'est ce pouvoir qui garantit vraiment la protection effective des droits fondamentaux. Or, sans un dispositif institutionnel robuste, les institutions judiciaires risqueraient de devenir vulnérables aux pressions politiques ou économiques, reproduisant ainsi les dérives déjà observées dans le système judiciaire haïtien.
C’est dans ce contexte que s’impose la création d'un organe indépendant qui n'est sous l'influence d'aucun pouvoir pour assurer l'autonomie des autorités judiciaires. Il s'agit du conseil supérieur du pouvoir judiciaire (CSPJ). Placé en dehors de toute tutelle exécutive ou législative, ce Conseil aurait pour mission de recruter tous les magistrats qu'ils soient debout ou assis, et veille à ce que les juridictions spécialisées respectent les standards d’impartialité, de compétence et de transparence. Ainsi en en retirant ces prérogatives entre les mains de l’exécutif on évite que les juges soient choisis ou sanctionnés en fonction de leur proximité avec le pouvoir politique.
D'autres part le CSPJ aura pleine compétence dans la protection du pouvoir judiciaire contre les ingérences des autres pouvoirs. En effet, l’existence d’un tel organe est plus que nécessaire pour la protection de la liberté de jugement des magistrats. Ainsi, les décisions judiciaires reposent davantage sur le droit et les faits que sur des considérations partisanes ou clientélistes, et de surcroît le transfert du pouvoir judiciaire a la CSPJ donne beaucoup plus de protection au magistrats debout.
L’efficacité d’un CSPJ ainsi conçu reposerait sur deux éléments essentiels : son autonomie financière et son autorité normative. En disposant de moyens budgétaires propres et d’un pouvoir réglementaire dans la gestion des carrières judiciaires, le Conseil pourrait véritablement matérialiser l’indépendance du pouvoir judiciaire, évitant ainsi qu’elle ne demeure un simple principe de façade.
Ainsi, à travers la consécration constitutionnelle d’un Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire doté de compétences réelles et effectives, la réforme envisagée ne se limite pas à moderniser l’architecture juridictionnelle. Elle ambitionne de poser les fondations d’une justice indépendante, impartiale et digne de confiance, condition sine qua non de la consolidation démocratique en Haïti comme nous l'avons proposé dans notre avant projet en ses articles VII et XI.
3. Des Tribunaux administratifs pour défendre le droit des citoyens contres les abus de l’administration centrale et les collectivités territoriales
L’administration publique est la garante de l’ordre public général, c’est-à-dire la sécurité publique, la salubrité publique et enfin la tranquillité publique, en vue de permettre une meilleure jouissance des droits fondamentaux par tous. Pour arriver à cette fin, elle dispose de la prérogative de la puissance publique. Cela sous-entend que le droit qui doit s’appliquer à l’administration ne saurait être soumis au régime de droit commun. En ce sens, les autorités administratives ont « des privilèges exorbitants ». Face à ce déséquilibre entre les administrés et l’État, il n’est pas rare que les autorités administratives usent de ces larges prérogatives pour prendre des décisions arbitraires à l’encontre des citoyens.
Sur cette entrefaite, on a créé les tribunaux administratifs qui permettraient donc aux citoyens de faire valoir leurs droits face à l’État et d’obtenir des réparations en cas d’abus ou de faute administrative. « Nul n’est au-dessus de la loi ». De surcroît, dans un État de droit, l’administration publique est soumise au principe de légalité des actions administratives. Cela sous-entend que les décisions de l’administration doivent être conformes à la loi (Georges Vedel, 1958).
Sur ces faits, la Constitution de 1987 a prévu, dans ses articles 200 et 200.1, la création de la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif. Cette Cour a une triple mission : elle est l’organe consultatif avant l’adoption de la loi de finances, elle veille sur la légalité des actes administratifs et, enfin, elle gère le patrimoine de l’État.
Néanmoins, cette Cour s’est avérée inefficace face aux enjeux démographiques et administratifs du pays. En effet, le décret du 17 mai 2005 portant sur l’administration publique et le décret du 1er février 2006 sur la fonction publique territoriale donnent à la CSC/CA la compétence pour reconnaître tous les litiges entre un fonctionnaire et l’administration, mais aussi entre l’administration et les administrés. Pourtant, le juge administratif ne siège que dans la capitale, ce qui favorise un engorgement de la Cour, dans la mesure où « près de la moitié des Haïtiens vivent dans des zones rurales éloignées des tribunaux et sont donc confrontés à des difficultés supplémentaires pour accéder à la justice ».
Face à ce problème, nous avons suggéré une réforme des tribunaux administratifs et la dissociation de la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif. En effet, nous avons proposé de créer la Cour supérieure des comptes et de la fiscalité publique, qui aura pour mission de gérer le patrimoine physique de l’État, de réaliser les audits dans l’administration publique centrale et dans les collectivités territoriales, de contrôler les dépenses de l’État, de vérifier l’efficacité des politiques publiques du gouvernement et, surtout, d’avoir pour mission de délivrer les certificats aux ordonnateurs et comptables des deniers publics (Article XV).
Et pour les contentieux administratifs, nous avons prévu la création des tribunaux administratifs. En fait, nombreux sont ceux qui sont victimes des abus de pouvoir de l’administration publique. Pourtant, la majorité des citoyens ignorent le fait qu’ils ont le droit de contester les décisions prises par les autorités administratives devant ces tribunaux. Ainsi, nous avons prévu un tribunal administratif dans chaque collectivité territoriale. Ces tribunaux auront pour mission de protéger les droits subjectifs des citoyens, en identifiant les droits lésés, et à partir de ce droit-là, les juges de ces tribunaux prendront un ensemble de dispositions pour faire cesser l’atteinte à ce droit. Ensuite, ces tribunaux procéderont à l’annulation des actes unilatéraux pour cause d’illégalité. Dans ce cas, ils exercent un contrôle de légalité sur les actes (Article 11, al. 6).
En outre, la création des tribunaux administratifs dans chaque collectivité territoriale favorisera une justice de proximité, plus rapide, accessible et équitable. Elle permettra également de renforcer la redevabilité des autorités locales, en les incitant à respecter le droit et les principes de bonne gouvernance. Ces tribunaux contribueront à instaurer une véritable culture de la légalité administrative et de la responsabilité publique en Haïti. Par leur rôle, ils participeront à la consolidation de l’État de droit, à la protection des droits fondamentaux et à la modernisation du système judiciaire haïtien dans son ensemble.
Auteurs : Stanley Sthawanthes Chereste, Jean Phillipe Vedrine & Éditeur web : Godson Moulite
Bibliographie
• Assemblée Nationale de la Jeunesse. (2025, juin). Proposition par l’ANJ d’avant-projet de Constitution de la République d’Haïti 2025. https://www.assembleenationaledelajeunesse.com/nos-travaux/2520032_proposition-par-l-anj-d-avant-projet-de-constitution-de-la-republique-d-hayti-2025
• Vedel, G. (1958). Droit administratif (Coll. « Thémis »). Presses Universitaires de France.
• Bureau des Avocats Internationaux (BAI), Institute for Justice & Democracy in Haiti (IJDH), Alternative Chance, & Réseau National de Défense des Droits Humains (RNDDH). (2022, février). Les défis du secteur de la justice en Haïti.
• Collectif contre l’impunité & Avocats sans frontières Canada. (2018, mars 2). Mémoire présenté à l’occasion de l’audience thématique de la 167ᵉ session portant sur la lutte contre l’impunité.
• United Nations Integrated Office in Haiti (BINUH). (2025, septembre 17). Tribune : La surpopulation carcérale et ses conséquences ainsi que la détention préventive prolongée. http://binuh.unmissions.org/fr/tribune-la-surpopulation-carc%C3%A9rale-et-ses-cons%C3%A9quences-ainsi-que-la-d%C3%A9tention-pr%C3%A9ventive-prolong%C3%A9e
• Constitution de la République d’Haïti amendée. (2012, août). La Constitution de la République d’Haïti de 1987, amendée le 9 mai 2001. Les Éditions Fardin.
• Loi portant sur l’administration centrale, 17 mai 2007 (Haïti).
• Loi sur la fonction publique territoriale, 1 février 2006 (Haïti).
• Décret relatif à la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif, art. 23, 23 novembre 2005 (Haïti).
