Pour la vérité et pour l’histoire

La position du Bâtonnier Evens Fils, membre du Conseil Supérieur du Pouvoir judiciaire (CSPJ), sur la problématique de renouvellement du mandat des juges à la Cour de cassation.

 

  1. Du droit de se positionner
  1. Tout d’abord, le Bâtonnier Evens Fils se fait le devoir de répondre à une question sous-jacente : le Bâtonnier et membre du CSPJ a-t-il le droit de forger sa propre opinion sur une question de droit de portée nationale? La réponse est affirmative. Sur une question publique, dans une sphère de services publics, sa position peut être publiquement connue.  Loin d’être un magistrat en fonction, il n’a pas la vocation de juger les questions litigieuses de la République. Son droit de réserve ne s’applique pas aux théories de droit et aux doctrines juridiques auxquelles il adhère. Nul ne peut empêcher quelqu’un de déclarer publiquement : « La justice doit être impartiale et indépendante », qu’importe la fonction, le rang ou le grade que celui-ci occupe.
  2. En effet, aux vœux de l’article 40 de la loi de 2007 sur la Magistrature, même les Magistrats Chefs de juridiction en Haïti ont le droit de rendre publics des communiqués écrits sur l'état d'avancement des procédures pendantes devant leur juridiction. Ils peuvent informer l'opinion, y compris par des déclarations dans les médias, dans les limites de l’éthique de la magistrature. Les magistrats syndicalistes en sont la démonstration. De la même façon, l’actuel juge de la Cour Suprême des États-Unis, Stephen Breyer, ayant à son actif plus de 25 ans de carrière, a publié, durant sa fonction, ses opinions sur la démocratie et le mode d’interprétation moderne de la Constitution américaine.  Quant au Bâtonnier Franck Natali, actuel membre du Conseil de la Magistrature en France (CSM, équivalent du CSPJ en Haïti), avocat en exercice, il n’hésite jamais à défendre des questions de droit dans les tribunaux et en public, toujours est-il dans les limites de la discrétion de son assemblée collégiale et des affaires internes. Heureusement, le droit n’est pas le produit de l’imagination débridée des inventeurs incultes, ni de ceux qui sont étrangers à la rigueur scientifique et au positivisme juridique.

 

 À présent, sans autre digression, le bâtonnier porte en lui la certitude que :

  1. De la nécessité de combler la vacance à la Cour de cassation
  1. Il est évident que renouvellement du mandat des honorables juges de la Cour de cassation ou l’intégration de nouveaux juges est une préoccupation nationale. Sans le fonctionnement de la Cour de cassation, les garanties judiciaires s’effritent et les justiciables sont livrés à eux-mêmes. Le dysfonctionnement de la Cour de cassation est un acte flagrant de déni de justice et de destruction de l’idéal de l’État de droit.
  2. En outre, cette question républicaine transcende les intérêts privés et les clivages politiques. Chacun peut vouloir s’en approprier, mais la neutralité et l’objectivité qui commandent l’heure remettent cette question au-dessus de la mêlée et tranchent le débat.
  3. Néanmoins, si le débat portant sur la nécessité de renouveler les juges est indubitablement tranché, « comment renouveler le mandat des juges de la Cour de cassation ?» s’ouvre sur un nouveau débat au regard du constat du dysfonctionnement du Sénat impliquant, par voie de conséquence, l’inapplication de l’article 175 de la Constitution.

 

C. La prédominance des principes de droit en cas d’inapplication des lois.

  1. Avant de s’aventurer dans la recherche d’une piste de solution, il sied d’encadrer le débat et de substituer les principes qui gouvernent le droit aux textes de loi en veilleuse. Car, les textes de loi sont confectionnés au moyen des principes généraux de droit et des valeurs. Ces principes sont des règles de portée générale qui ne résultent d'aucun texte écrit ayant valeur juridique. Ils s'appliquent même en l'absence de texte en reconnaissance de leur valeur législative et même constitutionnelle. Si un texte peut devenir inapplicable par la force des choses, le principe général de droit dont il émane est intemporel et doit être impérativement respecté.
  2. S’il est urgent de combler la vacance à la Cour de cassation,  on ne peut non plus procéder par la violation des principes de droit et des valeurs républicaines. Droit au but : L’Exécutif ne doit point jouer le rôle qui a été attribué au Sénat. Généralement, trois acteurs interviennent dans le processus de nomination des juges de la Cour de cassation : Le Sénat, le CSPJ, l’Exécutif. Le premier confectionne la liste des juges (Art.  175 de la Constitution) assorti de leur enquête traditionnelle et débats ; le second donne son avis favorable (Art. 14 de la loi de 2007 sur la Magistrature) ; le dernier signe une nomination du nombre des juges qui lui sont soumis (Art. 175 de la Constitution). Le législateur a confié au Sénat (une assemblée d’élus représentant le peuple) ce rôle afin de limiter l’influence de l’Exécutif dans la nomination des juges et en garantir l’indépendance du Pouvoir Judicaire. Le Sénat est co-dépositaire de la Souveraineté nationale. C’est ce qui l’habilite à toucher partiellement au dossier d’un juge. Le Gouvernement ne doit ni préparer une liste de trois personnes par siège, ni soumettre de liste de juges à nommer à la Cour de cassation. Bénéficiant d’une légitimité indirecte, le Gouvernement, composé de personnalités nommées, ne peut s’attribuer des tâches exclusivement réservées à un pouvoir.
  3. Au fait, c’est une infamie, voire un sacrilège, qu’un juge dépose son dossier au Ministère de la Justice en vue de sa nomination. Peut-il déposer son dossier sans une lettre de couverture ? Que dira-t-il dans sa lettre de couverture ou requête ? Monsieur le Ministre, par la présente, je vous soumets ma candidature pour le poste vacant de juge à la Cour de cassation….et j’en passe.  Quel scandale ! Maintenant, le Magistrat, appelé à siéger dans la plus haute instance judiciaire, est livré aux caprices d’un ministre ? Quelle est l’utilité de ce dépôt de pièces au Ministère de la Justice si le magistrat n’est pas assujetti à une enquête préliminaire avant la confection de la liste ? Qu’est-ce qui empêchera ce Garde des Sceaux de convoquer tous les postulants à une rencontre extraordinaire au Ministère de la Justice, sous peine de voir leur nom rayé de la fameuse liste ? Puisque le CSPJ ne peut ni choisir ni classer des noms par siège ? Qui le fera en absence du Sénat ?
  4. Il est de principe que le Judiciaire ne doit pas s’incliner devant l’Exécutif. La loi de 2007 sur la magistrature, dans son esprit comme dans sa lettre, veut que le juge, appelé à remplir une mission sacro-sainte, ne s’adresse qu’au CSPJ qui est son organe de contrôle et d’administration. Ce n’est pas par fantaisie que le législateur en a ainsi décidé. C’est compromettre à petit feu l’indépendance du Pouvoir judiciaire déjà acquis dans des conditions difficiles. Un juge qui est choisi arbitrairement et dont le nom est soumis par l’Exécutif en amont, puis reçoit sa commission de nomination en aval par ce même Exécutif est exposé au devoir de redevance. De cet absolutisme du Gouvernement, s’il y a contestation sur les noms, quel est le recours des postulants ? Comment protéger leur dignité ?  Trop de pouvoir, à l’instar de la fraude,  corrompt tout.
  5. De toutes les manières, l’absence du Sénat ne peut pas justifier le cumul de deux attributions par l’Exécutif. L’indépendance des magistrats concerne, avant tout, les rapports du juge avec les autres pouvoirs. L’Exécutif ne doit ni intervenir au seuil du processus, ni constituer une liste de noms par siège, ni traiter préliminairement les dossiers des juges. La mission de l’Exécutif, qui se situe à la dernière étape, peut se confiner qu’à remplir une formalité unique: la signature de nomination des juges retenus, si faire se peut.

 

D. Le dénominateur de toute considération

  1. À cette phase, dans ce carrefour pavé d’impossibilités, deux scénarios peuvent être envisagés au regard du vide institutionnel et judiciaire. Ceux-ci ne sont pas parfaits, certes, mais ils comportent tous parfaitement le respect des principes qui doivent gouverner le processus de nomination des juges. Dans une perspective consensuelle, le principe de la transparence, le principe de l’impartialité, le principe d’équité et le principe d’indépendance du Pouvoir judiciaire. De plus, le processus sera strictement limité à trois juges pour répondre à un problème ponctuel dans un contexte singulier. La dernière liste de juges disponible au Sénat peut être revue. La formation d’une liste de trois (3) personnes par siège et le principe du quota d'au moins trente pour cent (30%) de femmes en seront reconnus et appliqués. En outre, toutes les dispositions légales et constitutionnelles, à l’exception de la pleine attribution du Sénat, seront suivies.
  2. Au fond, notre préoccupation est le respect des principes en dehors de tout texte légal ou constitutionnel pour que les anarchistes et les tenants du chaos n’en profitent en criant : « On ne peut plus appliquer la Constitution. Tout est permis. », « An nou fè bagay la monchè. Fòk ou reyalis. Pa chèche la ptit bèt ». Lorsque même un juge ne croit pas à l’idéal de justice parce qu’en son âme et conscience secrète le pays est irréversiblement détruit, alors les citoyens sont livrés indéfiniment aux gangs qui gouvernent dans le vide. Or, la nature a horreur du vide, nous enseigna le philosophe Aristote.  

 

E. Des scénarios

  1. Scénario I : En absence d’un Sénat complet, on procèdera à la formation d’une commission multisectorielle. La Commission Consensus Légitime (CCL). Elle comprendra le tiers du Sénat, la Fédération des Barreaux d’Haïti (FBH), les associations de magistrats, des organisations de la société civile et de droits humains. Ce processus en quête d’une plus large légitimité sera consacré préalablement par un document de référence. Ce scénario répond au vœu du législateur qui a dicté que c’est le peuple qui doit choisir les juges via des assemblées. En Haïti, aux termes de l’article 175 de la Constitution,  la liste des juges de paix à nommer doit être soumise par les assemblées communales ; ceux des Cours d'appel et des Tribunaux de Première Instance le sont sur une liste soumise par l'Assemblée départementale concernée ; les juges de la Cour de cassation par le Sénat qui représente le peuple.
  2. Même si la plupart d’entre nous est gangrené par le dédain de respecter la loi pendant des années, rappelons-nous : La justice, ce service public, est l’affaire du peuple. Ce n’est pas de la technocratie d’un groupuscule de fonctionnaires à Port-au-Prince contre de respectueux juges de province. Car l’un des piliers de la justice est la confiance du peuple dans les juges. On peut être le technocrate le plus habile du monde, mais si le peuple ne vous fait pas confiance, si votre moralité est relativement douteuse, vous n’êtes pas digne d’être juge. Le triangle professionnel du juge est compétence, intégrité et courage. L’intérêt général étant le mobile de l’action publique, la gestion du « res publica » est différente de l’administration des affaires privées. En droit public, la forme valide le fond. La bonne foi ne compte pas.
  3. Scénario 2. Dans l’hypothèse que les désaccords politiques et idéologiques empêchent les acteurs du premier scénario de transiger, le dévolu sera jeté sur le deuxième scénario. La Commission CAM (Commission-Avocature-Magistrature). Une commission de neuf (9) membres sera formée : des cinq Chefs de Juridiction des Cours d’appel ou leur représentant, de deux juges de la Cour de cassation, de deux représentants de la FBH. Après étude préliminaire des dossiers, le mandat des juges de la Cour de cassation qui étaient en fonction jusqu’au 16 février 2022 sera renouvelé sur avis favorable du CSPJ. Les nouveaux juges qui entreront à la Cour de cassation pour la première fois seront choisis par TIRAGE AU SORT, trois par siège, dans une audience publique tenue par ladite commission. Puis, interviendra le CSPJ qui transmettra son avis à l’Exécutif.
  4. Au demeurant, ces deux scénarios qui dérivent de la position de certains éminents juristes haïtiens pourraient être éprouvés par deux obstacles majeurs. Premièrement, l’Exécutif risque de ne pas pouvoir trop influencer le processus ni glisser facilement une liste préétablie.  Deuxièmement, les protagonistes des jeux politiques, qui voudraient utiliser la justice comme leur principal levier pour la conquête du pouvoir, en seraient lésés. Que rien ne se fasse pour débloquer la Cour de cassation, tel est leur souhait. Enchantés du chaos institutionnel, ils refusent que les autres fassent ce qu’ils auront fait à leur place.  
  5. Quand une formalité est véritablement impossible, elle est souvent remplacée par une autre tout en gardant la même valeur. Mais, on ne la dévalorise pas pour s’en échapper ou en faire le contraire de la vertu qui la composait. De plus, la formalité impossible ne doit pas se porter sur l’essence, mais sur une démonstration procédurale.  
  6. Quiconque peut prendre le contre-pied de cette proposition. Le contradictoire est le propre du Droit ; les nuances, sa parure.  Mais, il n’y a pas lieu à cautionner ce processus mort-né, substantiellement biaisé et formellement inadéquat.  À ceux qui s’y opposeront, d’ores et déjà, on leur formule deux questions : En absence d’une autorité législative, qu’est-ce qu’ils ont à perdre si un processus est largement consensuel, transparent, impartial et sa compréhension accessible au public comme un surplus à leur volonté désintéressée? Question 2 : Ce qu’ils ont à contre-proposer, respecte-t-il les principes d’impartialité, de transparence et d’équité au point de s’approprier la légitimité du peuple ?

 

F. Conclusion

  1. Somme toute, que chacun se rappelle que la légitimité est supérieure à la légalité. C’est un principe élémentaire. La légitimité ne se présume pas, c’est une valeur que comporte un fait incontestablement constatable. Quand un processus n’est ni légitime, ni légal aux yeux du peuple ou de ses représentants, c’est le Big Bang primitif dont a parlé Georges Lemaitre pour expliquer la création de l’univers.  On ignore ce qui peut naitre de notre réalité fragile. La justice est une arme à double tranchant. À l’origine, il ne revenait pas à l’homme de juger ni de décider du sort de l’autre. Quand cette prérogative lui est exceptionnellement dévolue, il doit le faire avec crainte et tremblement afin d’éviter le renversement des rôles.
  2. En définitive, le problème de la Cour de cassation nous concerne tous aujourd’hui. Le principe de la continuité du fonctionnement des institutions de l’État doit être respecté même dans un régime d’exception. On doit inéluctablement trouver une solution dans le respect des principes de droit et des valeurs universelles. Ce n’est pas l’occasion de rouvrir les brèches, mais celle de reconnaitre les conséquences de nos dérives. Quel que soit le cas de figure, l’Exécutif ne doit pas se substituer au Sénat, ni influencer le processus, ni soumettre de liste de juges à nommer. Son rôle doit se confiner dans une formalité unique consistant à signer la nomination des juges retenus pour la Cour de cassation à l’issue d’un consensus légitime des acteurs concernés par la question. Pour sortir de l’impasse, la nation attend des résultats moyennant acceptables. Sauvons la Cour de cassation et sauvons-la bien. Ainsi, nos décisions ne doivent pas nous conduire à des contradictions majeures capables d’éclabousser les autres institutions.

PS : Ces idées n’engagent que le Bâtonnier Evens Fils et non l’institution à laquelle il appartient. Ce qui est interne reste à l’interne. Par ailleurs, il est tenu de respecter tout vœu solennel que la majorité aura exprimé.  

 

Ouanaminthe, le 17 février 2022

Par le Bâtonnier Evens Fils, Conseiller.

LAISSEZ UN COMMENTAIRE

0 COMMENTAIRES