Pullulement des partis politiques en Haïti : une précarité démocratique?

Un parti politique pourrait se définir comme un ensemble de citoyens et citoyennes qui portent un projet de société commun dans un but ultime qui est la prise du pouvoir politique par des moyens légaux. Un parti politique se diffère d’autres structures comme : syndicat, groupes d’intérêt… Elles sont considérées comme des groupes de pression visant à influer sur les centres de décision. Le lien entre les partis politiques et la démocratie, telle que nous la connaissons à l’époque contemporaine, nous semble tout à fait évident. Car, l’émergence de la démocratie s’est accompagnée des partis politiques dont la genèse remonte aux États-Unis en 1830, en Angleterre en 1832, et en France en 1901.  En Haïti, depuis le 19e siècle, le système politique est essentiellement caractérisé par deux grands partis : parti national et libéral. Après la dictature des Duvalier, le cap a été mis sur la démocratie où l’on assistait à un éclatement des partis politiques qui jusqu’à présent n’a cessé de progresser. Cette progression est l’expression même du pluralisme étant un principe fondamental dans une démocratie. Ainsi, si le nombre des partis politiques nourrit en quelque sorte l’idée du pluralisme démocratique, le pullulement des partis politiques en Haïti exprime-t-il une précarité démocratique ?

Utilité des partis politiques

Le parti politique, poumon du pluralisme, représente un élément nécessaire et indispensable à toute démocratie. C’est par l’entremise des partis que le peuple exerce sa souveraineté et qu’il lui convient de gouverner dans la logique d’Abraham Lincoln qui conçoit la démocratie comme le « gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple ». Le fondement même d’un État démocratique c’est l’existence des partis qui, comme dans une économie libérale à travers la loi de l’offre et la demande, assure l’équilibre dans la société. 

Dans le cas d’Haïti, les partis politiques sont comme incapables de proposer une «offre» politique valable pour répondre aux desiderata de la population. En tant qu’institutions, les partis n’arrivent pas encore à contribuer à la restructuration de la vie sociale et participer à la construction d’une démocratie fondée sur la justice sociale. Ce qui donne l’impression que les partis ne sont pas vraiment utiles socialement.  

Sous d’autres angles, on peut remarquer que les partis politiques servent de lieux de valorisation en tant que mécanismes d’accès au privilège que seul l’État peut garantir. Ils servent également comme interfaces par rapport à l’international dont la légitimité est plus importante que presque tous les secteurs de la vie nationale même réunis d’une seule voix. Les partis au lieu de chercher à se légitimer auprès de la population se tournent souvent vers l’international tandis que les partis devraient jouer un rôle de médiation entre la société civile et les pouvoirs publics.

Les partis politiques en Haïti à l’aune de la modernité

Des auteurs en Science politique, notamment Dominique CHAGNOLLAUD (1956-) pose des critères pour que les partis politiques soient reconnus comme modernes. 

Tout d’abord, le parti politique «moderne» doit être une organisation durable et pérenne. Cette dimension de durabilité s’inscrit dans une démarche de continuité des activités du parti au-delà du temps électoral. Il est vrai que le parti vise la conquête du pouvoir politique et son exercice, mais ses activités internes doivent se poursuivre malgré une défaite électorale. Car, il s’agit d’une institution qui doit assurer continuellement la formation de ses membres pour une meilleure compréhension des enjeux sociaux voire sociétaux. Ce qui favorise une «offre» politique adaptée aux besoins évolutifs des citoyens et citoyennes. Ainsi, dans le paysage politico-électoral haïtien, cette durabilité des partis n’est pas malheureusement un élément acquis. La plupart des partis s’affirment qu’en moment électoral.

Ensuite, la légitimité des partis tant au niveau national que local. La défiance citoyenne à l’égard du politique n’épargne pas les partis politiques en Haïti. La majorité des partis, pour ne pas dire la totalité, n’ont pas de structures organisationnelles fonctionnant sur tout le territoire national. Ce qui permettrait une proximité avec l’électorat afin de mieux connaître les projets de société, portés par les partis politiques.

Enfin, si les partis politiques sont l’expression même de la démocratie, ils doivent pratiquer en son sein : la démocratie interne. Les candidat.e.s qui vont représenter le parti à l’externe (dans les élections nationales ou locales) doivent être présélectionné.e.s par les membres du parti. En Haïti, on s’aperçoit que cette présélection qu’impose la «modernité» se réfère à une logique de notabilité au sein du parti. Donc, on constate d’emblée des pratiques anti-démocratiques dans une institution qui se réclame démocratique.

Prolifération des partis, entre l'idéologie, l’égo politique et  l'intérêt

Si l’on considère le positionnement idéologique des partis politiques dans une approche occidentale, nous pouvons citer ces trois (3) courants : gauche, centre et droite. Le vocabulaire politique haïtien n’écarte pas l’utilisation de ces courants. Il faut mentionner que plus de cent soixante-cinq (165) partis sont enregistrés au Ministère de la Justice, cela suppose que chacun d’entre eux s’approprie d’une idéologie politique différenciée. Par exemple, plusieurs partis se disent positionnés au centre-gauche, or ils vont s’affronter radicalement dans les prochaines élections. Ici, nous constatons que les acteurs politiques ont du mal à se rallier autour des idées qui semblent susciter des points convergents. Effectivement, la démocratie exige un pluralisme idéologique, mais pas un pluralisme qui se fonde sur des facteurs homogènes. Donc, nous observons, à cet égard, une sorte de « gaspillage idéologique » dans l’arène politique en Haïti. Cela ramène à ce que le sociologue Laënnec HURBON appelle « l’indifférenciation idéologique » des partis politiques. 

L’égo politique nous paraît aussi jouer un rôle crucial dans le pullulement des partis. Le problème de ralliement des idéologies similaires nous prouve combien la surestimation du « je » sur le « nous » collectif est très prégnante dans le jeu politique haïtien. Cela occasionne avec toute évidence la non-institutionnalisation des partis et la montée en puissance des « partis-valises ».

Les partis sont souvent nouveaux, mais leurs pratiques sont toujours traditionnelles. Ce sont des partis politiques qui veulent être comptés et proches de la table de négociation au moment des grandes décisions. Leur lutte pour le pouvoir est plutôt motivée par un désir de changement de leurs conditions de vie que par une amélioration du bien-être collectif. Ils sont souvent considérés comme corrompus et ne servant pas l’intérêt général. Cette représentation entache leur autorité fondée en droit et leur crédibilité qui sont primordiales pour la légitimité de tout processus démocratique et des institutions y afférentes.

Pullulement des partis, pour quels résultats ?

Plus de trente ans d’apprentissage démocratique, Haïti reste un pays miné par la violence et l’instabilité politique. Celle-ci est ponctuée de coups de force successifs pour le contrôle de l’État et les ressources économiques qu’il procure.

La plupart des partis passent généralement outre des principes démocratiques au travers des moyens illégaux pour engendrer une sorte de désordre politique. Ces détournements de principes concourent à la destruction des biens publics, des vies humaines et surtout à l’effondrement de toute la société haïtienne. 

Au pouvoir, des démagogues et corrompus nous semblent occuper une place importante. En dehors du pouvoir, le recours à la violence et la notion de « révolution » sont des constantes. Sous leurs yeux complices, le pays trépasse et on ne sent aucune volonté manifeste pour mettre fin au cycle de la violence et privilégier la confrontation d’idées comme principe régissant le fonctionnement de la démocratie. Cette incapacité à transcender les différends au profit de l'intérêt général laisse entrevoir un pays avec des institutions affaiblies, une économie trébuchante, un  enracinement de la corruption, etc.

Il s’avère de constater que malgré la présence de nombreux partis politiques en Haïti, sa démocratie pointe du doigt des éléments de précarité : leur utilité sociale et sociétale est largement à considérer, leur carence en termes d'institutionnalisation entrave tout progrès vers une modernité, l'indifférenciation idéologique des partis politiques et le souci de soi sont autant de facteurs pouvant expliquer cette multiplication grandissante des partis. En réalité, ce n’est pas le pullulement des partis qui pose problème, mais plutôt l’usage abusif qu’on fait des principes démocratiques. Normalement, ce pullulement devrait être un levier pour la santé démocratique et permettrait à la population de bénéficier de meilleures offres politiques. Cependant, les comportements anti-démocratiques des acteurs révèlent un système démocratique qui se porte mal. Pour remédier à cette situation, à notre sens précaire, plusieurs pistes d’améliorations sont envisageables : promouvoir une culture politique privilégiant des coalitions entre des sensibilités politiques qui sont susceptibles d’exprimer des revendications homogènes et revoir les lois sur la création des partis politiques avec une procédure plus contraignante afin de renforcer leur légitimité dans la société. On pourrait néanmoins s'intéresser aux cycles de vie de ces partis, nés dans ce courant de pullulement. Une telle réflexion sur les partis devrait s’inscrire dans une logique de longue durée, si l’on veut que les partis politiques soient de véritables vecteurs de changement.

Amos FRANÇOIS, Consultant-Politiste et Guire Ricardo DOSSOUS, Consultant-Manager public et privé

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