Haïti : Un cercle de feu

Si dans le champ des Sciences Sociales la notion de crise renvoie à une situation de malaise qui affecte une société à une période précise de son histoire c’est-à-dire un état passager dans la vie d’un peuple, en Haïti elle a un caractère permanent. Elle entre dans le vécu et le mode de fonctionnement de l’Haïtien. Celui-ci ne conçoit pas la vie en dehors des crises qui font désormais partie intégrante de sa culture et de son histoire tumultueuse. Loin d’être un état d’exception encore moins une anomalie, dans notre pays, La crise est un fait normal qui structure le relationnel. Elle entre souvent dans le cadre des manœuvres de diversion  des acteurs pour pérenniser le système d’apartheid social et d’exclusion économique. Dans le cadre d’un système politique non démocratique, comme c’est le cas en Haïti, la crise, le coup d’État ou l’assassinat, par exemple, est un mécanisme d’alternance politique (Pierre Etienne : 2007)

 

Deux ans après son accession à l’indépendance en 1804, le pays a connu une profonde crise institutionnelle à la suite de l’assassinat du fondateur de la Patrie, le général Jean Jacques Dessalines. Celle-ci a occasionné en 1807 au terme de la bataille de Sibert la scission de la nouvelle République en deux États rivaux jusqu’en 1820 : la Royauté christophienne du nord et la République pétioniste de l’ouest et du sud.  Dès lors, Haïti entre dans un état de turbulences sociopolitiques jusqu’à l’Occupation américaine de 1915.

 

Cette occupation (1915-1934) a créé une stabilité apparente. Les seigneurs de la guerre neutralisés, les Cacos désarmés et les militaires furent contraints de rester dans leurs casernes pour garantir l’ordre néocolonial imposé par l’Occupant et soutenir les présidents fantoches qui se soumettent à l’ingérence étasunienne dans les affaires nationales. En 1946, le voile est tombé. La stabilité cosmétique créée par les Étrangers allait être remise en question par les événements ayant provoqué la chute d’Elie Lescot (1941-1946) et l’accession de Dumarsais Estimé (1946-1950) au pouvoir. À ce sujet, le sociologue haïtien, Sauveur Pierre Etienne, écrit ‘’ la crise de 1946 révéla le caractère superficiel des changements réalisés dans le pays pendant les 19 ans d’occupation militaire étrangère. Elle met en évidence la faiblesse des institutions de l’État post-occupation ‘’.

 

Le règne des Duvalier (1957-1986) a connu une période de paix au prix du sang. Dans son ouvrage, Radiographie d’une dictature, l’écrivain haïtien, Gérard Pierre-Charles, a décrit le caractère monstrueux de ce régime sanguinaire dont certaines de ses pratiques sont liées au nazisme hitlérien et au stalinisme. Un rapport du Réseau National de Défense des Droits Humains ( RNDDH) en 2018 explique en ces termes le passage de Papa Doc à Baby Doc :  Jean-Claude Duvalier a succédé à son père François Duvalier à la tête de l’État haïtien en 1971. Il a exercé un pouvoir autoritaire jusqu’à son renversement et son exil en France en 1986. Ce règne de quinze (15) ans a été caractérisé selon la Commission interaméricaine des droits de l’Homme par des violations graves et systématiques des droits humains et en particulier par des arrestations et détentions arbitraires, par la pratique de la torture, par des exécutions sommaires, et des disparitions forcées ( RNDDH: 2018).

 

En 1986, un soulèvement populaire bénéficiant du contexte international– marqué entre autres par la crise de l’idéologie socialiste en Europe de l’Est, la chute de certaines dictatures latino-américaines et caribéennes, le mouvement des droits de l’homme dans le monde et surtout la victoire de Jimmy Carter à la présidentielle de 1976 aux États-Unis-renverse cette dictature obscurantiste et rétrograde. Une nouvelle ère s’annonce, celle de la démocratie qui reste jusqu’à présent un vœu pieux malgré la volonté du peuple haïtien de tourner le dos aux pratiques autoritaires héritées des deux siècles passés. À la chute de la dictature des Duvalier, tous les espoirs étaient permis : élections démocratiques, assainissement et modernisation de l’administration publique, rationalisation de la gestion du pouvoir et renforcement des structures économique et sociale. Mais l’instabilité politique chronique, le marasme économique, l’anarchie et le chaos généralisé ont conduit à l’effondrement de l’État dans ce pays, qui est pourtant la première république noire au monde (Pierre Etienne :2018 ).

 

 De la chute de la dynastie des Duvalier à nos jours, le pays est plongé dans l’anarchie totale. En quatre décennies, seulement deux chefs d’État ont pu terminer leur mandat de cinq ans conformément à la Constitution républicaine de 1987.Cette instabilité politique, résultante de l’échec des élites politiques et économiques qui ne parviennent pas à satisfaire les revendications des masses populaires, nous a valu deux occupations étrangères (1994, 2004) en seulement 10 ans d’histoire. Sollicitée par le président Jean Bertrand Aristide, la première visait à lui restituer le pouvoir usurpé par les putschistes en 1991.   La seconde lui a couté le fauteuil présidentiel en 2004, l’année de la célébration du Bicentenaire de l’indépendance nationale boycottée par les puissances occidentales notamment la France, les États-Unis et le Canada.

 

Depuis deux ans, les acteurs internationaux se disent préoccupés par la crise haïtienne. Haïti devient une République du cauchemar dans la Caraïbe (Graham Green : 1963). L’assassinat du président Jovenel Moïse dans la nuit du 6 au 7 juillet 2021 bascule le pays dans le chaos. Sans Parlement, sans président, la République noire est dirigée par un premier ministre de facto soutenu par les États-Unis et le Canada. Toutes les institutions du pays sont dysfonctionnelles. La Police nationale est discréditée. Entre 40 et 60% des policiers ont des connexions avec les gangs (Sant Karl Levêque :2022). Le pouvoir judiciaire est bancal. L’appareil étatique totalement affaibli et décrié est envahi par la médiocrité et la corruption. Certains hauts dignitaires de l’Exécutif, d’anciens parlementaires et des membres de l’élite économique sont sanctionnés récemment par Washington et Ottawa pour corruption et/ou trafic d’armes.

 

Entre-temps, Port-au-Prince, la capitale, est livré aux affrontements des bandes armées. L’insécurité atteint son paroxysme. Les fusillades, les assassinats, le kidnapping, le viol, le vol, les incendies sont les lots quotidiens d’une population aux abois et désespérée. La Première République noire devient dans l’espace d’un cillement une ville-cimetière. Certains parlent de la somalisation pour dégager l’ampleur du phénomène de l’insécurité.  L’augmentation des prix du carburant en septembre dernier crée une onde de choc. L’inflation atteint le niveau record de 100%. Sans une politique financière adéquate, la Banque de la République d’Haïti (BRH) ne parvient pas à freiner la dévaluation de la gourde par rapport au dollar américain. Elle devient ‘’ Zòrèy bourik ‘’ comme sous Sylvain Salnave au cours de la crise 1867-1869.

 

 Les données du Programme alimentaire mondial (PAM) sont assez effrayantes. Près de 5 millions d’Haïtiens, soit plus de 40% de la population sont menacés de la faim. Plus de 75 % de la population vivent avec moins de deux dollars par jour, les Haïtiens connaissent des conditions de vie qui ne cessent de se dégrader au fur et à mesure que les ressources disponibles s’épuisent (Jean Marie Théodat : 2022). Les armes et les munitions sont plus accessibles dans les bidonvilles de Port-au-Prince que la nourriture. Des enfants-soldats sillonnent les entrées nord et sud de la capitale en plein jour, les armes aux poings, sous le regard complice, des autorités policières et des instances gouvernementales. Pierre Honnorat a raison de signaler qu’Haïti fait partie d'un ‘’ cercle de feu ‘’ qui entoure le monde.

 

Les puissances étrangères et les organisations internationales croisent les bras et assistent en spectateurs passifs à la débâcle haïtienne en dépit de l’appel à l’aide militaire internationale du Gouvernement de facto. De la Perle des Antilles, l’ancienne Saint-Domingue française devient un enfer pour ses fils. Ils cherchent sur tous les continents une terre d’accueil. Partant de l’Amérique du Sud soit du Brésil, du Chili ou de l’Argentine, certains affrontent les dangers de la forêt Darién entre la Colombie et le Panama, traversant toute l’Amérique centrale à pieds, passant par le Mexique en vue d’atteindre la rivière du Texas à la recherche d’un mieux-être aux États-Unis. Ce spectacle déconcertant laisse indifférent les pays dits amis d’Haïti. La conscience internationale est loin d’être ébranlée.

 

La nouvelle politique d’immigration de l’administration américaine en faveur du Venezuela, de Cuba, de Nicaragua et d’Haïti apporte un brin d’espoir dans ce PMA de l’hémisphère occidental. Nombreux sont les Haïtiens qui rêvent de fuir le pays légalement dans le cadre de ce programme de visas humanitaires du président Joe Biden. Un observateur avisé voit dans cette mesure un stratagème du Gouvernent américain pour déstabiliser les régimes latino-américains contestataires de l’ordre étasunien dans la région et attirer la sympathie des peuples en particulier des Haïtiens qui rendent la première puissance mondiale responsable des maux de leur pays.

 

Le Premier ministre Ariel Henry dont le nom est cité dans les enquêtes sur l’assassinat du président Moise passe à l’attaque. Il joue la carte de la diplomatie et se montre prêt à laisser quelques miettes à ceux qui souhaitent collaborer à son projet d’anéantissement du pays. Le 21 décembre dernier au terme d’un dialogue réunissant les gloutons de la classe politique, il a trouvé un consensus pour favoriser la normalisation politique et le retour à l’ordre institutionnel. Dans un arrêté publié dans le journal officiel Le Moniteur le mardi 17 janvier 2023, le locataire de la Primature a mis en place une instance de facilitation- après l’expiration du mandat des 10 derniers sénateurs - dénommée Haut Conseil de la transition (HCT) dont la mission est de créer « un équilibre politique » pour l’organisation des prochaines élections. Sans doute dans l’intérêt du clan qui l’a porté au pouvoir.

 

Le HCT composé de la juriste Myrlande Hyppolite Manigat, du pasteur Calixte Fleuridor et de l’homme d’affaires Laurent St Cyr Hilaire, est pour certains observateurs une structure mort-née. Car les Partis politiques les plus représentatifs sur l’échiquier politique haïtien tels Fanmi Lavalas de l’ancien président Jean Bertrand Aristide, le PHTK de l’ancien président Joseph Michel Martelly, l’Organisation du peuple en lutte (OPL) et Pitit Dessalines de l’ancien sénateur Moise Jean-Charles, entre autres, n’étaient pas présents à la table des négociations ayant accouché cette structure. Sans expérience politique hormis l’ancienne sénatrice de l’Ouest Myrlande Manigat, les autres membres du HCT n’ont pas la dimension politique pour faire face à cette crise multidimensionnelle à laquelle le pays est confronté.

 

Sans institutions adéquates, sans dirigeants élus, sans intelligence politique au pouvoir, sans élites politiques et économiques responsables, sans une société civile avant-gardiste, il est évident qu’Haïti ne pourra pas sortir seule dans ce trou noir sans l’aide de la communauté internationale pour épurer l’institution policière, neutraliser les bandes armées qui prennent en otage notamment la capitale haïtienne, restructurer l’appareil judiciaire, implémenter des programmes sociaux pour atténuer la misère des masses, organiser des élections crédibles et démocratiques afin de doter le pays d’institutions fonctionnelles et légitimes. Cette aide internationale, pour être efficace, doit tenir compte cette fois-ci des besoins de la population haïtienne sinon elle se transformera en fiasco comme les précédentes missions de l’organisation des États américains et des Nations unies en Haïti depuis 1992.

 

 

Par Bleck Dieuseul Desroses,

Professeur d’Histoire et de Géopolitique

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