L’aube après la nuit

(1ere partie)

« Les deux chantent différemment un même thème ».

Mener une vie de qualité en ayant la tête libre de tout ce qui affecte la conscience n’est pas une tâche purement individuelle ni une obligation collective ou politique. Après avoir lu pour la seconde fois L’aube après la nuit [Prix Deschamps 2005], je ne mets pas en doute que la vie dépend de chacun de nous et qu’il revient à chacun de décider de rêver sa vie et la façon de la vivre. Mais les décisions importantes ne sont jamais exclusivement privées ni concernent seulement l’individu ou les individus qui la prennent. Dans un récit comme celui que nous commentons, les femmes dans la condition de la jeune Elise devaient paraître abimées et les hommes (à travers l’expérience d’un amour jugé insuffisant par Guy), désillusionnés, désappointés. La récusation de l’aveu d’une fille dont la candeur est jugée s’écarter de la normale semble être considérée comme une affaire authentique, une transgression du droit fondamental de la femme ; tout comme l’absence de preuves tangibles de la pureté de celle-ci, en dehors d’un choc traumatique préalable (tel que signalé dans Hijos de papa), mérite d’être considérée comme une fourberie, une perfidie même. Les imbrications des réalités dans les relations qui ont la qualité de donner « l’impression de l’expérience vécue, d’absolue authenticité, et dissiper la crainte et la suspicion du lecteur par rapport à la véracité de la fiction romanesque parviennent à introduire dans la linéarité du récit, avec des digressions, des éléments thématiques indispensables pour son entière compréhension.

Probablement Elise est une jeune fille de la moyenne bourgeoisie haïtienne, une sacrée cachottière (et peut-être aussi menteuse  par vantardise, mais combien généreuse envers son partenaire) qui, à l’adolescence – durée pendant laquelle les innocences se violent en faisant de jolis péchés ou se violent par étourderie sans commettre de péché – eut une première relation amoureuse, puis (à côté d’un ami d’antan qui l’enlace toujours tendrement quand ils sont ensembles) une autre à seize ans mais cette fois avec un partenaire de sept ans son aîné qui a découvert en elle quelque chose de lugubre - une pureté invisible - pour une fille prétendument réservée, scolarisée chez les sœurs en plus : il n’ y avait pas loin d’une ingénue libertine à  une gourgandine. Condition que refuse pourtant la jeune fille, et c’est là que ça a dégénéré, la jugeant indigne d’elle, un peu comme Lauréal, dans la pièce Kavalye Polka [1984] de Syto Cavé, qui se refusait à assumer sa situation de mendiant, prétextant des circonstances atténuantes.

Guy, ne pouvant y voir clair dans cet imbroglio, estime qu’il ne pouvait pas, suite à une telle déception jointe aux interminables disputes, continuer la vie amoureuse avec les mêmes dispositions, dans la même communion d’idée et d’esprit, avec cette fille qui l’avait tant blessé, qui l’avait atteint dans son orgueil d’autant plus intolérable que leur idylle était connue de la mère d’Elise. Dès le début de cette crise intime, Guy ne songea pas à aller trouver Yolande pour une explication ou confession, mais perdit brusquement toute confiance en la jeune fille, après leurs premiers ébats amoureux dans l’appartement du jeune homme à Pétion-Ville, où ces actes fréquents et réitérés avaient formé de douces habitudes ; les vagues jugements que l’un portait sur l’autre n’avaient fait qu’engendrer la plus virulente haine inconnue jusque-là. Guy paraissait pourtant sûr de sa copine jusqu’à une présomption d’ingénuité au point de penser que leur idylle pourrait aller le plus loin possible, quoiqu’harcelée d’interminables disputes que Elise supportait au début avec son inaltérable tranquillité et que le jeune homme, attractif, est pourtant un peu nigaud de sexe masculin. Il avait été présenté à l’ainée des deux filles Dumas par Joanne Colin, amie des deux et camarade de classe de la jeune fille, à l’issue d’un match de basket où ils se rencontrèrent pour la première fois et où surgit l’attraction, après une invitation au cinéma pour lequel les deux se sentaient intéressés. Le cinéma était un art qui les passionnait au début mais ne leur procura pas autant de joie, parce que à Elise il lui en coûta les films sur écran panoramique et leur « préfère » les randonnées dans la garçonnière ; ce qui offrait à Guy, l’occasion de revoir en hausse le privilège de sa masculinité. De plus, cette série de films à deux étaient d’autant plus intéressants qu’ils reflétaient leurs problèmes réels, et non une fiction excusable. La première séance devait être, pareil au scénario d’un tout aussi mauvais film, indice de l’état du « gouffre » -expression imagée et pudique de Yannick Lahens, dans La couleur de l’aube - qui paraissait avoir été déjà visité, comme tant d’autres lieux qui faisaient partie du passé d’Elise.  Il n’est pas étrange que, quand ils n’eurent plus besoin de caresse et d’amour, après ce que l’un et l’autre avait considéré comme une plaisanterie de mauvais goût, ces deux jeunes gens, qui se fréquentaient depuis belle lurette, devinrent les pires adversaires : la coïncidence onirique de la bagarre, les victimes et les victimaires, transparaissait avec l’objectif emporté de montrer la relativité des êtres et l’ignorance de leurs actions. Un audace raisonnement qui montre la tragédie humaine, ses injustices et adversités, comme résultat de « l’incapacité d’aimer ». Aussi symptomatique est cet échange d’impressions entre eux, en s’invectivant :

« (…) –Quoi tu n’as rien ressenti ? Tu n’as même pas saigné ? Ce n’est donc pas ta première fois ? « Riseuse » [p. 14].

(…) -Mais tu sais bien que je n’ai jamais connu d’autre homme que toi ! Tu as été le premier et le seul avec qui j’ai…

-Arrête-moi ça tout de suite. Le premier, le premier, tu n’as même pas saigné ce jour-là où c’était prétendument ta première fois. Tu as déjà entendu parler de ça toi, une fille vierge qui ne saigne pas la première fois ? Hein ? » [p.19].

La façon de raconter ses histoires est une question assez sérieuse, nous dit Graham Swift, d’autant qu’elle peut être un moyen de nous panser nos blessures, de nous réconforter. Après tout, c’est ce que fait à grands la psychiatrie, quand elle oblige les gens à raconter leurs propres histoires. Je ne veux pas dire, cependant, que les histoires si elles sont bien racontées, peu importe la réalité, rendaient la vie meilleure ou qu’elles puissent nous enseigner comment nous devrions vivre dans le futur et ainsi faire en sorte que le futur soit meilleur. Non.  Seulement elle nous aide dans notre relation avec ce que nous sommes, ce que nous étions. Autant reconnaître aussi que, dans le processus d’imposture, somme toute implicite dans l’écriture de L’aube après la nuit, l’écrivaine semblait incapable de repousser cette circonstance. L’analogie avec Le pays de l’eau de cet écrivain anglais est dans la crise personnelle qui résulte dans la reconstruction du passé d’un professeur d’Histoire (et de celui de sa famille) qui « perd son travail » parce que la matière qu’il enseigne est considérée comme non indispensable. C’est un peu poétique pour ne pas dire dramatique ou métaphysique tout ça. Car tout nous porte à croire que les drames, les douleurs et tragédies dans ce roman ne sont que des substituts qui ont à voir uniquement et exclusivement avec quelque chose d’extérieur que « son être ». Dans ce registre, l’autrice écrit et réécrit le mauvais rêve comme d’une « relation » qui est toutes les « relations ». Déceptions, rejet de fautes, perte de confiance, mauvais traitements, incompréhensions, manque de pudeur ouvrent au lecteur le flux entremêlé d’un « cahier » qui est aussi tous les « cahiers ». Elise dont la candeur a du mal à émerger devait paraître usée. Ce n’est pas le fait d’avoir souffert tout ce qui marqua sa vie, sinon cette résilience : elle ne mourût pas de calamités, à la fin elle commença à surmonter les difficultés - alors qu’elle était devenue stérile - par l’adoption de deux petites filles dont l’une semblait avoir Guy pour géniteur, suite à une agression sexuelle, et l’autre dont le père est Daniel. Dans le roman Fahimy décrit les péripéties de la jeune Elise en mal d’ingénuité ; il s’agit d’une description typique d’une obsession de l’image que veut faire passer Elise et qui ne la quittait pas, de celles qui ne manquent pas dans le roman social, dans lequel le spectacle joue un rôle primordial, et les événements occupent un lieu permanent et ont une vocation qui, quoique secondaire, est indispensable. Donc, les événements créent la démarcation entre les personnages un peu comme dans le roman gréco-romain, et en constituent une présence familière. Il ne faut pas croire que ces événements représentent le début des calamités dans la vie d’Elise, bien au contraire. Les commentaires négatifs de gens qui la tenaient en grande estime fusèrent de toutes parts, sauf chez sa mère, la calebasse vide, au sujet de sa liaison avec Guy; c’est au point où la sœur Ariane, une des religieuses de son établissement scolaire, lui fit cette remarque : « Avez-vous peur de rester sur le carreau ? Vous méritez mieux ». Lorsqu’elle est entrée dans la vie du jeune homme c’est dans l’appartement de celui-ci qu’ils se voyaient pour leurs ébats amoureux, et pas une fois elle se faisait chaperonner par Joanne dont le frère, Marc, futur beau-frère d’Elise, est le bon ami de Guy. En commençant à goûter à rythme effréné aux fruits défendus, Elise finit par être une maîtresse des lieux jusqu’au jour où elle eut une grossesse précoce. Plus aucune fausse honte, elle ne pouvait tellement compter sur le respect humain, pas même de Célia, « la grosse cuisinière au triple menton et aux yeux fureteurs », en service chez Guy Lemaire.

Elise, contrairement à toute jeune fille réservée, qui a eu bien ces malheurs, ne confia ses secrets considérables, ses craintes et préoccupations qu’à un seul : Régi. Elle avait été le voir à Fermathe le jour où les examens de laboratoire que lui prescrivit le docteur Michel avaient révélé une grossesse. Vivant dans les parages de Delmas, elle avait été jusque sur ces hauteurs qui dominent la ville, chez cet ami d’antan pour être consolée de ses peines (qu’était le bébé qu’elle voulait garder), le reste importait peu. Capable de toutes les perfidies, Elise saisit paradoxalement toutes autres occasions pour s’enfermer dans un mutisme obstiné : tant face à son entourage familial que sentimental. Peu à peu, elle se libérait de la personnalité morale qu’elle était censée avoir en tout ou en presque tout. Et la récrimination que Josiane, la jeune sœur, lui adressa en une occasion, était fort attachante :

 (…) -Ce n’est pas une raison. Tu es une élève studieuse et intelligente. Tu as eu la première partie de ton bac haut la main, non ? Dis plutôt que c’est Guy qui…

Malgré tout, excédée, la sœur ainée lâcha :

-Non. Ce n’est pas Guy. Et puis laisse-moi et mêle-toi de tes affaires, trancha Elise avec vivacité. Chez le poète si le manque de rendement scolaire peut surgir comme emblème de gourgandine, il héberge paradoxalement à l’intérieur un commencement de rédemption, de semence et la promesse de l’aube, de cette aube qui blanchit l’horizon. 

Du cheminement global d’Elise, privée de la présence de son père au foyer, alors qu’elle n’avait que cinq ans, Fahimy Saoud Jean Pierre le divise en deux parties séparées par le point d’inflexion que présume la rupture avec Guy, qui part en voyage à la cloche de bois, puis le voyage d’Elise à Paris où, à l’initiative de ce père divorcé de sa mère, elle y avait été pour des études supérieures et où elle fit aussi la connaissance d’un jérémien qui lui faisait une cour « facile ». Cette division semble toucher au but parce qu’elle obéit, en somme, au double effet de la tragédie que supposa la vie d’Elise :  une pureté virginale qui n’était ni perçue, vue et sentie par Guy et plus tard son incapacité de procréer dont elle n’aura connaissance qu’après son mariage avec Daniel, à Paris. Comme Elise peut se moquer de nous...! Elle qui prétend que les élèves de sa classe en savaient plus que leur professeur sur la sexualité!

Qu’il faut adopter une attitude individuelle évasive ou une attitude sociale décidée sur sa vraie nature de fille réservée ou d’ingénue libertine est, de mon point de vue, la thèse que Saoud Jean Pierre semble plus défendre qu’attaquée dans l’aventure. Médecin de profession, elle s’est établie à Montréal où, selon une notice biographique, elle poursuivait une maîtrise en Bioéthique, tandis que son livre, ce me semble, était en chantier.  Pourquoi l’une ou l’autre attitude, se demande –t-on ? Et la réponse est qu’à l’ainée des deux filles Dumas, qui se passionnait pour des lectures de D. Steel, on lui exige que la réalité ne soit quelque chose de plus que littérature et qu’à l’adulte qu’est Guy que la littérature ne soit quelque chose de plus que réalité, parce qu’il s’agit de quelque chose auquel on ne puisse se conformer. La littérature ne donnant de réponse à aucune question, et bien plus encore « plus grande est la question moins satisfaisante pourra être pour la littérature ».

Avec un tel désenchantement de part et d’autre, apparaissent le pathos catastrophique et le pessimisme philosophique tellement chers à la rhétorique et à l’art actuel. Il y eut pourtant une grande attirance physique de part et d’autre voire un amour vrai, et il y a maintenant comme dans la chanson, rejet de fautes, oubli et tracasserie de l’âme : « On s’est aimé comme on se quitte » dit la chanson, et demain qui vient toujours un peu trop vite, martèle le poète d’une voix à faire courir les midinettes en rupture de courrier du cœur. Une évocation qui rappelait aussi mes années   à la radiodiffusion quand je présentais « Paris-Midi » ; « Musique Télécommandée » et « Quarante-cinq Tours et puis s’en vont », que les moins de soixante-dix ans et poussière ne peuvent pas connaître : la tendresse des amoureux à ce moment de la durée était toute platonique que rendez-vous galants; on était à un degré ou à un autre, suivant l’éducation reçue, gardien de la candeur des jeunes filles trop imprudentes de la cité. Celles-ci étaient, autant que les conversations, surveillées par les parents… qui chaperonnaient : le sentiment que des jeunes de mon âge semblaient avoir de la littérature était d’en faire étalage beaucoup plus, dans ces salons étrangers, lorsqu’on y avait été admis, que pour trouver un enseignement pour soi-même.

 Circonstance personnelle (pour revenir au roman de Fahimy) à partir de laquelle les mêmes symptômes de l’insincérité qui empoisonnent une grande partie des manifestations artistiques de la modernité paraissent se nicher ici dans le lyrisme ; le sentiment de la destruction, le crépuscule d’une culture pointée par le primitivisme sauvage – d’un côté – et les attaques implacables de la rationalité scientifique de l’autre. Mais ce n’est pas le cliché de la condition moderne qu’aborde cette littérature dans l’ère de la bioéthique, si ce n’est le passé personnel d’une personne prise dans le temps et circonstance de la vie, de ses nitescences et ignorances. Elise. Sa solitude est celle de l’âme en transe de l’autoexamen, et pour cela nous nous reconnaissons dans l’écriture de Fahimy pas tant comme masse idéologique collective, du moins comme entités isolées, comme individus appelés à connaître les affres de la vie, en suivant la trame, à être broyés par la souffrance avant de connaître l’indolence, pas le bonheur non plus, malgré le titre métaphorique du roman. Si les tons sont antagoniques, si le scepticisme inonde la parole, si l’univers s’investit et reste de marbre, seule le justifie la douleur immense du cœur de Guy (qui a beaucoup souffert) et de celui d’Elise. L’autodéfense de celle-ci : « -Mais tu sais bien que je n’ai jamais connu d’autre homme que toi ! Tu as été le premier et le seul avec qui j’ai… » propose à la fois un heurt et un choc impétueux avec soi-même, arbore l’étendard du tiraillement et accuse les coups les plus durs : affirmations douteuses, plaintes, paradoxes, desiderata sans réponse et tout un rosaire de termes et d’images qui trouvent échos dans le vide et la désespérance. C’est que le roman décrit à travers cette histoire plutôt houleuse des deux principaux protagonistes un monde universel, celui de la femme, rempli de délicates nuances où la sensibilité féminine et l’engagement social sont les piliers fermes d’une vision émotive du monde qui se reflète dans ce qui a l’air d’un dualisme à travers les nombreuses engueulades dégénérées en disputes sans fin… disputes d’amoureux :

- « (…) Mais non, Guy. Ce n’est pas de la fuite. J’ai juste besoin de temps pour réfléchir seule à tout ce qui nous arrive.

-Ce qui t’arrive, tu veux dire ? trancha-t-il. Moi, ma position est claire et je sais que c’est la seule. Si j’étais à ta place, il y a longtemps que je me serais débarrassé de ce bébé. Ou pa konpran n, Elise ? Plus tu tardes, plus ce sera risqué d’avorter, ajouta-t-il en baissant le ton ».

Comme ici, la résilience de la jeune fille est à la reconquête de l’espérance bien que les ombres de la solitude, la monotonie et l’ennui de vivre, et le spectre de la douleur torturent déjà son être. Sa démarche est une lutte, un désir, une parole consolante qui ne veut se réduire au silence qui est rien, qui est quiétude de ce qui se laisse aller dans les bras de l’irréparable. A ce niveau, l’écriture de Saoud Jean Pierre souffre la même envie d’autres créateurs qui, comme elle, apprirent le sens de la vie à force d’affronter la descente aux enfers, en dehors des idées et de l’âme. L’aube de Fahimy est une blessure d’amour et du temps qui dépasse la douleur et obtient transcrire les larmes et le désespoir de l’anéantissement, mais qui, comme un phénix, se survit, ressurgira de ses cendres, pour faire de cette triste déroute un triomphe. En somme, une sorte de philosophie, mais sa philosophie était énigmatique et symbolique : « Pourquoi ne s’était-elle pas enfuie loin de lui dès ce moment-là ? Elle n’aurait su répondre à cette interrogation. Restait-elle par bravade, parce que personne ne les voyait ensemble ? Restait-elle pour aller jusqu’au bout d’elle-même ? [p.14].

Jean-Rénald Viélot

 A suivre

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