Pour Céline Fabre-Pierre
Bien qu’il soit né à Paris, Voltaire finit ses jours dans la petite ville de Ferney. Il n’y a pas vécu incognito ni dans la passivité. Au contraire, il en contribuait significativement au développement. Et cela lui valut le bienheureux titre de « Patriarche de Ferney ».
Ferney est une commune française située à la frontière franco-suisse, dans le département de l’Ain. Au pays de Rousseau, on dit de cette ville, comme, du reste, des parties du territoire français qui sont limitrophes à la Suisse, qu’elle est la France voisine. Voltaire mourut le 30 mai 1778. Et en 1780, soit deux ans après son trépas, Ferney lui fut déjà acquise. À cette date, cette bourgade devint officieusement Ferney-Voltaire. Et ce nouveau toponyme allait être officialisé en 1878. De la sorte, la ville a été rendue au plus illustre de ses riverains.
Aussi proposé-je que le nom de Frankétienne soit légalement associé au toponyme de « Bel-Air ». L’agglomération en question deviendrait « Bel-Air-Frankétienne ». Il ne s’agirait donc pas d’en changer le toponyme, mais de le modifier en y adjoignant le nom d’un illustre personnage. Quel beau cadeau que l’on puisse offrir à Frank que celui-là !
Si Ravine sèche (Artibonite) a vu naître ce digne fils d’Haïti et l’a gardé pendant les trois ou quatre premières années de son existence, c’est néanmoins Bel-Air qu’il l’a vu grandir. Autrement dit, il est né à Ravine sèche, mais il est né Franketienne au Bel-Air. Et ce n’est pas peu dire.
Cette agglomération emblématique de Port-au-Prince a une grande détermination sur l’homme et son œuvre. Hegel disait que « la philosophie, c’est son temps saisi par la pensée ». Dira-t-on, dans le cas de Frankétienne et en paraphrasant le grand maître à penser, que la littérature et l’art, c’est son milieu saisi par la pensée ? Bien sûr ! Et cela coule de source, mais ne s’applique pas qu’à Frankétienne. Toutefois, dans le cas de celui-ci, une telle affirmation prend un sens tout particulier.
Quand Frankétienne parle du Bel-Air
Quand Frankétienne parle du Bel-Air de sa jeunesse, il parle bien sûr de ses expériences personnelles dont l’école secondaire qu’il y créa et qui a existé pendant des décennies, sous sa direction avisée. Par ailleurs, il ne se fait pas moins le porte-voix de plusieurs générations d’hommes et de femmes ayant vécu longtemps et immédiatement avant lui, en même temps que lui, après lui, et avec qui il partage les mêmes expériences de ce milieu urbain.
Frankétienne parle tant pour lui que pour un certain Coupé-Cloué qui partit footballeur pour ensuite devenir le chanteur tant populaire et si adulé qu’on a connu.
Il parle aussi de groupes littéraires et artistiques amateurs qui émergeaient ici et là au Bel-Air. La plupart d’entre eux, dont le sien propre (Haïti littéraire), ont pleinement réussi, de la même façon que des sectes marginales finissent par devenir des religions accomplies.
Il parle tout aussi bien des jeux de correspondance qui, chaque été, mobilisaient une écrasante majorité de jeunes s’exerçant à la pratique du genre épistolaire.
Il parle d’une formation footballistique comme l’Aigle Noir qui en venait à être réputée à l’échelle nationale et faisait, pour cela, la fierté des Bel-airiens. Il parle d’un groupe musical légendaire comme le Skah-Shah, ainsi que d’un illustre homme politique tel que Daniel Fignolé.
Il parle de nombre de gens, certes anonymes, mais respectables. Il s’agit de pères et de mères de familles qui ont su assurer un meilleur avenir à leurs enfants, en les envoyant à bonne école tout en les incitant à donner le meilleur d’eux-mêmes. Et ce, en dépit du fait de n’avoir pas été eux-mêmes scolarisés ou de l’avoir été à peine, et de ne disposer que de maigres moyens financiers.
Il parle de gens qui, à défaut d’être célèbres, sont devenus d’excellents enseignants, médecins, avocats, ingénieurs, infirmières, travailleurs sociaux de diverses sortes, etc. Il parle de bons fonctionnaires de l’administration publique et de cadres supérieurs du secteur privé.
Il parle aussi de bons artisans tels que des marchands tailleurs, des cordonniers, des coiffeurs, des orfèvres, des maroquiniers, ainsi que des bouquinistes, qui croyaient religieusement en la vertu du travail acharné.
Il parle des principes et des bonnes mœurs familiaux, ainsi que des habitudes de bon voisinage et de solidarité de groupe, qui constituaient autant de facteurs de cohésion sociale. Il parle également des épiciers du coin qui vendaient aussi à crédit - et non exclusivement au comptant. Et si tu es un bon débiteur, tu deviens un « pratik » c’est-à-dire, un acheteur à crédit privilégié.
Il parle de relations amoureuses et amicales authentiques et non factices.
Le Bel-Air de Frankétienne est aussi le mien et celui de nombre de jeunes gens de ma génération qui, obstinément, s’abreuvaient de culture. Je suis né à Delmas, mais j’ai grandi au Bel-Air. Jeune garçon, je plaisais aux filles. Toutefois, je ne m’en contentais pas. Encore fallait-il que je les impressionnasse. Et il n’y eut qu’un moyen pour y parvenir : me cultiver. Et là, je n’y allais pas de mains mortes : je bouquinais sans relâche, et avec le souci de bien restituer les informations acquises - quelquefois mal digérées - de mes lectures. Car il m’importait de faire bonne impression et de défier mes compétiteurs des aventures galantes. Et c’est à force de jouer à l’intello que je me suis découvert la fibre pour l’intellectualité. Mais ça n’allait pas de soi. Encore fallait-il que je dusse m’atteler à la tâche afin de me réaliser comme intellectuel, non plus pour épater les gens, mais, de préférence, pour être utile à la Cité. Il fallait aussi oser prendre l’agora. Car, comme dit Frankétienne, « une lampe doit être perchée, pour son éclairage, et non dissimulée ».
La réhabilitation autour du symbole « Frankétienne »
Aujourd’hui, de tout ce qui précède il ne reste absolument plus rien du Bel-Air. Toutes ces belles choses ont été néantisées. Je doute fort que cette agglomération n’ait jamais eu une devise qui résume ses réalités et traduit ses aspirations. En tout cas, dans l’état actuel des choses, le binôme « violences-misères » convient bien, hélas ! à définir ce quartier emblématique qui arborait naguère une dignité et une fierté à toute épreuve.
Bel-Air s’est progressivement transformé en un antre de la criminalité, du désespoir et de l’abjection. Franketienne est parti avec le cœur meurtri face à cette scène hideuse qu’est devenue cette aire de Port-au-Prince dont il n’eut de cesse de revendiquer l’appartenance. Mais il ne cessait pas de croire que, tant pour le pays tout entier que pour cette agglomération, la situation lamentable que nous vivons n’est pas la pièce à laquelle nous sommes venu assister. Il croyait obstinément qu’il ne s’agit que d’un sinistre intermède entre le dernier entracte et le prochain qui s’en vient et que l’on espère être encore plus beau que celui qu’on a déjà vu.
Évidemment, la réhabilitation du Bel-Air – comme de l’ensemble du pays – ne va pas de soi. Elle nécessite préalablement une prise de conscience collective, susceptible de nous amener à fournir des efforts sacrificiels pour parvenir à reconstruire en mieux.
Peut-être devrions-nous commencer par donner la clé de cette commune à Frankétienne, par un geste symbolique fort qui consiste à adjoindre son nom à celui de « Bel-Air ».
Cette tribune n’a pas vocation à rester lettre morte. Je me propose donc de lancer une pétition qui, une fois signée par le nombre requis de personnes, sera soumise aux autorités compétentes pour qu’elles soient amenées à rendre cet hommage bien mérité à notre Frankétienne national.
Jean Claudy Pierre