On n’entre pas dans Pye Kase comme on entre dans un simple spectacle.
On y entre comme dans une chambre de douleur, un territoire fracturé où la voix cherche à survivre là où le corps cède. Dès les premières secondes, avant même que les mots ne prennent forme, une chanson macabre ouvre l’espace : une plainte suspendue entre la mémoire et la rupture, comme si le malheur lui-même avait été convoqué dans la salle. Au centre, un décor dépouillé : une valise pleine de livres, posée au sol comme une promesse, un lit, fragile refuge de l’exil, un sac-oreiller devenu béquille improvisée pour soutenir un pied brisé.
C’est ainsi que surgit Youyou, Edouard Baptiste de son vrai nom, avec son corps entravé, son pied cassé en bandoulière, mais sa voix vibrante comme une arme. Il rit, mais son rire tremble de larmes. Il souffre, mais sa souffrance respire comme une catharsis. Tout dans cette scénographie dépouillée travaille à mettre en relief le corps blessé, la voix intacte et la diaspora éclatée. L’image est frappante : le pied de l’acteur en bandoulière, comme si le malheur lui-même l’avait marqué au fer. Son premier geste est une invocation : il appelle le malheur, le nomme, l’invite, comme pour dire qu’il n’a plus peur de ce qui le hante. Sa voix oscille entre les rires et les larmes. C’est un rire cassé, trempé d’une douleur qui transperce la salle. Une manière de rire comme on pleure, et de pleurer comme on rit. Sa catharsis émerveillée, un mélange de stupéfaction, de folie, de lucidité, constitue le cœur vibrant du spectacle. Ce paradoxe s’incarne dans une phrase qui devient la colonne vertébrale du texte :
« Pye m kase, vwa m pa kase. »
Voilà la déclaration fondamentale de Pye Kase : le corps peut se briser sous le poids du départ, de l’exil, de la diaspora, des violences visibles et invisibles, mais la voix reste un territoire de résistance. La valise posée à même le sol, remplie de livres, devient un des plus puissants symboles du spectacle. Ce n’est pas une valise de vêtements, ni d’affaires personnelles :
c’est une valise de savoir, de rêves, de mémoires, de promesses. Elle dit le départ. Elle dit aussi l’avenir. Elle dit que dans l’exil, la seule richesse qui voyage intacte, c’est la pensée.
Dans la tradition migratoire haïtienne, la valise représente souvent l’espoir fissuré, les illusions qu’on transporte, les identités qu’on ne sait plus où poser. Ici, l’objet devient un autel discret, un coffre fragile où l’espoir repose tandis que le corps souffre.
La direction d’acteur de Jacques Adler Jean-Pierre est minutieuse, presque chirurgicale.
Elle met en relief non seulement la blessure physique, mais aussi une blessure mentale, sociale, historique. Les gestes sont lents, économisés, pesants. Le comédien avance comme s’il portait toute une diaspora sur sa jambe cassée. Le lit devient un refuge impossible, un lieu où il ne peut pas se reposer. Le sac-oreiller, transformé en support de son pied, renforce l’idée d’un monde où rien n’est à sa place. Cette mise en scène dépouillée crée un espace où le vide parle. Un espace où la souffrance devient visible, mais jamais complaisante. Un espace où le spectateur sent vibrer la tension entre survie et effondrement.
Cette 22ᵉ édition du Festival Quatre Chemins, portée par le thème « Pawòl Tifi », pousse les artistes à explorer la voix des filles et des jeunes femmes, leurs silences, leurs blessures, leurs imaginaires. Dans ce contexte, Pye Kase semble à première vue éloigné du thème.
Mais l’auteur explique sa démarche avec une clarté qui éclaire le sens profond du spectacle
J.A : Participer à « Pawòl Tifi », c’est répondre à une responsabilité essentielle.
Pour Jacques Adler Jean-Pierre, ce thème n’est pas un slogan : c’est une invitation à écouter autrement. Il y voit l’occasion de mettre en lumière des voix étouffées, marginalisées, réduites au silence, voix de filles, voix de femmes, voix d’histoires méprisées. Plus encore, dans son écriture, la voix féminine n’est pas un motif : c’est un souffle, un regard sur le monde, une manière d’habiter la langue. Il écrit : des filles trop vite adultes, des adolescences brisées, des femmes confrontées au pouvoir, à la peur, à la pauvreté, mais aussi des résistances lumineuses, tenaces, visionnaires. Son livre Lettre à ma fille en est un exemple fort : une poésie qui parle à une génération vulnérable, en lutte, en devenir. L’auteur l’admet sans détour : son inspiration vient de l’écoute, de ces voix fragiles qui circulent dans la réalité haïtienne, des histoires murmurées parce qu’elles dérangent. Dans Pye Kase, la voix féminine apparaît dans un détail fondamental : La voix de sa femme qui résonne en l’avertissant toujours du malheur.
La pièce devient alors un lieu où les voix se croisent, s’enchevêtrent, se protègent et se rappellent. Un espace où la diaspora n’est pas seulement un concept, mais une blessure héritée, transmise, vécue dans le corps. Dans l’œuvre de Jacques Adler Jean-Pierre, l’espoir n’est jamais naïf. Il n’est pas décoratif. Il n’est pas une excuse pour éviter la vérité. L’espoir naît dans les fissures. Il apparaît quand on croit qu’il n’y a plus rien. Il prend la forme d’un mot, d’un souffle, d’une posture debout malgré tout. La transformation, elle, se construit lentement, douloureusement, courageusement : par la conscience, par le langage, par la réinvention de soi.
Pour l’auteur, la poésie a un rôle crucial dans la défense des droits des filles en Haïti. Elle rend audible ce que l’on préfère taire. Elle transforme l’indicible en langage. Elle donne à voir la beauté cachée dans la douleur. La littérature devient alors une forme de justice symbolique.
elle protège, elle révèle, elle archive ce que la société oublie. Pye Kase est un spectacle rare, douloureux, nécessaire. Il dit la fragilité des corps, la violence de l’exil, la solitude des départs, mais aussi la puissance d’une voix qui ne cède pas. Grâce au jeu habité de Youyou, à la mise en scène incisive de Jacques Adler Jean-Pierre, assisté par Rolando Etienne, et à la force de l’écriture, le spectacle transforme une simple image, un pied cassé, en métaphore d’un pays brisé, d’une diaspora fracturée, d’une humanité qui souffre mais qui parle encore. Parce que tant que la voix survit, rien n’est totalement perdu.
Saint Pierre John Stanley
Texte et mise en scène de Jacques Adler Jean Pierre
Par : Edouard Baptiste dit youyou
Assisté par : Rolando Etienne
