Être Haïtien loin de sa terre, de la chaleur rugueuse du pays, des voix, des rues, des montagnes, c’est vivre dans une pénombre permanente, même lorsqu’on habite un pays confortable. C’est porter dans sa poitrine une lampe qui vacille sous le poids des nouvelles, des ombres néfastes qui envahissent la terre natale. On marche dans l’exil comme dans un rêve où chaque image est dédoublée : ce que l’on voit ici est toujours hanté par ce que l’on a laissé là-bas.
Dans la pénombre de mon existence ou mes pieds de rescapé signale déjà ce tremblement : un programme, un autoportrait, un manifeste de survie. Signé Egbert Personnat, ce livre dit tout de l’envie de l’auteur d’écrire malgré la fracture, d’écrire depuis la fracture, d’écrire pour que la fracture devienne porte plutôt que ruine.
Car il y a une vérité ancienne en matière de poésie : le poète doit être habité, possédé presque, par un feu intérieur. Un moi poétique qui se tient en embuscade, qui observe, qui note, qui réagit, qui transforme les blessures en images, les douleurs en architectures verbales. Ce moi-là, Egbert Personnat le maîtrise, le laisse respirer, le laisse rugir parfois. Il écrit pour nous, avec nous, contre nous aussi — contre notre silence, contre notre résignation.
Ainsi, l’Haitien entre dans la fourmilière de la poésie comme on entre dans une ville en ruines : avec prudence, avec respect, avec détermination. Il n’est pas nouveau au combat des mots : son recueil Au fil de mes pensées (1985) atteste d’un parcours déjà jalonné de pierres, de souffle, de méditations.
Des balises de lumière
Dans ce nouveau livre, l’auteur déploie ses souvenirs et ses visions comme autant de cartes d’un monde secret. Il construit des parallèles, juxtapose des images, crée des passerelles où le lecteur peut marcher sans tomber. Il donne à voir la beauté du mot, même au cœur des ruines, même dans les décombres d’un peuple qui cherche encore à se tenir debout sur l’axe brisé de son histoire. Ses poèmes deviennent des balises de lumière dans un paysage effondré.
Ce livre ressemble à un concentré d’actualité poétique, un concentré brûlant, presque incandescent. Les poèmes sont forgés dans les hautes températures des souffrances collectives, d’un pays qui se répète dans ses malheurs comme on répète un refrain qu’on n’a jamais voulu apprendre. Il y a, dans ces pages, un diagnostic lucide de vingt années de tourments : coups d’État, séismes, violences, dérives politiques, effondrements moraux. Chaque texte devient une lucarne ouverte sur une réalité que l’auteur ne maquille pas.
Parmi ces poèmes, celui de mars 2020 jaillit comme un testament écrit en plein tremblement du monde. Personnat y prend la posture d’un journaliste, mais un journaliste pétri d’angoisse, armé de poésie. Il se demande : qui empoisonne le monde ? Il n’adoucit rien. Il verse ses pensées avec la brutalité de la vérité, avec l’aplomb de celui qui a vu la fragilité humaine face à un adversaire invisible.
Et c’est là que surgit un monde empoisonné, un poème comme une radiographie de la planète en crise.
Un ennemi invisible
L’ennemi y est invisible, mais sa présence pèse comme une enclume sur la poitrine du monde. Le désarroi est total, universel, sans frontières. Même les puissants, d’habitude si prompts à lever l’épée, restent bouche bée. Eux qui aiment tant jouer aux maîtres de l’univers deviennent maladroits face à un adversaire microscopique. Le poète se moque, pointe, révèle : la grandeur apparente des empires se fissure devant la plus petite des menaces.
Personnat montre comment la pandémie a inversé les rôles : les arrogants se taisent, les forts trébuchent, les donneurs de leçons perdent leurs repères. L’ennemi occupe « tous les endroits du monde », image vertigineuse d’un roi répandu, d’un souverain invisible siégeant dans chaque souffle humain. Les puissants ne tombent pas, mais ils vacillent, ils flottent, ils deviennent maladroits, presque ridicules.
La dernière phrase tombe comme un verdict : « Point de temps pour l’orgueil et l’animosité ! » C’est un appel, un ordre, une parole haute : le monde doit renoncer à ses querelles, ses vanités, ses guerres absurdes. Car la mort cette vieille reine avance toujours plus vite que nos égos.
Personnat signe ici non seulement un poème, mais une mise à nu du monde, une fable morale, une balise pour notre époque. Un miroir dans lequel même ceux qui refusent de se regarder finissent par voir leur propre fragilité.
Margaret Papillon, écrivaine haïtienne de renom, dirige depuis la Floride où elle habite Butterfly Publications, prête sa voix d’aigle et de scribe à ce recueil, et offre au public averti, amoureux des mots et des vibrantes tessitures de la poésie, une préface tout aussi poétique dans sa forme que profonde dans son fond. Sous sa plume fluide, chaque phrase devient une onde, chaque jugement un éclat de lumière, chaque image un baume posé sur l’exil et les blessures du temps. Elle n’introduit pas simplement un livre : elle l’ouvre comme on entrouvre une chambre secrète, avec respect, avec intuition, avec la délicatesse d’une grande prêtresse qui connaît le prix du souffle et la valeur du silence.
Maguet Delva
