Comme attendu, l’écrivain et universitaire Jean-Marie Théodat affronte enfin de front les maux haïtiens dans un ouvrage au format modeste, mais d’une profondeur saisissante et d’une rigueur analytique remarquable. Et tout est déjà annoncé dans ce titre vibrant : Haïti, mon amour.
Un ouvrage, bref comme un souffle mais dense comme une roche métamorphique, il scrute cette Haïti qui a tout pour réussir et qui pourtant s’enfonce dans une indigence devenue notoire. Entre ces deux scénarios, la promesse lumineuse et la chute vertigineuse, le géographe nous entraîne au cœur du malheur haïtien, avançant avec ses indignations en bandoulière comme un soldat de la vérité, décidé à nommer ce que tant d’autres préfèrent taire.
Ce petit livre de cinquante-trois pages, condensé comme une ampoule de savoir injectée directement dans la conscience nationale, possède un dosage universitaire et pédagogique qui fait tout son charme. Chaque phrase agit comme un scalpel, chaque analyse comme une incision nette dans la chair vive de notre histoire collective. Tout y est calibré, pensé, articulé dans une valse d’indignation et de lucidité, où le passé et le présent s’enlacent comme deux danseurs épuisés mais encore capables de soulever un nuage de poussière sur le parquet brisé de la nation.
Nos innombrables irresponsabilités envers cette patrie malheureuse sont ici disséquées, exposées comme des plaies longtemps négligées, et l’auteur n’hésite pas à mettre les doigts là où la douleur se fait la plus vive. Comme tout Haïtien élevé en France, il a appris la centralité de l’État dans le redressement d’un pays, et il le rappelle avec une force presque gravée au burin : Haïti, dit-il en substance, ne souffre en réalité que d’un seul mal — celui de l’État, de son absence, de sa démission, de sa fragilité structurelle qui compromet toute possibilité de renaissance.
Attachement et douleur
Dans cette nouvelle œuvre, Théodat adopte un ton singulier, intime et analytique pour interroger la relation complexe qu’un fils du pays entretient avec une terre meurtrie. Le titre, qui fait écho au film d’Alain Resnais Hiroshima mon amour, révèle d’emblée la tension fondamentale qui traverse l’ouvrage : la coexistence paradoxale entre un attachement profond et une douleur incessante.
Comme dans le film, où l’amour se tisse sur les ruines d’une ville dévastée, la relation de l’auteur à Haïti se déploie dans un espace où la beauté et la catastrophe s’interpénètrent. Parler de Haïti, comme objet d’amour » n’est donc pas exprimer un patriotisme aveugle, mais reconnaître que ce pays, malgré l’accumulation des tragédies, exerce une force d’attraction souterraine, presque magnétique. Haïti n’est pas un territoire que l’on visite : c’est un territoire qui vous prend, vous saisit, vous façonne. Elle ne charme pas : elle envoûte. Elle n’attire pas comme le font les paradis touristiques ; elle attrape, littéralement, celles et ceux qui s’y aventurent en profondeur.
Ces quelques dizaines de pages suffisent à Théodat pour dire ses amertumes et ses colères devant les déconfitures d’un pays dont la descente aux enfers semble sans fin. Nous comptons nos morts comme on compterait des gouttes dans un torrent déchaîné, au point de perdre la capacité même de nommer ceux qui s’éteignent, tant le flot de tragédies nous dépasse. Si le titre du livre dit l’amour, le sous-titre évoque, lui, la colère. Cet amour n’est pas béat, mais raisonné, lucide, tendu entre la fidélité et l’exaspération. C’est un amour qui ne renie pas les blessures, qui ne les maquille pas, mais qui les expose, les nomme, les interroge. L’auteur explique que ce mélange d’amour et de colère forme le théâtre intime de sa relation à son pays : fascination pour la beauté profonde d’Haïti, colère devant les conflits internes qui rongent ses bases comme des termites, jusqu’à faire oublier la splendeur de son histoire.
Dans la citation qu’il propose, Théodat dépasse le simple registre affectif pour situer sa réflexion dans les dynamiques structurelles. Il évoque les liens toxiques tissés avec l’étranger, ces vignes parasites qui se sont enroulées autour de l’État haïtien jusqu’à en étouffer l’autonomie. Mais il refuse de s’en tenir à une dénonciation extérieure : il appelle à examiner les blocages internes, les logiques sociales incrustées au cœur du fonctionnement haïtien, qui participent elles aussi au naufrage.
Au-delà de cet amour
Son texte mêle l’amour et la lucidité, la tendresse et la critique, la mémoire et l’analyse. Il invite à regarder Haïti non comme un simple territoire de souffrance ou d’échec, mais comme une terre de contradictions, de complexités et de défis, dont la compréhension exige profondeur, honnêteté et courage intellectuel. Haïti est un pays qui ne se contente pas d’être regardé : il oblige à penser, à ressentir, à se positionner. Et c’est précisément dans cette tension qu’habite l’amour – irisé mais profond – que Théodat lui porte.
Pour dire que la relation de l'auteur à ce pays est une relation d'attachement, d'enracinement et d'affection pour une terre d'exception. Nonobstant le constat douloureux de la pérennité du désastre et de la permanence de la douleur, Haïti est un pays attachant qui gagne à être découvert en profondeur.
Au-delà des liens toxiques tissés avec l'étranger et qui ont conduit à une mise sous tutelle progressive de l'autonomie de l'État, le moment est venu de relever les blocages structurels, propres à la dynamique sociale haïtienne, qui président à ce naufrage.
Pourtant, au terme de cette traversée où l’amour se heurte sans cesse aux décombres du réel, une question demeure, suspendue comme une dernière note avant que ne retombe le silence. C’est cette interrogation essentielle qui constitue la chute de la réflexion de Théodat : si Haïti continue d’attraper ceux qui la connaissent, comment, à son tour, parviendra-t-elle enfin à se saisir d’elle-même ? La force magnétique du pays ne saurait suffire à lui assurer un avenir ; encore faudrait-il que cette intensité affective se transforme en volonté collective, en projet d’État, en lucidité partagée.
Ainsi, la conclusion s’impose d’elle-même, à la fois douce et tranchante : l’amour ne peut se substituer à la structure, et la tendresse ne remplace pas les institutions. Haïti a beau être ce pays qui fascine, envoûte, captive comme une terre ardente sous une croûte de cendres, elle ne pourra se relever que si la société ose regarder en face ses propres failles et entreprend enfin la reconstruction de l’État qui lui manque. L’auteur nous laisse alors sur une vérité simple et implacable : Haïti ne sera sauvée ni par ses mythes, ni par ses blessures, mais par la capacité de ses fils et de ses filles à transformer l’amour en responsabilité et la lucidité en action. C’est là tout l’enjeu, toute l’espérance, et peut-être tout le destin du pays.
Maguet Delva
