Par Evens Emmanuel
Inspiré par la thèse de doctorat de Hubermane Ciguino
En Haïti, la microfinance joue un rôle crucial dans le développement économique, en particulier pour les micro, petites et moyennes entreprises (MPME). Ces dernières sont souvent le moteur de l'économie locale et fournissent des revenus à de nombreuses familles. Cependant, le pays a été confronté à des crises récurrentes et des chocs aigus, tels que le "peyi lòk" de 2018-2019 et la pandémie de COVID-19 en 2020. Ces événements ont mis à rude épreuve la pérennité du secteur de la microfinance et la survie des MPME. Le Centre de Recherche en Gestion et en Économie de Développement (CREGED) de l’Université Quisqueya, dans le cadre son axe de recherche « Financement de l’économie » s'attaque à cette problématique à travers la thèse de doctorat de Hubermane Ciguino, en posant une question centrale : comment expliquer la pérennité de l'intermédiation microfinancière en Haïti face aux crises ? Ciguino va au-delà des approches traditionnelles qui se concentrent uniquement sur la performance sociale ou financière des institutions de microfinance (OMF) et des microentreprises. Il introduit deux concepts clés : la résilience des OMF et la littératie financière des microentrepreneurs.
Introduction : La microfinance, un outil face aux crises
En Haïti, où les crises économiques, sociales et politiques se succèdent depuis des années, la microfinance joue un rôle-clé pour soutenir les microentrepreneurs, souvent des femmes et des hommes aux ressources limitées cherchant à faire prospérer leur petite entreprise. Dans sa thèse de doctorat intitulée Microfinance et microentrepreneuriat en contexte de chocs : Une analyse par la résilience et la littératie financière, préparée au Centre de Recherche en Gestion et en Économie de Développement (CREGED), sous la direction du Professeur Bénédique Paul, soutenue le 24 mai 2023 à l’Université Quisqueya, Hubermane Ciguino explore comment la microfinance aide ces entrepreneurs à surmonter des chocs majeurs, comme le « peyi lòk » (mouvement de contestation de 2018-2019 contre le président haïtien de l’époque) et la pandémie de COVID-19. Cet article, destiné au grand public, explique de manière claire les idées centrales de cette recherche : comment les institutions de microfinance (OMF) et leurs clients résistent aux crises, et comment la littératie financière améliore les performances des microentreprises.
Une problématique : Survivre et prospérer malgré les chocs
Haïti traverse une période de crises continues depuis 2018, marquée par des troubles socio-politiques (« peyi lòk ») et la pandémie de COVID-19, qui ont durement affecté l’économie. Les microentreprises, souvent tenues par des marchands de rue ou des petits commerçants, sont particulièrement vulnérables à ces chocs, car elles manquent de ressources pour absorber les pertes. Les institutions de microfinance, qui offrent des prêts et des services financiers à ces entrepreneurs, doivent elles-mêmes rester viables dans ce contexte instable. De plus, de nombreux microentrepreneurs, notamment les femmes, souffrent d’un faible niveau de littératie financière – c’est-à-dire une compréhension limitée des notions comme l’épargne, le crédit ou la gestion budgétaire. La thèse de Ciguino pose une question centrale : comment la microfinance et la littératie financière peuvent-elles aider les microentreprises à prospérer malgré ces défis ?
Objectif : Comprendre la résilience et renforcer les microentreprises
L’objectif de cette recherche est d’explorer la pérennité de la microfinance en Haïti et son impact sur les microentrepreneurs dans un contexte de crises. La thèse examine trois aspects :
- la résilience des institutions de microfinance face aux chocs ;
- le niveau de littératie financière des microentrepreneurs (en particulier les marchandes de fruits et légumes) ;
- l’effet des conditions de microcrédit et de la littératie financière sur la performance des micro, petites et moyennes entreprises (MPME).
En étudiant ces dimensions, Ciguino cherche à proposer des solutions pour renforcer la capacité des microentrepreneurs à surmonter les crises et à améliorer leurs activités économiques.
Méthodologie : Une approche pratique et ancrée
La thèse est structurée en trois chapitres, chacun basé sur des enquêtes de terrain et des analyses rigoureuses :
- Résilience des institutions de microfinance
Pour évaluer la capacité des OMF haïtiennes à résister aux crises, Ciguino a interrogé 30 institutions réparties dans les 10 départements géographiques d’Haïti. L’étude se concentre sur deux chocs majeurs : le « peyi lòk » et le confinement lié à la COVID-19. À l’aide d’un modèle économétrique, elle analyse des facteurs comme la qualité du portefeuille de crédit (c’est-à-dire le pourcentage de prêts remboursés à temps) pour mesurer la résilience des OMF.
- Littératie financière des marchandes de Port-au-Prince
Le deuxième chapitre se penche sur 106 marchandes de fruits et légumes dans la région métropolitaine de Port-au-Prince. Une enquête a permis d’évaluer leur niveau de littératie financière (connaissances en gestion financière, utilisation du crédit, etc.) et de comparer celles qui sont clientes des OMF à celles qui ne le sont pas. L’objectif est de comprendre si la participation à des programmes de microfinance améliore leur compétence financière et la performance de leur entreprise.
- Performance des microentreprises
Le troisième chapitre analyse un échantillon plus large de 544 microentrepreneurs dans 13 communes de quatre départements géographiques du pays. Cette étude examine comment les conditions de microcrédit (montant, taux d’intérêt, durée, etc.) et le niveau de littératie financière influencent la performance financière des MPME, mesurée par des indicateurs comme le chiffre d’affaires ou le patrimoine.
Résultats et discussion : Des enseignements pour l’avenir
Les résultats de la thèse offrent des pistes concrètes pour renforcer la microfinance et le microentrepreneuriat en Haïti :
- Résilience des OMF : Malgré les crises, toutes les OMF étudiées ont survécu aux chocs du « peyi lòk » et de la COVID-19. Le facteur clé de leur résilience est la qualité de leur portefeuille de crédit : les institutions avec un faible taux de prêts non remboursés (PAR>30 jours) ont mieux résisté. Cela montre que des pratiques rigoureuses de gestion du crédit sont essentielles pour maintenir la viabilité des OMF dans un contexte instable.
- Littératie financière des marchandes : Les marchandes de fruits et légumes clientes des OMF ont un niveau de littératie financière plus élevé que celles qui ne le sont pas. Cela suggère que l’accès au microcrédit, souvent accompagné de formations ou de conseils, améliore les compétences financières. Cependant, des défis comme l’analphabétisme et le manque de programmes de formation limitent encore le développement des microentreprises.
- Performance des MPME : Les microentreprises bénéficient de conditions de microcrédit favorables (taux d’intérêt raisonnables, durées adaptées) et d’un niveau de littératie financière moyen ou élevé. Ces facteurs augmentent leur chiffre d’affaires et leur capacité à accumuler du patrimoine (comme une maison ou un compte bancaire). Cela souligne l’importance de combiner l’accès au crédit avec des formations financières pour maximiser l’impact.
Ces résultats mettent en lumière le potentiel de la microfinance pour soutenir les microentrepreneurs, mais aussi les obstacles à surmonter, comme le besoin de formations accessibles et adaptées, surtout pour les femmes.
Conclusion : Un espoir pour les microentrepreneurs
La thèse de Hubermane Ciguino démontre que la microfinance reste un outil puissant pour soutenir les microentreprises en Haïti, même dans un contexte de crises. Les institutions de microfinance ont prouvé leur résilience, et les microentrepreneurs, en particulier ceux avec un bon niveau de littératie financière, parviennent à améliorer leurs performances. Ces résultats, les premiers à explorer la littératie financière en Haïti, offrent une base solide pour repenser les politiques de soutien aux microentreprises.
Perspectives : Vers un avenir plus inclusif
Ciguino propose plusieurs pistes pour l’avenir. D’abord, renforcer les programmes de formation en littératie financière, en ciblant particulièrement les femmes et les entrepreneurs ruraux. Ensuite, encourager les OMF à adopter des conditions de crédit plus flexibles, comme des moratoires ou des rééchelonnements, pour aider les clients à surmonter les chocs. Enfin, des recherches supplémentaires pourraient explorer comment digitaliser la microfinance (via des applications ou des paiements mobiles) pour atteindre plus de personnes. Ces perspectives appellent à une collaboration entre les OMF, le gouvernement et les partenaires internationaux pour bâtir un écosystème économique plus résilient et inclusif en Haïti.
Evens Emmanuel, PhD HDR
ERC2-UniQ / LMI-CARIBACT
Pôle Haïti-Caraïbe Haïti Sciences et Société (HaSci-So)
Équipe des Partenaires Scientifiques pour la Communication de la Recherche (E-PSi-CoRe)
E-mail : evens.emmanuel@uniq.edu