Une génération sacrifiée : les enfants au cœur de la crise sécuritaire

Depuis plusieurs années, Haïti est plongée dans une spirale de violence sans précédent. À Port-au-Prince, près de 85 % du territoire est aujourd’hui sous le contrôle de groupes armés (ONU et Human Rights Watch). Des quartiers entiers, jadis vivants et pleins d’espoir, sont devenus des zones de guerre où le quotidien est rythmé par les rafales d’armes à feu et les déplacements forcés. Plus de 3 millions d’enfants ont aujourd’hui un besoin urgent d’aide humanitaire, (selon l’UNICEF janvier 2025), dont 1,2 million vivent sous la menace constante. On estime à plus de 1,5 million le nombre de déplacés internes, en grande majorité des femmes et des enfants.

Les enfants sont les premières victimes de cette crise sécuritaire. Déscolarisés, privés de soins, d'alimentation, de stabilité et d'espaces de jeu, ils grandissent dans la peur, la fuite et l’incertitude. Dans ce climat de terreur, beaucoup sombrent dans le silence, l’angoisse ou la violence. D’autres sont enrôlés de force ou volontairement dans des groupes armés, faute d’alternatives ou dans un désir de protection.

Le choc psychologique est profond. Les enfants que je rencontre au quotidien présentent des signes alarmants de traumatisme : comportements régressifs chez les plus jeunes, insomnies, cauchemars, anxiété de séparation. Chez les enfants d’âge scolaire, on observe une baisse de la concentration, un mutisme ou des crises d’agitation, ainsi que des symptômes physiques sans cause médicale apparente. Les adolescents, eux, adoptent souvent des conduites à risque : usage de drogues, comportements violents, isolement, ou encore adhésion à des gangs. Ces comportements sont des tentatives désespérées pour retrouver une forme de contrôle sur une vie devenue chaotique.

Derrière ces symptômes se cachent des histoires humaines déchirantes. Une mère de quatre enfants, réfugiée au centre d’Hébergement de Centre de Débats, Recherches et de Formation (CEDEREF) me confiait :

« Ti fi mwen an gen 5 lane. Li te la lè nèg ak zam yo touye tonton li. Depi jou sa a, nou te oblije kite zòn nan li prèske pa pale ankò. Li ka dòmi sèlman si mwen bò kote l. Li preske pa jwe ankò, li pa ri ankò. Se tankou inosans li te fini depi jou sa a. »

Une mère célibataire de 3 enfants qui vivait à Delmas 40, raconte les difficultés de sa fille jeune adolescente :

« Pitit mwen an gen 11 lane, dèfwa yo tèlman ap tire nou tout oblije kouche plat atè, li konn tèlman pè li vomi san rete, mwen menm lè sa yo rive m pa konn kisa poum fè. M rete tout kòm ap tranble »

Une autre mère, hébergée à Tabarre, raconte le traumatisme de son petit garçon :

« Pitit gason mwen an pè son motosiklèt. Chak fwa li tande youn, li kouri kache anba kabann lan, lap kriye epi li di y ap tounen. Menm pou l al twalèt, li bezwen mwen mache avè l. Mwen santi evènman sa yo kontinye toumante lespri l. »

Ces récits traduisent une souffrance collective, silencieuse, mais dévastatrice. Si aucune action immédiate n’est entreprise, les conséquences de cette crise sur les enfants seront non seulement profondes, mais aussi irréversibles.

À court terme, ces enfants vivent dans un état de stress aigu et permanent. Ils présentent souvent :

Hypervigilance : à l’affût du moindre bruit, ils sursautent au son d’une porte qui claque ou d’un moteur de moto.

Troubles du sommeil : insomnies, réveils nocturnes en sursaut, cauchemars effrayants qui les replongent dans la violence qu’ils ont vue ou vécue.

Cauchemars et terreurs nocturnes, énurésie (pipi au lit), conduisant parfois à des épisodes de somnambulisme ou de paralysie du sommeil.

Irritabilité et sautes d’humeur, avec des pleurs inexpliqués, des accès de colère ou une apathie soudaine.

Troubles somatiques : maux de ventre, céphalées, nausées ou douleurs diffuses sans cause médicale identifiée, expression physique d’un mal-être intérieur.

À moyen terme, l’enfant commence à accumuler des retards et des blocages qui menacent son avenir :

Décrochage scolaire : difficultés de concentration, absentéisme répété, refus de se rendre en classe. Chaque journée perdue creuse un écart grandissant avec le programme officiel.

Retrait social : isolement, refus des activités de groupe, déficit dans l’acquisition des compétences sociales de base (partage, coopération, résolution de conflits).

Troubles de l’attachement : certains développent une méfiance généralisée envers les adultes, même bienveillants, tandis que d’autres deviennent excessivement « dépendant- e affectif-ve », redoutant la séparation.

Émergence de conduites à risque : fugues, comportements autodestructeurs, manifestant un besoin de se punir ou de tester les limites de la survie.

À long terme, sans prise en charge adaptée, ces blessures psychiques se cristallisent et alimentent un cycle de violence :

Troubles de stress post-traumatique (TSPT) chroniques, avec flashbacks, évitement, réactions de panique, et une difficulté majeure à se projeter dans l’avenir.

Troubles de l’identité et de l’estime de soi : l’enfant (puis l’adulte) ne se reconnaît plus, perd ses repères de genre, de rôle, de valeur personnelle.

Incapacité à établir des relations durables et sécurisantes : peur de l’engagement, relations instables ou violentes, reproduction des schémas de maltraitance.

Comportements antisociaux ou violents : chez certains adolescents et jeunes adultes, la violence devient un instrument de pouvoir ou de protection, normalisant l’inhumain et perpétuant le cycle dans la société. Souvent, les anciens victimes deviennent les prochains bourreaux.

Dépression : perte d’intérêt pour toute activité, désespoir profond, idées suicidaires.

Au cœur de ce processus, chaque étape alimente la suivante : le stress permanent fragilise l’esprit, les lacunes scolaires et sociales limitent les perspectives, et la souffrance non traitée nourrit des formes extrêmes de désespoir ou de violence. Sans interventions rapides, sécurisation des espaces de vie, accès à l’éducation d’urgence, et soutien psychologique professionnel, c’est l’avenir même d’une génération qui s’effondre, privant Haïti de ses meilleurs atouts pour se reconstruire.

La responsabilité collective est immense. L’État haïtien doit garantir la protection des enfants, même en situation de crise. Cela passe par la mise en place de zones sûres, de structures éducatives alternatives, d'espaces d’expression et d’écoute, ainsi que par un accompagnement psychologique adapté. Mais il faut également une mobilisation active de la société civile, des professionnels de la santé mentale, et de la communauté internationale. Il ne s’agit pas seulement d’un enjeu humanitaire : c’est une question de survie collective et de reconstruction sociale.

Face à cette urgence, chacun peut agir : en dénonçant cette réalité, en soutenant les organisations locales, en créant des espaces de sécurité pour les enfants, en brisant le silence et la stigmatisation.

 Les enfants victimes n’ont pas besoin de pitié, mais de protection, d’attention et de justice. Il est temps d’arrêter de parler de leur avenir comme d’un concept lointain : l’avenir, c’est maintenant. Chaque jour sans action est une blessure de plus dans le cœur d’un enfant.

 

Robens Doly, psychologue et défenseur des droits humains

robens.doly@gmail.com

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