L’histoire de Mante Vèvè que j’ai publiée le 25 septembre dernier a enflammé les conversations. Depuis, les messages se sont multipliés : tout le monde voulait savoir ce qui s’était passé ensuite. J’ai donc mené ma petite enquête, jusqu’à retrouver l’une des témoins de cette nuit étrange. Voici la suite — mais avant d’y plonger, laissez-moi vous rappeler brièvement les faits.
Il était une fois, dans une petite localité rurale de Cavaillon (Sud d’Haïti), la fête annuelle battait son plein. On est le 29 octobre 1980. Trois amis — le commissaire Michel, Marie-Line et Chantal — décident de surveiller Mante Vèvè, une marchande de porc soupçonnée depuis longtemps d’être une loup-garou.
Alors que la fête s’anime, un cri déchire soudain l’air : Mante Vèvè a disparu et un enfant est retrouvé grièvement blessé, portant des griffures de chat. L’enfant meurt peu après, et la panique s’installe.
Tandis que l’enquête commence, un porc surgit sur la place. Quelqu’un souffle du sel et de la cendre sur l’animal, qui se transforme aussitôt en chat. Pris de peur et de colère, les villageois lapident la créature, croyant la tuer. Mais le chat s’échappe.
Peu après, Mante Vèvè réapparaît, blessée aux mêmes endroits que l’animal. Les habitants comprennent alors qu’elle et le chat ne faisaient qu’un. Interrogée par le commissaire, elle prétend avoir dormi près de l’église, tandis que sa voisine « au balai » tenait son étal. Ce balai magique, porteur du pwen (sortilège), aurait permis la métamorphose.
Sous la pression, Mante Vèvè finit par avouer : c’est l’esprit de sa mère qui lui aurait transmis ce pouvoir. Elle se dit non pas loup-garou, mais magicienne — une façon d’atténuer sa responsabilité et d’échapper au châtiment.
Elle demande pardon au commissaire pour tous les incidents causés malgré elle, puis le supplie de ne pas la conduire au poste de police. Dans le quartier, expliqua-t-elle, on plaisantait souvent en disant qu’elle était un loup-garou, mais cela ne la vexait pas vraiment : ce n’étaient, selon elle, que des ivrognes, des exclus de la société. Ce qui l’agace aujourd’hui, ce sont plutôt les ragots du village. Pourtant, tout le monde sait combien elle est utile aux grandes préparations des festivités. Certains tirent les filets au rivage, d’autres apprennent les rituels, et les plus braves tracent les vèvès au sol en chantant pour les lwas et le ronsi kanzo, afin que les esprits prennent place.
Elle ajoute qu’elle était rapide et dotée d’un grand flair. Elle savait écouter les gens, et on lui confiait souvent de petites missions de reconnaissance, comme conduire des zombies-femmes à la veille du 1er et du 2 novembre. Mais, chaque fois, on lui en demandait davantage. Elle affirma vouloir vraiment aider, contrairement aux années précédentes. « Je savais écouter les gens. On me confiait souvent de petites missions de reconnaissance, comme conduire des zombies-femmes à la veille du 1er et du 2 novembre. Mais chaque fois, on m’en demandait davantage. J’aimerais aider, vraiment aider, contrairement aux autres années... Je ne sais plus comment l’expliquer. Dans ma tête, les images se bousculaient : des zombies, des chanpwèl, des animaux, des bébés, et l’ombre inquiète de ma mère sur sa tombe. »
Fin de Mante Vèvè
Chantal demanda alors au commissaire de la conduire chez M. Alphonse, un sage centenaire du village, ougan réputé.
Cette nuit-là, les gens marchaient sous la pleine lune. Le sol craquait, comme si un chandelier invisible se brisait. De minces rubans de lumière glissaient autour de la cour du vieil homme. On percevait des mots, des phrases courtes, parfois des chants étouffés. Les feuilles des arbres se mirent à bourdonner, de plus en plus fort, jusqu’à ce qu’un chant venu de loin les recouvre.
Mante Vèvè cria sans savoir pourquoi. Poussée par un pressentiment, elle se leva et fit quelques pas. Alors, une chose incroyable se produisit : les ronsi kanzo surgirent et dansèrent tout autour d’elle. Elles chantaient et se dirigeaient vers les lampes tèt gridap, vers les nids, vers les caches des animaux, vers des recoins insoupçonnés de l’habitation d’Alphonse.
Ce n’était pas sa voix, bien sûr. C’était celle d’un homme, sortie du tronc d’un mapou. « Bonswa tout ti ovi ki la yo, mwen kontan wè nou. Mante Vèvè se chwal mwen li ye. Piga nou detounen li. » (« Bonsoir tous les petits ovi (« enfants ») qui sont là, je suis content de vous voir. Mante Vèvè c’est mon cheval. Il ne faut la détourner ! »).
Quelques temps plus tard, un événement étrange se produisit. Un soir, un homme traverse la forêt. Très vite, il ressent une présence inquiétante — la sensation d’être suivi… par un cochon. Mais ce passant n’est pas « simple » : doté de facultés mystiques, il s’irrite face à cette apparition et décide de se défendre.
Il ramasse plusieurs pierres et les lance sur l’animal, sans jamais l’atteindre. Puis, par hasard, il aperçoit au sol un morceau de fer. Il se penche, le saisit vivement et le plante droit dans l’œil du porc. La bête pousse un cri déchirant, chancelle, s’effondre… puis disparaît. Pris de panique, l’homme prend ses jambes à son cou et disparait dans la nuit.
Le lendemain matin, la rumeur enfle : Mante Vèvè aurait été admise à l’hôpital Bonne Fin pour une grave blessure oculaire. Très vite, la conclusion s’impose à tous : le cochon blessé n’était autre qu’elle, métamorphosée cette nuit-là. Les médecins, impuissants, lui annoncent qu’ils ne peuvent rien faire et qu’elle allait perdre la vue.
Accablée, Mante Vèvè quitte alors la localité pour s’installer à Baradères, une petite localité des Nippes. Ce fut pour elle une fin tragique — mais, disaient les habitants, au moins ne pourrait-elle plus nuire aux enfants. Elle prit ainsi une « retraite » forcée, privée désormais de la maîtrise de ses dons maléfiques. Elle y vit encore.
Emmanuel Charles
Docteur en droit et ethnologue