Depuis la première publication, les messages affluent : tous veulent connaître la suite de la troublante aventure de Fifi et Jésula, ces deux loups-garous mangeuses d’enfants dont les pas hantent les couloirs des hôpitaux. Chassées du Sanatorium après une série de morts inexpliquées, les voilà désormais infiltrées dans le cabinet privé du réputé docteur Martial… Là où d’autres drames, plus étranges encore, s’apprêtent à se jouer.
Fifi, de son vrai nom Phéline Duversseau, et Jésula, appelée Marie Jésula Duverseau, deux cousines originaires de Côte-de-Fer, sont réputées être des loups-garous. Selon les témoins, ce sont de jolies femmes, très coquettes, bien insérées dans la vie sociale. Leur ami Frénel, lui, serait capable de se transformer en bœuf : il aurait déjà été vu sous cette forme dans la cour de l’hôpital du sanatorium où Fifi travaillait.
Les deux cousines seraient nées loups-garous, dans une lignée où cette condition se transmet de génération en génération. Leur arrière-grand-mère et leur grand-mère, toutes deux originaires de Côte-de-Fer, étaient déjà considérées comme loups-garous.
Un médecin du sanatorium, le docteur Désir, aurait fini par se plaindre de la situation de son service : cet hôpital n’était pas censé devenir une maternité, ni recevoir à longueur de journée des femmes enceintes pour des tests de tuberculose. Au moment de son départ pour l’Hôpital général, où il devait être remplacé par le docteur Dorlette, il refusa de laisser ce « mauvais héritage » à son successeur.
Le docteur Dorlette décida alors de transférer deux femmes suspectes à l’Hôpital général : Fifi et Jésula. À leur arrivée, une sage-femme, qui les connaissait déjà de Carrefour-Feuilles, s’opposa à ce qu’elles soient intégrées dans le personnel. Elle affirma que ces deux dames ne pouvaient travailler ni comme infirmières ni comme gardes-malades, car leur « vice » serait de faire disparaître les bébés et de « manger les nouveau-nés ».
Dans la cour de l’Hôpital général, se trouve une chapelle fréquentée par des catholiques. C’est là que Fifi et Jésula auraient élu domicile, pour rester à proximité des salles d’accouchement.
Employées chez le gynécologue, Dr Martial
Chassées ensuite de l’hôpital, elles se seraient tournées vers un gynécologue de renom, le docteur Martial, à la recherche d’une nouvelle affectation. Séduit par leur beauté et leur allure soignée, le médecin leur aurait dit qu’il accepterait de les former, même si elles n’étaient pas très habiles. Il les employa donc dans sa clinique, leur apprit les bases du travail médical, et leur confia progressivement des responsabilités.
Cependant, depuis leur arrivée, un fait troublant se serait imposé : aucun accouchement ne se terminait bien. Tous les nouveau-nés mouraient. Le docteur Martial, qui jusque-là avait une carrière sans drame — les mères repartaient toujours avec leurs bébés — se retrouva dans une situation intenable. Sa réputation commençait à être menacée.
Sur la suggestion de Fifi et de Jésula, il déménagea la clinique de la ruelle Caméau à la rue Capois. Parce que les deux femmes habitaient loin et peinaient à arriver à l’heure, il leur proposa une chambre sur place, attenante à la clinique.
Rapidement, un voisin le prévint que le contrat de bail ne serait probablement pas renouvelé. Le docteur s’en étonna : le contrat venait à peine de commencer et était prévu pour cinq ans. Le voisin finit par préciser que les deux jeunes femmes, prétendues infirmières, n’en étaient pas vraiment. Le soir, disait-il, les toits des maisons du quartier semblaient agités, les chats miaulaient, les chiens aboyaient sans repos, et les gens n’arrivaient plus à dormir. Une pétition se préparait pour demander le départ de la clinique, car la paix nocturne du quartier était compromise.
Le docteur promit de gérer la situation. À cette époque, les médecins pouvaient encore travailler la nuit sans craindre l’insécurité.
Une nuit, vers onze heures quarante, un mari téléphona pour signaler que sa femme enceinte souffrait de fortes douleurs et qu’il se rendait à la clinique. Le docteur ordonna au gardien d’ouvrir la barrière et arriva avant la patiente et son mari. Finalement, il s’agissait de fausses contractions. La femme fut gardée en observation, et le médecin décida de dormir sur place, plutôt que de rentrer chez lui en Plaine.
Alors qu’il sommeillait, il entendit de nombreux bruits sur le toit et dans les environs. Les protestations des voisins le mirent en alerte. Il alla frapper à la porte de la chambre de Fifi et de Jésula : personne. Surpris, surtout un lundi soir, il trouva cela extrêmement étrange.
En balayant les lieux du regard, il remarqua les claustras. En y jetant un œil, il vit une scène qui le stupéfia : Fifi se transformait. Elle passait d’une forme animale à une forme humaine, changeant littéralement de peau. Elle se préparait à se coiffer en frottant ses longs cheveux contre un peu de bois (un bois-pin) — geste associé dans certains récits au changement de peau chez les loups-garous. Puis elle urina dans une cruche et prit un balai, ce qui la reliait directement aux bruits rapportés sur le toit des voisins.
Le médecin resta sans voix, ne sachant s’il devait croire ce qu’il voyait. Pris de peur, il décida finalement de quitter la clinique pour rentrer chez lui, malgré son intention initiale de rester.
Visite du docteur chez le psychiatre Douyon
Le lendemain matin, avant de revenir à la clinique, il alla trouver le docteur Douyon, psychiatre près de l’Hôpital général. Il lui expliqua qu’il avait assisté à une scène qu’il n’osait même pas décrire en détail, de peur de passer pour fou. Il parla de l’appel du mari, de la patiente, puis des deux femmes hébergées dans la clinique, et enfin de ce qu’il avait vu à travers les claustras.
Le psychiatre lui demanda comment il avait pu affirmer qu’il s’agissait de Fifi. Le gynécologue répondit que c’était à cause des cheveux : Fifi avait de très longs cheveux qui descendaient jusqu’au dos et qu’elle avait pris le temps de frotter contre le bois-pin pour changer de peau. Jésula, elle, avait des cheveux plus courts, arrêtés au niveau du cou.
Selon ceux qui rapportent cette histoire, le docteur Douyon, ayant déjà vécu dans des milieux où les récits de loups-garous étaient pris en sérieux, n’aurait pas mis en doute la parole de son confrère. Il aurait compris pourquoi ce dernier était si bouleversé dès sa première confrontation directe à ce genre de phénomène.
Le lendemain après-midi, vers quatorze heures, un accouchement réel, cette fois, se présenta. Une femme enceinte, arrivée au terme, était en salle de travail. Fifi et Jésula assurèrent avoir tout préparé. L’une d’elles ajouta toutefois qu’il faudrait peut-être une césarienne et suggéra de transférer la patiente à l’Hôpital général, car il lui semblait que le bébé était déjà mort dans le ventre de sa mère. Le docteur Martial, surpris par cette assurance, lui fit remarquer qu’elle n’était pas médecin mais infirmière. Malgré cela, il décida de suivre ce conseil et d’organiser le transfert.
À l’Hôpital général, on constata effectivement que le bébé était mort. Un détail intrigua le médecin : le nouveau-né présentait un minuscule trou près du talon, de la taille d’une pointe de stylo. Cette anomalie ne correspondait à aucun tableau clinique habituel ; certains y virent un signe supplémentaire d’un phénomène d’ordre mystique.
Une pratique courante même chez les bourgeois
Peu à peu, d’autres témoignages commencèrent à circuler sur la présence de loups-garous dans les hôpitaux haïtiens. On avait longtemps cru que ces créatures se limitaient aux quartiers populaires, à des zones reculées où la promiscuité et la misère favorisaient la naissance de rumeurs et d’histoires étranges. Les récits issus de l’hôpital du sanatorium, que j’ai précédemment évoqués, avaient d’abord été considérés comme des cas isolés. Mais d’autres informations, obtenues par des canaux discrets, montrèrent que les institutions médicales n’étaient pas épargnées par ces pratiques mystiques et secrètes.
Certaines infirmières, médecins ou employés d’hôpitaux seraient, selon ces témoignages, des loups-garous qui mènent une double vie : professionnels respectés le jour, prédateurs d’enfants la nuit. Le problème devient critique lorsque ces personnes ont, sans que personne ne s’en doute, leur « chair de nourriture » — les bébés et les enfants — directement à portée de main, sur un lieu de travail où leur présence est pourtant totalement légale.
Tous ne sont pas concernés, loin de là. Mais la présence d’une seule personne de ce type dans une maternité suffit à provoquer des drames en série. Certains maris, en accompagnant leurs femmes enceintes à l’hôpital, « apporteraient du beurre aux chats », sans le savoir. Par ailleurs, une partie de ces loups-garous seraient ainsi par héritage familial, sans avoir « choisi » leur condition. Il n’empêche qu’il est mieux s’ils se tenaient à distance des salles d’accouchement et des espaces accueillant des enfants.
En Haïti, ce phénomène reste largement occulté. Ceux qui osent en parler passent pour des affabulateurs ou des accusateurs mensongers. L’État, de son côté, ne favorise ni les recherches anthropologiques, ni les investigations profondes sur le vaudou, la sorcellerie ou les implications juridiques de ces croyances.
Dans ce contexte, les sanctions officielles sont rares. Les rumeurs conduisent davantage à des transferts de service — d’une maternité vers un service pour adultes — qu’à de véritables procès. On dit que les loups-garous ne s’intéressent qu’aux nourrissons et aux enfants, sans tenir compte de la classe sociale, de la couleur de peau ou du niveau de vie.
Emmanuel Charles
Avocat, sociologue et ethnologue
