Ledikasyon pa negosyab

Deuxième partie : défis de l’École haïtienne

Lancer une alerte générale sur la faillite de système éducatif

 

« Il faut tout un village pour éduquer un enfant.»

Proverbe africain

 

Dans un article publié récemment (Le National, 23 aout 2022 [1]), nous avons présenté les éléments qui montrent comment le système éducatif de l’apartheid scolaire [2] qui sévit en Haïti favorise l’échec scolaire et coute énormément aux enfants, aux familles et à la société tout entière. Or il est l’unique instrument régalien aux mains de la société haïtienne pour contribuer d’abord à freiner l’effondrement des valeurs citoyennes et républicaines qui la gangrène et ensuite relever les défis de la transmission des valeurs et compétences qui supporteront l’incontournable relance économique, sociale et politique. De tels objectifs impliquent, au bénéfice de l’ensemble de la société, l’universalité véritable de l’Éducation et une mobilisation de toutes les parties prenantes nationales : la participation ou le partenariat.

 

Pistes vers une nouvelle Éducation

La « Nouvelle éducation haïtienne » (NEH) du 3e millénaire devra se concevoir autour des thèmes forts comme, sans s’y limiter : aménagement linguistique, éducation et développement, politiques publiques et, partenariat. Le financement de l’ensemble du système et la description de ce qu’il convient d’appeler la NEH devront faire l’objet de prises de paroles appropriées et séparées, précédant les décisions courageuses d’investissements nationaux comme point de départ avant le recours aux appuis internationaux.

La NEH devra fermement favoriser l’émergence de nouveaux paradigmes citoyens dont principalement, la réussite scolaire du début à la fin du cycle complet de scolarisation, l’intégrité et le respect des normes comme de la hiérarchie, la solidarité et le rejet des pratiques de corruption lors des examens et évaluations. L’honnêteté comme valeur d’éthique tant pour les éducateurs que pour les écoliers.

 

1. Corruption et milieu éducatif

Il faut résolument accepter de reconnaitre que certaines pratiques de tricheries affectent le milieu scolaire haïtien depuis la fin des années 1940 [3], mais on recense très peu de travaux sur ce phénomène [4]. On observe cette catastrophe partout dans le monde, en Afrique, en Europe, en Amérique du Nord et du Sud, en Asie. Azeddine Akesbi, secrétaire général de Transparency Maroc [5] témoigne : les agissements immoraux se développent de plus en plus, les heures supplémentaires, modifications des notes… « l'enseignant impose aux élèves de faire des heures supplémentaires chez lui. Ceux qui refusent subissent la marginalisation au sein de la classe ». Ce fléau à dimension planétaire a fait l’objet d’études approfondies de l’Institut international de planification de l’éducation (IIEP) qui a développé un ensemble d’études, d’approches et de stratégies pour y faire face [6]. La très grande différence avec Haïti est qu’il est considéré, ailleurs, comme un obstacle qui est combattu alors qu’il a tendance à devenir ici une solution individualiste se généralisant face à l’iniquité du système éducatif et conduisant à la réussite personnelle à tout prix, en fait le « dégaje pa peche » érigé en stratégie et norme de réussite !

La supervision des examens de fins d’études en 1989 nous a donné l’occasion unique d’observer la diversité et l’ampleur des stratégies de corruption soigneusement préparées et utilisées par les écoliers, supportés par parents et amis, par un réseau de fraudeurs et de passeurs de textes rédigés, et souvent avec une participation active de certains fonctionnaires du ministère de l’Éducation ou d’agents de l’ordre pour frauder.

Ce thème sera simplement évoqué ici dans le but de signaler son importance grandissante dans la société haïtienne. Mais vu l’ampleur qu’il prend et surtout les effets pervers que ces pratiques de fraude scolaire peuvent avoir sur le développement d’une culture de corruption affectant l’ensemble des comportements citoyens, tout plan sérieux de développement du système éducatif haïtien (comme un Plan sectoriel, contrairement à un Plan conçu en vase fermé par le MENFP [7]) ne peut faire l’économie de s’y pencher en même temps que la nécessité d’aborder la question de la persévérance et de la réussite scolaires. Dans le cadre d’une révision des valeurs et de la philosophie d’éducation à revoir en profondeur lors d’une révision du curriculum de tous les ordres d’enseignement du préscolaire à la formation technique et professionnelle et universitaire, les éducateurs haïtiens devront résolument s’y pencher.

 

2. Aménagement linguistique

Les prises de parole de Berrouët-Oriol au sujet de la problématique de l’aménagement linguistique soulèvent de véritables défis, dont certains séculaires, de l’Éducation haïtienne qu’il est impératif d’adresser dans un débat scientifique et professionnel dénué d’amateurisme et de sensationnalisme, dans toute perspective de redressement.

Il y va d’abord et avant tout de la nécessité de mettre les contenus éducatifs, de façon équitable, à la portée de tous les enfants, quelles que soient leurs origines sociales, culturelles, économiques et géographiques. De manière plus importante, toutefois, dans la perspective d’une formation de tous les citoyens aux mêmes savoirs et compétences citoyennes, il est impératif que tous les enfants haïtiens soient instruits des mêmes contenus de sorte que toutes les écolières et tous les écoliers y puisent les mêmes enseignements. C’est à cette unique condition que nous créerons, enfin, « LE » citoyen haïtien.

De plus, le remembrement d’une nation moderne au 3e millénaire passe obligatoirement par la construction de la citoyenneté qui ne peut se matérialiser qu’à travers un système éducatif universel de qualité (Bousiquot, 2019) pour tous. C’est là une des fonctions de la langue maternelle dans le complexe processus enseignement-apprentissage : permettre que tous les enfants puissent communiquer librement entre eux sans la moindre barrière linguistique. Il faut rappeler, aussi, que l’école est et restera le seul lieu où tous les enfants ont la possibilité, ne serait-ce que symbolique, de se fréquenter librement, construisant ainsi les bases fondamentales d’une citoyenneté égalitaire. Haïti ne doit, ne peut échapper à cet objectif sociétal des systèmes éducatifs du 3e millénaire. Boursiquot précise : « L’éducation est l’une des clés principales du développement économique et de l’amélioration du bien être humain. (…) La lutte contre la pauvreté, l’augmentation de la productivité et du revenu individuel et de celle de l’économie nationale passent par la mise en œuvre de l’éducation. »

Le refus d’un aménagement linguistique à la fois intelligent et scientifiquement ancré, où l’écolier haïtien est appelé à maitriser les deux langues nationales, le créole et le français, est sans équivoque une autre expression de l’apartheid scolaire identifié plus haut. Dans une telle perspective, l’équité et l’égalité linguistique indiquent de donner à tous les écoliers l’accès à une maitrise parfaite des deux langues officielles affirmées par la Constitution (Articles 5, 40 et 211).

Compte tenu des défis reliés à une application généralisée dans le système scolaire d’une langue créole nécessairement standardisée et de l’ampleur du travail des spécialistes en socio-linguistique ; compte tenu des investissements en ressources humaines nécessaires ; et enfin compte tenu du travail de promotion et de motivation à mener auprès des parents, du monde de l’éducation en général et auprès de la population en particulier, il semble primordial de convoquer sans tarder des assises nationales sur l’aménagement linguistique afin de régler une fois pour toutes, et de manière consensuelle, des questions de la politique linguistique dans le système éducatif.

 

3. Éducation et développement

L’Éducation haïtienne en effondrement accéléré ne pourra pas être redressée à travers des petites réformes s’adressant aux sous-populations les moins favorisées. Si l’école haïtienne doit jouer véritablement le rôle de préparation des citoyens capables de participer activement à la construction d’une société juste et équitable au profit de tous, il faut impérativement démanteler le système d’apartheid scolaire et d’assistance aux démunis afin de repenser de fond en comble, non seulement le curriculum de tous les niveaux, mais surtout les objectifs du système et son intégration à des projets de développement social, économique, politique et culturel pour le long terme. Boursiquot (2021) note judicieusement : « Il est actuellement impossible de parler de croissance économique sans avoir recours à l’éducation. Les choix politiques en matière de budgétisation de l’éducation doivent suivre ce principe pour aider Haïti à faire un pas vers le bon sens. »

 

Depuis le milieu du 20e siècle, les chercheurs des grandes agences multilatérales comme les banques de développement internationales (Banque Mondiale, BID...) ont commencé à réaliser ce que Patrinos (2016) [8] exprime : « L’éducation est de toute évidence l’un des instruments les plus puissants pour lutter contre la pauvreté et les inégalités, ainsi que pour jeter les bases d’une croissance économique solide. Il est grand temps d’investir davantage dans ce secteur. » 

 

En 1990, le PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement) confirme cette vision novatrice en proposant l’Indice de développement humain (IDH) comme nouvelle approche pour évaluer les progrès des nations en lieu et place de l’indice traditionnel du PNB (Produit national brut) qui ne mesurait que le niveau économique que l’on assimilait à la base de richesse des pays. Le concept de l’IDH, devenu l’IDHI (Indice de développement humain ajusté selon les inégalités) depuis 2010, se fondait sur l’espérance de vie à la naissance, le niveau d’éducation traduisant, entre autres, la capacité à participer aux prises de décisions sur les lieux de travail ou dans la société et le niveau de vie qui s’exprime par la mobilité ou l’accès à la culture.

 

« L’accès aux systèmes éducatifs est dès lors un facteur déterminant du développement humain, dont l’impact s’inscrit dans le long terme. L’éducation est bien une pierre essentielle du développement humain. L’éducation des jeunes filles a ainsi un impact direct sur la santé de leurs enfants (une hausse d’1 point du pourcentage de femmes scolarisées augmente de 0,3 point le taux de survie des enfants de moins de 5 ans). L’éducation permet également d’améliorer la participation démocratique, de lutter contre les discriminations et d’améliorer la croissance. » [9]

 

Dans une telle perspective, il apparait évident qu’on ne peut plus faire l’économie de l’appropriation par les populations et l’ensemble des bénéficiaires dans l’élaboration de la vision et la détermination des efforts que la Nation entend consacrer à la réalisation effective de la mission du système éducatif.

 

4. Politiques publiques et réussite scolaire : lekòl pa negosyab !

Il est impératif de produire une réflexion approfondie sur l’éducation en temps de crise en Haïti qui devrait se traduire par l’énoncé d’une « politique publique » sur la réussite scolaire. Seul cet instrument de gouvernance exprimé et partagé par l’ensemble des partenaires des secteurs public et privé de l’Éducation avec l’ensemble de la société en général peut offrir cette plateforme consensuelle permettant de juguler la prise en otage régulière du système éducatif par des acteurs politiques, des activistes sociaux et des entrepreneurs mafieux. C’est ce qu’un « Plan sectoriel d’Éducation » offre, contrairement à un « Plan décennal » produit en cercle fermé par les seules structures du ministère (Tardieu, 2018). Il faut profiter au maximum des multiples expériences d’autres sociétés faisant face à des défis similaires, renoncer à la gouvernance inopérante qui consiste à vouloir diriger du haut vers le bas et se référer aux propositions de la communauté éducative internationale pour bâtir un partenariat fort avec toutes les parties prenantes.

 

C’est à l’éclairage d’un tel partenariat que l’on pourra placer l’Éducation en dehors des nombreux et violents conflits politiques qui secouent régulièrement les sociétés, et certainement la société haïtienne. Cela s’applique aussi de manière plus large à toutes les situations de crise sanitaire, écologique ou environnementale qui trop souvent servent d’excuses pour forcer les fermetures des écoles, et le plus souvent, sinon la plupart du temps pour placer les établissements des milieux les plus à risques dans des situations où ils ne peuvent fonctionner ou deviennent inaccessibles pour leurs écoliers. Tout ceci renforce l’apartheid scolaire en favorisant l’échec scolaire dans ces milieux d’où provient la majorité des 95 % d’enfants qui n’arrivent pas à boucler le cycle complet de la scolarité (GTEF, 2010 [10]). Il faut particulièrement que ces écoles des milieux à risques soient plus protégées des fermetures intempestives et que la poursuite de la réussite scolaire devienne un objectif universel du système éducatif haïtien.

 

Dans le cadre d’une politique publique fortement et bien exprimée par les autorités nationales, et partagée sans équivoque par l’ensemble de la communauté haïtienne, il faut plus que jamais qu’à partir de 2022, en ce siècle des savoirs, que l’école devienne cette institution jalousement et fermement protégée par toute la société parce qu’elle sert les intérêts de tous et de chacun. C’est ce qui est exprimé à travers la proposition « lekòl pa negosyab » venant compléter celle du MENFP « lekòl pa ka tann ».

 

En terme strict des contenus d’enseignement et d’apprentissage, il est fondamental de bien saisir les finalités réelles des systèmes éducatifs comme outil de formation de la personne humaine et du citoyen et que les contenus scientifiques d’enseignement soient organisés et structurés à partir des besoins de développement et de progrès de la société haïtienne dans toutes ses composantes. En tant qu’instrument idéologique à caractère régalien, il devient encore plus clair que l’École n’est pas et ne saurait être négociable.

 

À ce niveau, il nous semble impératif que la société haïtienne se donne un « observatoire de la persévérance et de la réussite scolaires » comme un des projets phares du GLPE-H actuellement en cours de mise en place par le MENFP et les partenaires du système éducatif.

 

5. Partenariat : « Il faut tout un village pour éduquer un enfant »

 

Expériences de participation

 

On doit déplorer l’absence d’une culture d’évaluation des efforts de réformes ou simplement d’amélioration du système éducatif, ce qui nous prive de précieuses leçons susceptibles de guider les interventions nouvelles à partir des expériences passées. À ce titre et en l’absence de ces évaluations en bonne et due forme, que pouvons-nous apprendre des expériences des ministres Bernard (années 1980) et Manigat (années 2015). En effet, l’essentiel de leurs propositions d’amélioration du système éducatif a été mis de côté immédiatement après leur remplacement comme ministre d’Éducation. On peut proposer certaines hypothèses pour expliquer les retours aux pratiques d’avant les innovations, et ce, en dépit des efforts de communication remarquables de ces deux ministres et de leurs collaborateurs visant à vulgariser au maximum leurs propositions de réformes. Une des conclusions fondamentales serait, en fait, qu’ils n’ont pas été en mesure de vaincre les résistances et de mobiliser suffisamment de supports pour appuyer les changements. Mais pourquoi ?

 

Les hypothèses explicatives que l’on peut proposer sont soutenues par la recherche et les théories sur les processus de changements dans les systèmes humains. Le modèle développé par Beckhard et Harris [11] définit les éléments ou la nature des forces qu’il faut mobiliser pour qu’un changement intervienne et réussisse face aux forces de résistance. D’après ce modèle on peut identifier trois des obstacles qui auraient vraisemblablement pu affecter négativement les projets de réforme des ministres Bernard puis Manigat : a) le temps, b) la communication et c) la participation des parties prenantes à toutes les étapes de la conception aux opérations de suivi-évaluation, en passant par celles de la mise en œuvre.

 

En 2000, le système des Nations unies a lancé les Objectifs du millénaire pour le développement (OMD 2000-2015), puis suite à des résultats mitigés, les a fait suivre des Objectifs de développement durable (ODD 2015-2030). Les évaluations menées après la période de réalisations des OMD (2000-2015) ont permis d’identifier au moins deux observations importantes ayant affecté les résultats. Les huit objectifs de développement et toute la stratégie des OMD ont été développés par des experts des Nations unies en vase clos et s’adressaient de manière disproportionnée aux pays en développement du Sud. Cette méthodologie correspond à l’approche « paternaliste » et ethnocentrée traditionnelle se fondant sur l’idée que les pays du Nord prétendant posséder le pouvoir, les ressources financières et la connaissance interviennent du haut de leur prétendue supériorité avec leurs ressources humaines propres pour dicter aux autres pays du Sud comment, quand et avec quoi agir.

 

Or on a observé que chaque fois que les populations concernées, les organisations de la société civile et les gouvernements participaient à la réalisation des OMD, on obtenait des résultats plus satisfaisants. Pour préparer les Objectifs de développement durable (ODD), le système des Nations unies a eu recours à cette stratégie tout à fait différente : la participation.

 

Les ODD ont ainsi été préparés avec une large participation des populations et parties prenantes concernées. Plus de dix-millions de contributeurs, experts, dirigeants, éducateurs, citoyens des communautés, etc. ont œuvré à leur préparation et interviennent activement à leur mise en œuvre, au Sud comme au Nord. Autre différence de taille, les ODD sont applicables à l’ensemble des pays membres des Nations unies, des gouvernements de la société civile, des acteurs du développement et du secteur privé tant du Nord que du Sud.

 

Ainsi, la plus importante leçon à tirer de la mise en œuvre des OMD et ensuite des ODD c’est la reconnaissance que le recours à une participation réelle, la plus profonde et large que possible apparait comme la stratégie la plus susceptible de favoriser des résultats.

L’expérience haïtienne de Bernard à Manigat est profondément ancrée dans l’approche paternaliste et autocratique où le gouvernement décide seul et impose ses choix du haut de sa puissance gouvernementale avec peu ou pas de participation des parties prenantes concernées. Les États généraux de l’Éducation (1996) ont fait exception à cette tendance en faisant appel à une très large participation citoyenne à l’échelle nationale dirigée par une équipe mixte (ministère-société civile éducative). Toutefois, la dynamique partenariale a été cassée, de manière délibérée, lorsque le ministère a décidé de la remplacer par une assistance technique expatriée, renouant avec l’approche ethnocentrée et paternaliste.

 

Le document du « Plan décennal d’éducation et de formation [12] a été essentiellement conçu et validé en dehors de cette dynamique partenariale et le « Village » n’en est que très vaguement informé, ce qui laisse planer un doute sur le niveau d’appropriation possible par les parties prenantes, passage obligé pour la réussite de tout plan d’envergure. Toutes les expériences haïtiennes et internationales ont amplement démontré cette exigence de participation pour toute réussite.

 

Cette distinction est fondamentale pour toute réflexion au sujet des changements à introduire dans le système éducatif qui doit impérativement déboucher sur un partenariat large, véritable, actif et fonctionnel, si on veut mettre fin au système d’apartheid scolaire et assurer l’accès universel, équitable et de qualité à tous les enfants haïtiens ainsi que leur réussite scolaire au bout des 12 ans de scolarisation obligatoire. Du point de vue strictement conceptuel, on peut identifier trois (3) niveaux de gouvernance assurant l’organisation et la structuration de manière à définir les besoins et arrêter les stratégies les plus appropriées pour sa mise en œuvre afin d’atteindre les objectifs les plus larges que possible au profit des bénéficiaires. Un tel partenariat devra faire l’objet d’évaluations régulières pour attester l’appropriation par les communautés du « village » et la poursuite des résultats à travers une gouvernance participative et un processus de reddition de comptes à la fois aux bénéficiaires et au régulateur.

 

6. Propositions pour un partenariat haïtien

Le fonctionnement de l’ensemble de la fonction publique haïtienne est marqué par une culture administrative défavorable à la gouvernance participative et à la décentralisation. Le ministère de l’Éducation ne fait pas exception à celle-ci, comme on a pu le voir après les États généraux de 1996. Mais, face aux enjeux sociaux et philosophiques en ces temps de crise profonde, le système éducatif est appelé à faire œuvre de pionnier en ingénierie sociale et participer à l’avènement de nouvelles pratiques de gouvernance plus au service des citoyens de la nouvelle Haïti et de l’État lui-même.

Les concepts de gestion de proximité et déconcentration souvent utilisées dans les cercles du gouvernement haïtien pour méconnaitre le partenariat et la décentralisation ne sont que des stratégies pour préserver le statuquo de la gouvernance traditionnelle. Il s’agit, en fait, de déléguer quelques agents de la haute direction auprès des bénéficiaires pour créer l’illusion d’une quelconque participation. Les décisions sont toujours conçues et arrêtées « du haut » de la hiérarchie, dans les mêmes cercles fermés. Elles sont parfois partagées avec les bénéficiaires avant d’être dictées pour application, mais le plus souvent elles sont simplement communiquées peu avant ou au moment même de leur mise en œuvre.

Les services éducatifs à fournir à la Nation, pour être efficaces et atteindre toutes les catégories sociales et économiques, doivent être répartis en trois « lieux d’expression de la gouvernance partenariale » : a) le niveau national de la créativité conceptuelle et de régulation; b) le deuxième niveau, celui de la participation des partenaires institutionnels du système et d’arbitrage de la répartition des ressources et c) le troisième niveau, le lieu régional-local où s’exerce le fonctionnement des établissements d’offre et de fourniture des services d’éducation et de formation qui est aussi celui de la participation directe des citoyens et des associations locales.

 

Premier niveau : Il est l’espace de la réflexion stratégique et de l’élaboration par excellence de la vision de l’ensemble du système éducatif. Il s’exerce à partir de consultations régulières à l’échelle nationale et régionale sous le leadership du régulateur, le ministère de l’Éducation et pourrait être assuré par un organisme comme l’ONAPE. Celui-ci devrait être l’instrument du ministère pour produire une pensée éducative haïtienne innovante pour tous les ordres d’éducation de la petite enfance à l’enseignement fondamental, secondaire et universitaire en passant par la formation technique et professionnelle et la recherche universitaire, et ceci dans tous les domaines. Dans ce cadre-là, il mobilise particulièrement les ressources des institutions d’enseignement supérieur et de recherche qu’il a préalablement outillées en leur octroyant les moyens et les ressources nécessaires, pour alimenter ces réflexions et décisions. Les ressources indépendantes, experts nationaux et expatriés, privés ou institutionnels, bien avant de favoriser une multiplicité de « consultants indépendants » locaux et expatriés devraient offrir leurs services à travers les réseaux des universités nationales et régionales assurant ainsi le renforcement et le transfert des compétences à travers le pays.

 

Deuxième niveau : Le Groupe local des partenaires en éducation (GLPE-H) doit être cet instrument aux mains de l’ensemble des partenaires haïtiens qui interviennent à un titre ou à un autre dans les vastes champs de l’éducation, incluant les agences gouvernementales et les différents ministères qui ont des implications et intérêts au niveau du système éducatif. Les partenaires techniques et financiers (PTF) et les agences bi et multilatérales participent à titre d’observateurs et de conseillers. C’est un deuxième niveau de coordination et de planification du partenariat et de l’exécution de la gouvernance globale pour assurer le plus d’efficacité possible dans les interventions. Il joue un rôle de premier plan pour faciliter un arbitrage assurant une couverture nationale entre tous les ordres d’enseignement et de formation tant à l’échelle nationale et en ce qui concerne les besoins de la société haïtienne dans sa complexité et sa répartition régionale.

C’est à ce niveau que peuvent le mieux s’exprimer les besoins de formation technique et professionnelle en relation étroite avec les milieux professionnels et de la production.

Troisième niveau : C’est celui de l’exécution comme instrument ultime du partenariat sur le terrain. On y retrouvera notamment les commissions municipales d’éducation (CME) qui assurent la participation des citoyens aussi bien au niveau des instances, donc des CME elles-mêmes et la participation des citoyens à l’intérieur des écoles..

Ils concrétisent l’offre d’éducation et de formation pour tous les ordres d’enseignement de la petite enfance à l’enseignement secondaire, technique et professionnel. Signalons que par leur insertion dans les communautés et leur proximité avec elles, les CME sont le meilleur outil, sinon le seul, capable de rendre effective la scolarisation universelle. Enfin, les pratiques de participation active à la gestion des instances des CME constituent un apprentissage du fonctionnement de la gouvernance démocratique représentative qui aura certainement des répercussions positives sur les structures étatiques à l’échelle régionale et nationale.

 

C’est à ce niveau aussi que se règlent les questions de la gouvernance du calendrier scolaire qui peut alors répondre aux spécificités de chaque région (intempéries naturelles, fêtes locales, risques et désastres naturels…) en respectant les normes établies par le régulateur national (nombre de jours/heures de classe par année).

 

Une telle répartition des responsabilités partenariales doit permettre une appropriation équilibrée la plus complète que possible de tous les maillons de la chaine de réalisation des objectifs d’éducation et de formation. Les expériences internationales et locales ont amplement montré que lorsque les citoyens, les institutions et organisations locales s’impliquent et participent à la rédaction puis à la mise en œuvre des objectifs du partenariat l’appropriation de toute cette stratégie et évidemment des écoles que nous recherchons c’est à ce moment-là que le mot de « lekòl pa negosyab » va devenir une réalité dans la mesure où il y a une forte appropriation par la population et c’est la population qui va assurer le respect de ce principe que l’école n’est pas négociable.

C’est ce que doit apporter un partenariat équilibré exprimé par la publication d’une politique publique nationale émise par le ministère.

 

Charles Tardieu, Ph. D.

Port-au-Prince, septembre 2022

 

 

 

(À suivre : Troisième partie : La nouvelle Éducation haïtienne.)

 

 

Notes et références

[1] Tardieu, Charles (2022) Ledikasyon pa negosyab - L’Éducation n’est pas négociable !, Le National, (En Ligne) : https://lenational.org/post_article.php?soc=308, Port-au-Prince, 23 aout 2022.

[2] Tardieu, Charles (2020) Les enfants d’abord, L’apartheid scolaire en Haïti et les effets de la Covid-19, (En Ligne) : http://lenational.org/post_free.php?elif=1_CONTENUE/societes&rebmun=4031, Port-au-Prince, 29 septembre 2020.

[3] On rapporte qu’à la fin des années 1940, deux (2) grandes écoles privées de Port-au-Prince ont été le théâtre d’un scandale impliquant des enseignants qui ont pu repérer les textes des examens nationaux du baccalauréat et ont organisé des séances de pratiques avec leurs candidats. Informé de ce fait, le ministre de l’Instruction publique a dû faire remplacer ces textes.

Voir aussi au sujet des examens d’État : Charles Tardieu (2020) Les enfants d’abord, Les examens de l’apartheid scolaire - ou rôle et fonction de l’échec scolaire.

[4] Tardieu, Charles (2007) Le rôle du système éducatif dans la construction et la reproduction de la « culture de la corruption » en Haïti, Colloque Scientifique, Vers une stratégie nationale de lutte contre la corruption, Unité de lutte contre la corruption (ULCC), Port-au-Prince, 20-23 août 2007.

[5] Groupe Le Matin (2006) « La lutte contre la corruption passe par l’école » (En Ligne) :  https://lematin.ma/journal/2006/Corruption_La-lutte-contre-la-corruption-passe-par-l-ecole/69912.html, Casablanca, Maroc, 05 octobre 2006.

[6] UNESCO (2017) La corruption à l’école et à l’université : l’UNESCO dénonce, (En Ligne) : 17 juin 2017.

[7] Voir à ce sujet quelques-unes des prises de paroles autour de ce « Plan décennal » :

- Berrouët-Oriol, Robert (2019) Plan décennal d’éducation et de formation du ministère haïtien de l’Éducation : absence totale de vision, « Plan décennal d’éducation et de formation » en Haïti : inquiétudes quant à l’aménagement du créole et du français dans le système éducatif national, Le National, Port-au-Prince, le 19 janvier 2018.

[8] Patrinos, Harry A.  (2016) Le rôle crucial de l’éducation dans le développement économique, Banque Mondiale Blogue, (En Ligne) : https://blogs.worldbank.org/fr/voices/le-role-crucial-de-l-education-dans-le-developpement-economique.

[9] LUMNI (2021) L’éducation et le développement humain, (En Ligne) : https://www.lumni.fr/article/education-et-developpement-humain, 11 décembre 2021.

[10] GTEF (Groupe de travail sur l’Éducation et la Formation), l’Éducation par dessus tout, Pour un Pacte National pour l’Education en Haïti, Rapport au Président de la République, Port-au-Prince, Haïti, Août 2010.

[11] Harris, R. T., et Beckhard, R. (1987). Organizational transitions: Managing complex change. Reading, Mass.: Addison-Wesley Publishing Company.

[12] MENFP (2020) Plan décennal d’Éducation et de formation, Port-au-Prince, Décembre 2020.

 

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