Le massacre 1937 : un devoir de mémoire

« Les peuples qui ne réfléchissent pas sur leur passé sont condamnés à le revivre. » George Santanya

La nouvelle crise haïtiano-dominicaine née de l’initiative de Ouanaminthe a rallumé de part et d’autre de l’île Quisqueya le ressentiment et la fièvre nationaliste. Toute une machine de propagande est mise en place par Luis Abinader et son équipe gouvernementale pour alimenter la haine contre les Haïtiens qui sont partout dans le pays persécutés depuis près d’un mois par les Dominicains dits ultra-nationalistes. Par milliers et dans des conditions infrahumaines, les Haïtiens de toutes conditions sociales par peur de représailles- fuient la Partie Est pour retourner chez eux malgré la fermeture des frontières et en dépit du climat d’insécurité qui sévit en Haïti. Ils sont hantés par le spectre du Massacre de 1937 appelé également en République Dominicaine Massacre de Perejil. Quatre-vingt-six ans après, ce génocide reste encore vivant dans l’esprit de la population.

Par Massacre de Perejil, il faut entendre un ensemble de meurtres perpétrés au début du mois d’octobre 1937 en rapport à la décision du président de la République dominicaine d’alors, Rafael Leonidas Trujillo Molina, d'éliminer physiquement les Haïtiens travaillant dans les plantations du pays le long de la ligne frontalière du Nord-Est. Comment s’est déroulée cette hécatombe ?

Le docteur Jean Price-Mars dresse le tableau sombre de cette nuit terrifiante. Dans la nuit du 2 octobre 1937 écrit-il (…) à Dajabon, ville dominicaine, située sur la rive droite du « Massacre », à moins d'un kilomètre de la ville haïtienne de Ouanaminthe - et après un meeting populaire organisé en la localité en l'honneur du généralissime Leonidas Trujillo Molina, en brève tournée dans la région, le carnage des Haïtiens, à l'arme blanche, commença dans la ville même. Femmes, vieillards, enfants, hommes valides, tout y passa. Ce fut dans cette nuit tragique un sauve-qui-peut formidable des résidents haïtiens de Dajabon et des environs, blessés ou non, à travers la rivière pour atteindre Ouanaminthe où l'alarme fut donnée[1]. Quels sont les facteurs explicatifs de cette hécatombe ? En quoi traduit-elle la faiblesse de l’État haïtien et la puérilité de nos gouvernants ?

 

Le discours de Trujillo à Dajabon

Le 2 octobre 1937, le dictateur dominicain a prononcé un discours à Dajabón dans lequel il a poussé à l’extrême le sentiment national et encouragé les Dominicains à se débarrasser des Haïtiens présents sur leur territoire. À cette occasion, Trujillo déclara : « Depuis quelques mois, j'ai voyagé et traversé la frontière dans tous les sens du mot. Pour les Dominicains qui se plaignaient des déprédations par les Haïtiens qui vivent parmi eux, les vols de bétail, des provisions, fruits, etc., et sont ainsi empêchés de jouir en paix des fruits de leur travail, j'ai répondu : Je vais corriger cela. Et nous avons déjà [2]commencé à remédier à la situation. Trois cents Haïtiens sont morts aujourd'hui à Bánica. Ce remède va se poursuivre ».

Du 2 au 4 octobre, pendant trente-six heures, la symphonie rouge en nappes lourdes répandit la tristesse des sanglots, des lamentations, des hoquets d'agonie vomis par la multitude haïtienne à travers les localités du Nord[3] en terre voisine. Au décompte, plus de 20 000 paysans haïtiens ont été massacrés à armes à feu, à couteaux sous les yeux passifs de l’armée et des autorités dominicaines qui font état par la suite d’actes isolés et d’incidents mineurs. 

 

La question frontalière

Les États frontaliers font souvent la guerre pour l’espace ou pour les ressources. C’est en ce sens que Friedrich Ratzel affirme tout État frontalier, lutte avec son voisin pour l’espace et cherche à accroître son espace pour se procurer des ressources[4]. Le cas d’Haïti et de la République dominicaine en est une parfaite illustration. Depuis deux siècles, ces deux États ont tissé des relations conflictuelles jusqu’à nos jours. La question frontalière est un des points cruciaux de ce conflit.

Après plus d’un siècle de conflictualité, en 1929, un traité fut conclu entre les présidents Louis Borno et Felipe Horacio Vásquez pour la délimitation de la frontière haïtiano-dominicaine. Ce traité porte préjudice aux intérêts haïtiens. Haïti perd plusieurs milliers de carreaux de terre dans le Plateau central au profit de la République voisine.

 Le président Vincent, une fois au pouvoir, se proposa de renégocier cet accord. En 1935, les deux pays ont signé un nouveau traité qui permet à Haïti de récupérer la quasi-totalité des terres concédées en 1929.

Le problème n’est pas totalement résolu pour les nationalistes dominicains. Ces derniers considèrent la présence des travailleurs haïtiens dans la zone frontalière comme une menace pour l’intérêt dominicain. En octobre 1937, deux ans après le traité de 1935, Trujillo ordonna le massacre des paysans haïtiens le long de la ligne frontalière septentrionale. Selon Juan Almoina le génocide « … clarifiait la situation une fois pour toutes et libérait le futur de la patrie. Trujillo a pris une mesure énergique qui règle la question de la frontière pour toujours. ». Selon l’auteur, ce massacre avait pour objectif d’homogénéiser la population dans la zone frontalière et de détruire cet embryon de « république haïtienne » que décrivaient les autorités dominicaines de l’époque confrontées à l’importance de l’immigration haïtienne dans leur pays.

 

Le problème du ressentiment.

Le ressentiment est une forme de rancune mêlée d'hostilité envers ce qui est identifié comme la cause d'un tort subi ou d'une frustration. Un sentiment de faiblesse, d'infériorité, de jalousie face à cette  cause  conduit à la rejeter ou à l'attaquer et la transformer en un véritable levier d’action. Selon Marc Ferro, à l'origine du « ressentiment chez l'individu comme dans le groupe social, on trouve toujours une blessure, une violence subie, un affront, un traumatisme. Celui qui se sent victime ne peut pas réagir, par impuissance. Il rumine sa vengeance qu'il ne peut mettre à exécution et qui le taraude sans cesse. Jusqu' à finir par exploser[5] ».

Le ressentiment des Dominicains envers les Haïtiens découle des différentes incursions de l’armée haïtienne en terre voisine de Toussaint Louverture (1801) à Faustin Soulouque (1849, 1856) en passant par Dessalines (1805) et Boyer (1822). Ils se sentent alors blessés dans leur orgueil de peuple et leur dignité nationale. Ils n’attendaient que le moment opportun pour prendre leur revanche sur Haïti dont ses incursions militaires sont considérées comme des humiliations pendant tout le premier cinquantenaire du XIXe siècle.

 

Le problème socio-ethnique.

Pour les extrémistes dominicains[6], ces deux peuples ayant des cultures et des traditions différentes ne peuvent cohabiter d’autant que les Haïtiens représentent, à leurs yeux, l’Afrique qu’ils répudient. Pour eux, il faut à tout prix éviter le métissage de la société dominicaine à partir de l’élément haïtien. Il s’agit alors d’un nettoyage ethnique visant à blanchir la « race dominicaine » par l’assassinat de tous les Haïtiens se trouvant sur leur territoire. Analysant ce problème de couleur, Michelle E.J. Martineau soutient que la population haïtienne est principalement d’ascendance africaine (environ 95%) et de peau foncée contrairement à la République dominicaine d’ascendance amérindienne et mulâtre (à 70% selon les derniers chiffres) et donc de peau claire. Cette distinction va même plus loin puisqu’il semble exister des marqueurs identitaires (phénotypes). Relevant des critères de beauté de type occidental (traits fins, cheveux lisses, peau claire) ceci distingue, de façon péjorative, l’Haïtien du Dominicain. Bien entendu, la langue est aussi un élément distinctif où le français et le créole sont les langues officielles pour le territoire haïtien face l’espagnol pour la République dominicaine.  La prise en compte de ces éléments est importante puisque l’ethnie, mais aussi et surtout la langue seront des motifs qui entraineront par la suite le nettoyage ethnique voulue par les autorités étatiques dominicaines[7].  

 

Un complexe d’infériorité

Dominicain d’origine haïtienne, Trujillo[8] souffre alors d’un complexe d’infériorité comme Adolf Hitler (autrichien). Pour se faire accepter pleinement par la société dominicaine en dépit de son ascension politique et militaire, le caudillo cherchait à poser des actions d’éclat témoignant de son attachement indéfectible à la cause du peuple dominicain. À l’instar du chef du Parti nazi qui a fait de la lutte contre les Juifs un ferment idéologique pour rallier les Allemands autour de lui, le chef du dictateur dominicain a instrumentalisé la question haïtienne. L’Haïtien est caricaturé comme un péril contre lequel l’on doit collectivement se battre. Voilà comment Saphir Paulémon présente le personnage et analyse le problème : « Le Président Rafael Trujillo homme de teint pâle, à son ascension au pouvoir en 1930 était méprisé par l’élite blanche dominicaine, qui l’excluait des soirées mondaines qu’elle organisait, parce qu’ils n’étaient pas de la même couleur. Trujillo a vite compris que l’accès au sommet de l’échelle sociale de l’élite dite Criolla était la blancheur. Et, pour se faire accepter par ladite classe, il prônait une idéologie de suprématie blanche, et se donnait pour mission d’éliminer d’un seul coup les marques de noirceur sur le territoire, ce que représentait le peuple haïtien à ses yeux [9] ».

De ce massacre, l’artisan du Putsch de 1930 cherche à en tirer des dividendes politiques. Il voulait enflammer le sentiment national dominicain afin de se faire passer comme le vengeur des humiliations subies par la République dominicaine au cours de l’histoire. Ce qui lui permettra de mieux asseoir sa dictature sanguinaire et se faire accepter au sein de l’aristocratie blanche dominicaine. Cet acte génocidaire peut-être aussi lié à la mégalomanie et aux ambitions hégémoniques de Trujillo qui voulait défier la force militaire haïtienne plus faible et moins équipée en vue de l’humilier comme l’armée haïtienne l’avait fait au début du XIXe siècle.

 

Le problème économique 

Au cours de l’Occupation américaine, des paysans ont été dépossédés de leurs terres. Ils partaient alors travailler dans les plantations sucrières dominicaines. La présence des Haïtiens en territoire voisin n’est bien vue par les ouvriers dominicains qui les rendent responsables du bas salaire octroyé par les patrons et les entreprises. Sans pour autant négliger la volonté de s’accaparer des biens des Haïtiens aisés de l’époque qui vivaient de l’autre côté de la frontière, certains Dominicains souhaitent alors éliminer ces concurrents étrangers afin de faire augmenter le coût de la main-d’œuvre et réduire le taux de chômage dans l’'intérêt des nationaux dominicains. Dans l’Énigme haïtienne, Sauveur Pierre Etienne, fait le point sur la question en soutenant que « la présence massive d’Haïtiens travaillant et en quête de travail dans les champs de canne à sucre en République dominicaine constituait depuis longtemps une préoccupation majeure pour les autorités de ce pays. Ce phénomène avait pris une telle ampleur que l’opinion publique dominicaine s’en alarma et en vint à parler de la ‘’ menace haïtienne ‘’. Le quotidien Listín Diario, commentant le déséquilibre que la présence de l’ouvrier haïtien, disposé à travailler pour une pitance, provoquait sur le marché du travail, écrit dans sa livraison des 4 et 5 mars 1924 ‘’ Les Dominicains se réjouiraient si la visite des 100 000 hôtes haïtiens s’interrompait. Cet élément étranger, indésirable, représente le dixième de la population ‘’. Il constitue une invasion annuelle qui échappe aux lois et demeure dans le pays[10]».

Comment cette hécatombe était-elle perçue dans l’opinion publique haïtienne et quelle a été l’attitude du gouvernement d’alors, gardien de l’honneur et de la dignité du peuple ?

 

Un acte révoltant

Cette hécatombe souleva l’indignation et la colère au sein de la population. La fièvre nationaliste envahit tous les secteurs de la société. La jeunesse protesta. Une importante manifestation a été organisée par les jeunes écoliers et universitaires après le massacre pour forcer le président Vincent à déclarer la guerre à la République dominicaine afin de se venger des Haïtiens assassinés.

Dans un échange avec ces jeunes en colère, le président avoua l’impuissance de l’armée haïtienne qui ne disposait pas plus que deux heures de combat. Les propos glaçants du chef de l’État ont plongé les nationalistes partisans de la guerre dans la désillusion et le désarroi.

Cela traduit alors l’échec de l’Occupation américaine d’Haïti. Après 19 ans, les occupants ne parvenaient pas à doter le pays d’une force armée capable d’assurer la défense du territoire national. Qu’en est-il de l’attitude de Vincent face à Trujillo ?

La diplomatie haïtienne capitula. Elle se révéla incapable à défendre l’intérêt national. Elle ne se montrait pas à la hauteur de sa mission historique. Voulant cacher l’ampleur du drame qui a impacté négativement sur l’image de la République dominicaine, Trujillo s’empressait de trouver une entente avec les autorités haïtiennes. Celle-ci prévoyait le versement de 750 000 dollars à l’État haïtien en guise de dédommagement pour les familles des victimes. En réalité, seulement 525 000 dollars sont versées à raison de 25 dollars par victime.

 En acceptant ce compromis honteux, Sténio Vincent et son gouvernement ont écrit l’une des pages les plus tristes et les plus sombres de l’histoire diplomatique haïtienne.

L’attitude défaitiste des autorités haïtiennes créa un profond malaise au sein de l’institution militaire et porta un groupuscule d’officiers à ourdir, en novembre 1937, une conspiration contre le président Sténio Vincent. Cette initiative tourna mal. Les leaders ont été arrêtés, emprisonnés, exilés et fusillés. La honteuse politique d’abdication du gouvernement révolta leur conscience. L’image du Premier mandataire de la nation déjà rongée subit alors un grand coup. Aux yeux des officiers nationalistes, Vincent apparait comme un apatride qui a sacrifié pour quelques sous l’héroïsme de son peuple. De nombreux auteurs dont Julio Jean Pierre Audain[11] le présente comme un président (…) minable accroché aux espèces sonnantes de Trujillo tandis que Leslie Péan voit en lui l’incarnation du mal haïtien.

Selon Suzy Castor[12], le massacre de 1937 marquait d’un sceau officiel une situation qui existait depuis déjà plus de deux décennies : l’évidente prépondérance dominicaine dans l’île du point de vue économique et politique. Il demeure l’un des moments les plus tragiques de l’histoire nationale.

Plusieurs facteurs concourent à l’explication de ce génocide dont le ressentiment des Dominicains à l’endroit des Haïtiens qui se nourrit au cours de l’évolution historique des deux peuples et le problème récurrent du tracé de la frontière entre les deux pays. Cette tragédie montre les faiblesses de l’administration de Vincent qui n’a pas su défendre l’intérêt national et la dignité du peuple haïtien. Aujourd’hui encore, envahie par des corrompus et des incompétents, la mission diplomatique haïtienne en terre voisine reste les bras croisés devant les affronts de Luis Abinader. C’est un constate amère de voir la diplomatie nationale passer du premier au dernier étage, une diplomatie - qui a connu ses lettres de noblesse avec Anténor Firmin, Dantès Bellegarde, Émile St Lot etc. -capitule aujourd’hui devant l’insignifiante nation dominicaine sans référence historiques, culturelle et intellectuelle sinon Juan Bosch [13]et Leonel Fernandez[14], les deux plus grands noms de l’intelligentsia du pays.

 

Bleck Dieuseul Desroses


[1]Jean Price Mars, La République d'Haïti et la République dominicaine, tome II, p37

[3] Jean Price Mars, La République d'Haïti et la République dominicaine, tome II, op. cit.,p378

[4] Florian Louis, Les grands théoriciens de la géopolitique Broché, PUF, 2014

[5] Marc Ferro, Le ressentiment dans l’histoire, éd  Odile Jacob, 2007,

 p12

[6] L'extrémisme est la tendance à adopter une attitude, une opinion extrême, radicale, exagérée, poussée jusqu'à ses limites ou à ses conséquences extrêmes. Ces opinions extrêmes peuvent servir de fondements théoriques qui prônent le recours à des moyens extrêmes, contraires à l'intérêt général, voire agressifs ou violents.

[7] https://identitescaraibes.org/2020/06/08/le-massacre-du-persil-doctobre-1937-la-manifestation-etatique-de-lanti-haitianisme/

[10] https://books.openedition.org/pum/15184?lang=fr

[11] En comptant le classique de Julio Jean Pierre Audain, Les Ombres d’une Politique Néfaste, Mexico, 1976.

[12] Suzy Castor, Le massacre de 1937 et les relations haïtiano-dominicaines, C3 Éditions, 2018, collection Bohio.

[13] Homme politique de rayonnement international et écrivain dominicain. Il est l’auteur de la crise de la démocratie en Amérique latine, ouvrage paru en 1966.

[14] Homme politique de rayonnement international et écrivain dominicain. Professeur de droit constitutionnel et président à trois reprises, il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont Le crime de l’opinion publique qui est sa thèse de doctorat. Il est actuellement le Dominicain le plus respecté dans le monde.

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