Jean Price-Mars : A la reconquête de l’âme ayitienne, Mémoire, identité et décolonisation

Résumé

À travers trois (3) œuvres majeures de Jean Price-Mars, cet essai explore la mémoire historique, l’identité culturelle et les influences coloniales sur le peuple haytien. Le Professeur propose une réflexion profonde sur le passé esclavagiste (1942), les déviations identitaires postcoloniales (1928) et l’hégémonie de la culture française dans les Amériques (1966). Il s’agit ici d’un retour aux sources, d’un éveil ethnographique, d’un appel à l’authenticité haytienne. L’enjeu est que : comment se libérer du bovarysme collectif et réhabiliter une conscience historique forte et décomplexée pour fonder une nouvelle assise civilisationnelle haytienne ? Ce triptyque incite à une reconquête identitaire éclairée, selon les approches de Dr. Price-Mars.

« Le colonisé est un être voué aux ténèbres, condamné à la non-histoire » (Peau noire, masques blancs, Seuil, 1952,  p. 55).

Mise en contexte

Les œuvres de Jean Price-Mars que j'ai sélectionnées pour cette étude constituent un socle heuristique incontournable dans la quête identitaire haytienne. Primo, Contribution haïtienne à la lutte des Américains (1942) revient sur la tragédie de l’esclavage et les résistances fondatrices ; secundo, Ainsi parla l’oncle (1928), manifeste d’ethnographie sociale, dévoile les mécanismes du mimétisme culturel postcolonial ; Tertio ou in fine, La position d’Haïti et de la culture française en Amérique (1966) interroge l’empreinte civilisatrice de la France en Amérique. À travers ces textes, Docteur Price-Mars exhorte son peuple à redéfinir sa trajectoire, à se départir de l’illusion de la ressemblance et à renouer avec son génie propre. D'où, vite qu'il faut comprendre que, ces écrits constituent une cartographie, ethnographique et spirituelle de la nation haytienne.

INTRODUCTION

Il s’agit de trois ouvrages de Dr. Jean Price-Mars : Contribution haïtienne à la lutte des Américains (1942), Ainsi parla l’oncle : Essais d’Anthropologie (1928) et La position d’Haïti et de la culture française en Amérique (1966). Ces textes abordent l’une des questions les plus sensibles du peuple haytien : son passé historique, dans toute sa densité symbolique. Questionner ce passé n’est ni incongru, ni ineffable ; c’est même une exigence. Cette nécessité s’explique par le fait que, pour mieux agir sur le présent, il faut impérativement plonger dans le passé. D'où l'importance de chaque ayitien de connaître son histoire pour découvrir sa mémoire. C’est dans cette cette aventure que se livre Dr Price-Mars, ce sacrifice est consenti pour interroger les origines lointaines du peuple haytien, à travers la splendeur de son savoir enraciné. Alors, c'est pourquoi l'on dit que c'est en fouillant les cendres du passé qu’on ravive les braises de l’identité.

I. PRÉSENTATION DES DOCUMENTS

1.1. Premier document

La tragédie de la condition d’esclaves à Saint-Domingue relevait à la fois de la dérision et de la souffrance muette des noirs. Leur arrivée sur le sol colonial fut perçue comme le prélude à un désenchantement porté par des troubles multiples. Pris dans des contradictions sans fin, cherchant à briser un destin trop lourd à porter, ils nourrissaient une soif inextinguible de liberté et d'égalité. Ils initièrent des pratiques héroïques et mortifères telles que le marronnage et la fuite dans les bois, plongeant les colons espagnols, et français dans une peur panique. Destinés sous la proie de code noir à l’inhumanité de la traite négrière et aux affres de l’ethnocide, ces captifs, arrachés du berceau de l'humanité, portaient déjà en eux les germes de la révolte. D'où, même enchaîné, l’esprit libre cherche toujours la brèche dans les barreaux.

1.2. Deuxième document

Réfléchir sur les conditions sociales d’Hayti est une nécessité impérieuse. Ce faisant, il est fondamental de remonter aux racines de son passé colonial. Ce retour en arrière nous permet de mieux comprendre qui nous sommes et d’où nous venons. Dès 1804, le peuple noir affranchi pour avoir brandi les armes et conquis son indépendance, tenta de s’imiter à son ancienne métropole, dans une quête de ressemblance souvent illusoire. Ce phénomène, Gaultier le qualifie plus tard de bovarysme collectif, cette volonté de se voir autrement que ce que l’on est, de fuir son reflet pour embrasser celui d’un autre. D'où à force de vouloir danser dans les chaussures de l’autre, on finit par perdre son propre rythme.

1.3. Troisième document

L’expansion de la culture française en Amérique se manifeste de manière insidieuse. La France, par le biais de plusieurs États, s’attèle à projeter son héritage civilisationnel en imposant sa langue, ses lettres, ses arts et des sciences, le cas échéant sa politique de francophonisation. Ces instruments deviennent alors les leviers de son omniprésence culturelle. C’est ce que certains tenants heuristiques appellent la « France immortelle ». Ainsi, Mounier soutenait que l’Africain est un Latin renforcé, marquant la survivance d’un héritage qui transcende les mers et le temps. Alors qu'on admet en parallèle que quand l’esprit s’enracine ailleurs, le cœur oublie d’où il bat.

1.4. Annonce du plan

À force de nous faire passer pour des Français décolorés, nous cessons d’être pleinement Haïtiens. Comment aborder ce problème identitaire qui nous a fait délaisser nos propres valeurs culturelles ? Dit autrement, comment se départir de ce bovarysme collectif ? Ou du moins, comment éviter cette déviation pathologique et préserver l’essence même de ce que nous sommes ? Si l'on part de l'idée qu'on ne bâtit pas son avenir sur les ruines d’un miroir emprunté.

II.CONFRONTATION DES IDÉES DIRECTRICES

2.1. Premier document

La traite négrière fut une machinerie de mort, une industrie capitaliste, un moule de destruction massive. Ce faisant, pendant près de trois (3) siècles, des millions de Noirs furent arrachés au sol africain pour nourrir l’exploitation coloniale. Eu égard à cela, Richon estime à plus de 13 250 000 le nombre de victimes capturées, tuées ou réduites en la condition d'esclaves. C’est une entreprise de vandalisme humain d’une ampleur inouïe, gravée au fer rouge dans la mémoire des peuples. Alors que chaque chaîne brisée hurle encore dans le silence des siècles.

2.2. Deuxième document

Tenter de raviver, aux yeux du peuple haytien, la valeur de sa culture et de son folklore, revient à réanimer la pensée ethnographique populaire traditionnelle. Ce peuple, parfois gêné de parler de son histoire, aussi glorieuse soit-elle, a subi les assauts d’une vision occidentale le ravalant au rang de sous-homme, sans énergie, sans morale, sans mémoire. Même après l’indépendance, les Haytiens cherchent encore à ramasser les débris de leur civilisation, pour se façonner à l’image de leurs anciens oppresseurs. Voilà peut-être pourquoi parle-t-on d’un peuple sans mémoire est un tambour sans peau, il résonne faux.

2.3. Troisième document

Oser proclamer que les Noirs sont des hommes, détenteurs de droits et d’une humanité pleine, en s’inspirant des idéaux de la Révolution française de 1789, est un acte d’une audace historique. Il fallait s’attendre aux conséquences d’un tel soulèvement. Après avoir renversé l’ordre barbare de la colonisation, une culture hybride émergea dans la colonie, afro-franco-haytienne. Trois héritages, trois mémoires, une seule pulsation. On dit souvent que trois rivières culturelles jaillissent une seule mer d’identité.

III. CONCLUSION

3.1. Conclusion objective

Le passé haytien demeure pris dans un brouillard identitaire. Il est impératif d’entamer une nouvelle quête folklorique pour éteindre la mèche de cette pathologie historique et mieux conserver l’authenticité de notre être collectif. C’est une aventure intérieure, une recherche de l’afro-haytien enrobé des fresques d’une civilisation occidentale longtemps idéalisée. D'où il est temps d’éclairer notre nuit avec nos propres étoiles.

3.2. Conclusion subjective

La culture d’un peuple repose sur des valeurs essentielles, véritables piliers de sa civilisation. Lorsqu’on néglige ces repères, on court vers la déperdition, vers une forme de primitivisme imposé. Il ne peut y avoir de société sans mémoire, sans valorisation de son passé. C’est la leçon que nous livrent les textes de Jean Price-Mars, notamment Ainsi parla l'oncle (1928), véritable plaidoyer pour la réhabilitation de l’âme haytienne à travers le folklore, les croyances du vodou et les traditions populaires, souvent méprisées par nos élites. À force de vouloir ressembler à son maître, prévient Price-Mars, « nous avons été de simples caricatures d’une civilisation que nous ne connaissions pas bien, et dont nous n’avons pas voulu connaître l’âme » (Price-Mars, 1928, p. 23 et passim).

Ce déracinement culturel est aussi au cœur de Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire (1950), où il dénonce un système qui « transforme le colonisé en chose » et impose une aliénation profonde. Pour Césaire, la colonisation n’est pas une œuvre civilisatrice, mais un acte de barbarie masqué par des justifications hypocrites, il faudrait d’abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir dans le vrai sens du mot, à le dégrader (Césaire, 1950, p. 12 et passim). Cette dépossession de soi est le ferment d’un effacement identitaire.

Invité à cette discussion, Frantz Fanon, dans Peau noire, masques blancs (1952), pousse plus loin encore l’analyse des effets psychologiques de la colonisation sur les peuples dominés. Il écrit à propos que le Noir n’est pas un homme; i y a une zone d’inaccessibilité, une névrose collective entretenue par l’idéologie coloniale (Fanon, 1952, p. 14 et passim). Fanon met en lumière l’aliénation de l’homme noir qui, pour être accepté, se voit contraint de porter le « masque blanc », c’est-à-dire d’adopter les codes du colonisateur au détriment de sa propre identité.

Ainsi, celui qui ne connaît pas ses racines pousse dans le vent. Car sans ancrage dans sa mémoire, sa langue, ses traditions, un peuple se dilue dans l’imitation, perdant peu à peu son souffle propre, sa capacité à produire du sens, à rêver le monde à partir de lui-même. Les œuvres de Price-Mars, Césaire et Fanon sont un appel aux  haytiens, en particulier et aux noirs qui ont été esclavagisés, ou subis le processus de la condition d’esclave dans le monde, pour valoriser l’urgence de cette reconquête culturelle, condition indispensable à toute émancipation véritable.

 

Elmano Endara JOSEPH

joseph.elmanoendara@student.ueh.edu.ht

Formation : Sciences Juridiques/FDSE, Communication sociale/Faculté des Sciences Humaines (FASCH), Masterant en Fondements philosophiques et sociologiques de l’Éducation/ Cesun Universidad, California, Mexico

_______________________

Bibliographie

Aimé Césaire, Le discours sur le colonialisme, Paris, Présence Africaine, (1950)2004.

Price-Mars JEAN, Contribution haïtienne à la lutte des Américains, 1942.

Price-Mars JEAN, Ainsi parla l’oncle : Essais d’Ethnographie, 1928.

Price-Mars JEAN, La position d’Haïti et de la culture française en Amérique, 1966.

Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1952

LAISSEZ UN COMMENTAIRE

0 COMMENTAIRES