Par un bel après-midi du 5 juin 2025, alors que la Journée mondiale de l’environnement s’achemine lentement vers son crépuscule, j’ai accompagné à l’improviste un ami dans son jardin. Juste pour changer les idées. Nous étions un petit groupe de 9 personnes, dans une pickup Toyota. Nous avons pris la route de Vallue, en direction du Morne Tapion. Après un kilomètre environ, nous avons laissé les bandes bétonnées, bifurquant à gauche pour nous engager et commencer à grimper sur un tronçon en terre battue. Quand nous sommes arrivés au jardin, on a été accueilli par des manguiers remplis de fruits verts et mûrs de différents types : corne, badio, francisque, rond, blanc, etc. C’était beau à voir, d’autant que l’espace surplombe la baie de Grand-Goâve et la plaine de Léogane, avec aussi des vues imprenables sur le morne Tapion, l’Ile de la Gonâve et les côtes des Arcadins.
Au retour, nous sommes passés chez une famille où il existe un manguier tiklo et aussi des cornes. Il y en avait tellement que la femme qui nous a accueillis affirme que même les cochons les refusent. Le lendemain, toujours dans l’aprèsmidi, après une rencontre au Bureau du CASEC, c’était à mon tour d’inviter mes collègues dans un jardin que j’ai dans la zone. Tout au long de la route, les manguiers étaient remplis de belles mangues, en particulier des cornes. Il y en avait en abondance au sol et dans les branches 10 à 15 fois plus. Les marchands de la 2e Plaine de Petit-Goâve qui savaient venir les acheter ne se présentent pas. En admirant ces jolis fruits suspendus à leurs branches, un jeune a dit « Nou mele ». Plus loin, un autre paysan assis dans sa cour, a dit « Nap mache sou yo ».
Ces paroles ne sont pas anodines. Tout en se rappelant « chape chen » pour le corossol et « apam pran » pour le fruit à pain, celles-ci sont plutôt évocatrices de quelque chose : du gaspillage, faute d’encadrement pour pouvoir les transformer et les conserver, mais aussi et surtout du fait que le grand marché de Port-au-Prince est inaccessible. Or, à longueur de journée, des dirigeants et responsables d’institutions claironnent l’insécurité alimentaire et sollicitent l’aide internationale, pendant que très peu d’effort est fait pour apporter l’appui nécessaire au petit producteur. Le souci, parait-il, n’est pas tant et d’abord de résoudre le problème que de le dramatiser pour avoir accès aux ressources, en vue de maintenir en vie l’industrie du sous-développement et de la dépendance.
A la radio comme dans les journaux, on a appris l’annonce de la signature d’un accord entre l’État haïtien et une compagnie aérienne pour la reprise des vols intérieurs, à partir de l’aéroport de Portau-Prince. Une bonne nouvelle pour ceux qui sont en mesure de payer un billet d’avion, dont le prix est toutefois exorbitant et les services approximatifs. Des fonds publics sans que le peuple ne soit pourtant informé dans les détails des termes de l’accord. C’est la démocratie tant vanté qui le veut ainsi. C’est sans doute au nom de cette sainte démocratie que les routes nationales qui desservent plus particulièrement la masse sont bloquées, avec des conséquences énormes sur leurs produits, comme ce cas qui est rapporté plus haut, et sur leur vie globalement d’une façon ou d’une autre.
Arrivera-t-on jamais à évaluer les torts d’une telle gestion du pays, en particulier l’impact de l’insécurité à tous les niveaux et sous tous les angles ? La plus grande constante est le prix que les plus faibles ont payé et paient encore. Le paysan, par exemple, a été la bête de somme pour le paiement de la double dette de l’indépendance. Il a été les principales victimes tant du caporalisme agraire et de la corvée que de la pénétration du capital étranger en Haïti (Sisal ou plantation Dauphin ; hévéa dans le Nord-Est ; figue-banane dans les départements de l’Ouest, de l’Artibonite, du Nord et du Nord-Ouest ; canne à sucre dans l’Ouest), tout comme de l’application du service militaire sous le président Tancrède Auguste et du dispositif politique de Duvalier à aujourd’hui.
Tant à Port-au-Prince qu’à Savien dans l’Artibonite et à Kenscoff dans l’Ouest, mais aussi dans toutes les autres provinces, le paysan est l’une des catégories sociales les plus affectées. En plus d’être laissé pour compte et de vivre dans les plus grandes privations, en termes d’injustice fiscale et territoriale, la situation d’insécurité entraine en outre pour lui gaspillage et perte de revenus. L’État fait le jeu du monopole et du favoritisme au profit d’un secteur ou d’une clique, au lieu d’encourager la concurrence et de débloquer les routes.
Ce n’est pas non plus sa cause que plaident les constituants. Ces injustices ne sont pas prises en compte dans l’avant-projet de constitution. A preuve, tout en reconnaissant en son article 5 que « Tous les Haïtiens sont unis par une langue commune : le Créole. Le Créole et le Français sont les langues officielles de la République », les responsables n’ont mis en circulation que la version française, éliminant du coup le droit à la grande masse uniquement créolophone d’opiner. Si le referendum devait avoir lieu, elle serait appelée à voter une constitution qu’elle ne connait pas ou ne comprend pas, peut-être même qui va à l’encontre de ses propres intérêts.
Tout cela fait partie de « l’instinct malfaisant », un problème d’ordre anthropologique qui entrave grandement le décollage d’Haïti et qui a été souligné par Thomas Madiou en termes de moralisation des mœurs. En toute chose, sachez que la défaite du peuple n’est que provisoire, même si sa revanche met du temps à se produire. Son grand défi est de savoir en tirer des leçons et de consolider sa victoire pour ne plus revivre l’ostracisme.
Abner Septembre
Sociologue
Centre Banyen Jardin Labo
@ Vallue, 9 Juin 2025