Par Scheber Ibreus, M.A. en psychologie du travail et des organisations
Dans le débat sur la reconstruction d’Haïti, la sécurité, l’économie et la gouvernance dominent trop souvent les discussions. Pourtant, sans une transformation en profondeur des comportements collectifs, aucune réforme durable ne pourra voir le jour.
Dans les débats contemporains autour de la reconstruction d’Haïti, les réponses sont trop souvent cantonnées aux axes traditionnels : sécurité, économie, infrastructures et gouvernance. Or, ces dimensions – bien qu’indispensables – demeurent incomplètes si elles ne s’accompagnent pas d’une réflexion profonde sur les dynamiques psychosociales qui sous-tendent la société haïtienne. Ce qui se joue dans notre pays n’est pas simplement une crise de l’État, mais une mutation comportementale de longue durée, enracinée dans des décennies de traumatismes collectifs, de désillusions institutionnelles et de survie fragmentée.
Il convient alors de poser une hypothèse fondamentale : la réforme d’Haïti ne pourra advenir sans une réforme du comportement social et des cadres mentaux qui structurent la vie collective. Cela implique non pas une moralisation simpliste de la population, mais une reprogrammation méthodique des schémas cognitifs, émotionnels et culturels qui gouvernent nos actions. Si cette approche peut paraître audacieuse, elle s’appuie pourtant sur des précédents internationaux concrets, démontrant l’efficacité de stratégies comportementales à grande échelle dans des contextes de crise ou de transition nationale.
Prenons l’exemple emblématique de Singapour, un pays qui, dans les années 1960, se trouvait dans une situation d’instabilité ethnique, de pauvreté massive et de dénuement institutionnel. Le gouvernement, sous la direction de Lee Kuan Yew, a misé sur une ingénierie sociale rigoureuse pour transformer les mentalités, à travers un système éducatif centré sur la discipline civique, la responsabilité individuelle et une culture du mérite.
De même, le Rwanda, après le génocide de 1994, a entrepris un vaste programme de guérison collective, combinant justice communautaire (gacaca), initiatives de réconciliation comme Ndi Umunyarwanda, et un encadrement civique intensif dans les écoles. En Colombie, l’État a introduit une « culture de la légalité » pour combattre la désintégration morale liée aux cartels.
Ces expériences montrent que les pays qui réussissent à se reconstruire sont ceux qui ont su s’attaquer à la psychologie collective de leur population, et non seulement à ses structures administratives.
C’est pourquoi une réforme comportementale en Haïti devrait impérativement être pensée, structurée et encadrée par des professionnels en psychologie sociale, en sociologie et en anthropologie culturelle. Leur rôle serait de comprendre les dynamiques affectives, les traumatismes historiques et les mécanismes de défiance afin d’orienter les leviers du changement de manière adaptée et durable.
L’autre pilier réside dans la création d’un élan collectif porteur de sens et d’espoir. Chaque grande transformation s’est appuyée sur un métanarratif mobilisateur – une idée-force, un slogan vivant, un cri de ralliement – capable de résonner émotionnellement avec la jeunesse. Ce mantra national aurait pour fonction de « hacker » l’imaginaire collectif, de réinstaller une foi dans la reconstruction et de redonner à la jeunesse un rôle central dans la pérennisation du changement.
Ce mouvement ne serait ni ponctuel ni électoral. Il s’agirait d’un effort multisectoriel, guidé par les sciences humaines, orienté par des objectifs mesurables et porté par une pédagogie civique et identitaire. L’étude de la psychologie des masses permettrait de guider les méthodes d’ingénierie sociale les plus adaptées à notre réalité.
Ainsi, il existe une alternative concrète et crédible à l’attentisme politique : reconnaître que la matière première du changement n’est ni le capital, ni la Constitution, mais l’être humain lui-même – dans sa complexité psychologique et culturelle. Et ce changement, bien que difficile, est possible, pour peu que nous ayons le courage de l’initier.