Depuis la promulgation de la constitution impériale du 20 mai 1805, toutes les constitutions d'Haïti prescrivent au président un devoir d'être le garant de la charte de la légalité institutionnelle de l'état et du respect des droits des citoyens. À cet égard, nonobstant la destitution ou la démission d'un élu au pouvoir exécutif, la protection de la vie d'un président en fonction devrait être un apriori de toutes les initiatives politiques pour moraliser la gouvernance politique en Haïti. Cependant, ont été assassinés au pouvoir Jean Jacques Dessalines, Sylvain Salnave qui a été l'objet d'un procès impartial, Cincinatus Leconte, Vilbrum Guillaume Sam, et Jovenel Moïse. Et suite à ces faits contradictoires aux prescriptions légales et constitutionnelles, aucune action en justice n'a jamais abouti au jugement et à la condamnation des personnes qui ont été impliquées dans ces crimes contre la sureté de l'état. Ce qui aurait tendance à contribuer à banaliser la fonction de présidence en Haïti et à l'échelle de la diplomatie internationale. D'autant plus que cette culture politique de l'insignifiance des symboles nationaux ne favorise point la construction de la fierté nationale chez le peuple haïtien qui a toujours eu un besoin urgent de se donner un impératif d'appartenance politique et nationale dans ses luttes pour conserver la souveraineté instaurée par l'épopée de 1804. Alors, comment, dans un moment d'introspection nationale, nous expliquer la répétition d'un fait social, politique, et historique qui fait surgir un dilemme présentant, d'un côté, les enjeux du choix des dirigeants nationaux, et d'un autre coté, le devoir du peuple de se débarrasser de tous les violateurs de ses droits fondamentaux qui se retrouvent à la tête de l'appareil de l'état?
Le divorce entre la pensée et l'action politique est à l'origine des drames nationaux. Pour gouverner la cité idéale décrite dans la République de Platon, ce philosophe pose la condition nécessaire d'un gouvernant qui doit être philosophe. C'est-à-dire, la science du gouvernement importe a celui-ci, s'il a l'intention de bien gouverner la cité et pour le bonheur de chacun. Mais, plus primordial que la science du pouvoir, la science des vertus que la philosophie dénomme l'éthique, et qui pose les principes des valeurs morales du bien et du mal, doit être un bien suprême dans l'âme de celui qui prendra des décisions au nom de toute la collectivité. Mais, quelle certitude peut-on avoir de la nature humaine d'un individu pour affirmer qu'il est le meilleur de ses semblables, et qu'il ne possède point les faiblesses de ceux-ci pour abuser d'un pouvoir qu'il détient. Quand on sait que le pouvoir corrompt, et que le pouvoir absolu corrompt absolument. Cette difficulté du choix du meilleur des êtres humains, en fonction d'une nature humaine commune à tous, est un problème kantien, résolu dans la proposition d'un impératif moral. Chaque être humain, pour agir de façon responsable envers soi-même et sa communauté, doit s'imposer des devoirs moraux dans la vie privée comme dans la vie publique. C'est pourquoi l'éducation vertueuse suggérée par Platon, Aristote, et Spinoza, se pose comme une obligation familiale et étatique. Car la cité vertueuse ne peut l'être qu'en raison des vertus pratiquées par l'ensemble des citoyens qui s'y trouvent.
Mais, cette de la philosophie politique ne pouvait pas cadrer avec cette société postcoloniale et esclavagiste de 1804, et dont l'évolution était conditionnée par des luttes de fractions, motivées essentiellement par l'appât du gain et de privilèges sociaux.
La mort de Jean Jacques Dessalines, de Sylvain Salnave, de Cincinatus Leconte, de Vilbrun Guillaume Sam, et de Jovenel Moïse peut s'expliquer par des facteurs presque similaires, dont le dénominateur commun serait le partage injuste des richesses nationales. Sans tomber dans un analogisme rigoureux, on peut rapprocher une citation de Jean Jacques Dessalines d'une autre qui a été prononcée par Jovenel Moïse qui aimait paraphrase le martyr du 17 octobre 1806. Pour s'opposer à l'oligarchie terrienne pionnière qui avait voulu s'approprier de toutes les terres, Dessalines devait répondre par un discours populiste: "Et les noirs dont les pères et les mères sont en Afrique, n'auront-ils rien. Les terres doivent appartenir à tous ceux qui ont versé leur sang pour l'indépendance. Tandis que Jovenel Moïse ne cessait de dire aux oligarques sur un ton ironique, mais non moins populiste: «ti rès la se pou pèp la». Ces paroles qui évoquent l'intention d'un procès historique de justice ne venaient que ponctuer l'injustice des élites haïtiennes qui se sont arrogé historiquement un droit non légitime de jouir de toutes les richesses nationales, quand la majorité peinait pour survivre quotidiennement. Et Sylvain Salnave qui avait résolu le problème de couleur qui a été un instituant social et idéologique pour justifier la domination d'une minorité (Par ma peau je suis noire et par mes cheveux je suis mulâtre), aurait affiché ce même populisme vis-à-vis des masses rurales et urbaines, émergées en l'année de 1843 avec la chute de Jean Pierre Boyer, et qui avaient été instrumentalisées par les élites noires et mulâtres qui se disputaient le pouvoir politique, comme une garantie des privilèges économiques et sociaux, depuis l'avènement de la présidence éphémère jusqu'à la montée du président Nord Alexis.
Donc, assassiner un président en fonction à toujours été un réflexe politique chez les élites qui mettaient en place des oppositions, quand elles sentaient leurs intérêts menacés par les revendications populaires. Et ce réflexe ne dépendait pas d'une certitude sur les véritables convictions idéologiques de changement socioéconomique du chef de l'état au pouvoir. Aussi, il pouvait manifester à l'égard d'un président populiste et qui ne prenait aucune décision concrète pour faire cesser l'injustice historique. En effet, quand on considère le régime impérial de Jean Jacques Dessalines, les partisans de la grandonarchie de Sylvain Salnave, les acteurs des élites terriennes qui opposaient Cincinatus Leconte à Tancrède Auguste et les Firministes, et enfin l'origine paysanne de Jovenel Moïse dans un pouvoir de trafiquants de drogues, de caméléons politiques, et des oligarques d'une bourgeoisie comprador et leur discours en faveur des masses, il faut se demander quelles étaient les véritables causes de l'assassinat de ces chefs d'État.
Mais, il s'agit toujours d'une interrogation qui ne dispense pas la société de se poser d'autres questions sur le rôle de la constitution et du système judiciaire dans la résolution des conflits politiques entre les acteurs légitimes ou illégitimes qui sont au pouvoir et dans l'opposition.
Les limites de la participation d'une nation caractérisée par l'analphabétisme et donc l'inculture politique est un facteur qui explique la prise d'otage de l'activité politique par une classe politique corrompue et une classe bourgeoise non intégrée dans une dimension de nationalisme d'existence. La participation dramatique de cette nation aux élections viciées dans leur forme et assistées par la communauté internationale contribue à alimenter les trois pouvoirs de l'état d'hommes et de femmes étranger aux éthiques de conviction et responsabilité promues par la théorie wéberienne. Et les séquelles de la colonisation esclavagiste dans une société qui n'a pas subi de thérapie collective par l'éducation, la pratique des arts et d'une culture nationale d'intégration ont des effets sur la fabrication des chefs tyranniques et de citoyens ayant des comportements de marrons. Cela a participé initialement au développement des habitus sociaux et politiques qui ne permettent pas de défendre les buts suprêmes de la politiques. Car, le primat des luttes politiques renvoient aux instincts les plus bas, travestie d'une pseudo modernité politique qui ne peut porter véritablement son nom de démocratie. Aussi, la justice n'est pas une revendication permanente dans la vie du citoyen, qu'il soit dans l'appareil d'État et dans les sphères de la vie privée. Donc, les crimes commis contre un président ne saurait être l'objet de cette revendication, et encore celui commis contre les simples citoyens pour qui la loi doit être une pour tous.
La régression de la nation haïtienne, depuis l'assassinat de Jean Jacques Dessalines pour arriver à celui de Jovenel Moïse peut s'expliquer par l'insouciance de la nation vis-à-vis de la justice qui doit l'élever au rang des grandes nations que son indépendance de 1804 avait inspiré. Quand la morale sociale, les mœurs politiques sont insignifiantes pour protéger celui que nos constitutions définissent comme le premier garant des libertés individuelles, le crime commis contre un homme d'État ou le simple citoyen ne sera jamais l'objet de l'indignation nationale dans les média, et sera toujours le sujet de la stupéfaction et du mépris de la communauté internationale dans ses rapports diplomatiques avec l'état national. Même si le peuple haïtien pourra toujours être le sujet de la compassion et de la solidarité du monde.
Pour conclure cette réflexion sur le besoin de donner à la justice une place suprême dans les habitudes sociopolitiques de la nation haïtienne, nous pensons qu'il y a une perspective à adopter: quand le peuple dans son droit de déclencher une révolution que décrit Thomas Hobbes dans « Le Leviathan», pour destituer un président qui aurait perdu sa confiance et sa légitimité, n'est pas coupable de la mort d'un chef d'État, il doit toujours revenir à la justice de retrouver les coupables, de les juger, et de les condamner à des peines prévues par la loi. La présidence doit demeurer la fonction nationale la plus sécurisée et la plus respectée par les institutions régaliennes et l'ensemble du peuple haïtien. Ce qui ne doit pas occulter un devoir civique et citoyen de chasser tous ceux et celles qui auraient usurpé du titre de président par les mécanismes électoraux frauduleux et malhonnêtes pour notre sentiment et notre volonté d'être une nation démocratique.
Cheriscler Evens
Journaliste, professeur
Le 17 octobre 2025