À la veille des élections, il est essentiel de tirer les leçons du passé. En Haïti, les conflits électoraux ont si souvent paralysé la démocratie et empoisonné l’après-scrutin qu’il devient important de comprendre leurs causes et les solutions que la société a déjà tenté d’y apporter, même si certaines d’entre elles n’ont pas été couronnées de succès.
Le traitement de ces litiges électoraux est encadré par la Constitution, les lois, et plus spécifiquement par les règlements électoraux. Ce cadre légal définit la répartition des compétences au sein de l’institution électorale.
Dans certains cas, ces mécanismes juridiques peuvent fortement influencer les résultats, en donnant à certains électeurs — à travers les décisions rendues — un poids comparable à celui de « grands électeurs » aux États-Unis. Cela se produit notamment lorsque des résultats sont déterminés par des décisions de justice, parfois au détriment de nombreux votes annulés pour cause de fraude.
Il est un fait que l’expérience démocratique dans une société est souvent dynamique. Avec le temps, l’organisme électoral s’est doté de structures suffisantes pour faire face aux difficultés liées aux nombreux conflits opposant partis politiques, associations, mouvements politiques, ainsi que candidats issus de partis ou indépendants. Ces conflits récurrents sont bien souvent transformés en contentieux dont la résolution relève de la compétence du CEP.
Parmi les principales causes identifiées dans mes recherches — à travers enquêtes et démarches professionnelles — les contentieux liés à la nationalité restent, jusqu’à ce jour, les plus fréquents après ceux concernant le dépouillement des procès-verbaux et la délivrance des certificats de résidence aux Haïtiens vivant à l’étranger. C’est d’ailleurs ce qui avait motivé les enquêtes que j’ai menées en 2005 dans le cadre de l’affaire Mécène Dumarsais Siméus, alors candidat à la présidence.
Une affaire de double nationalité
Il est utile de rappeler que les premières répercussions politiques liées à la question de la double nationalité des candidats à la présidence ont défrayé la chronique. En 2005, le statut de cette catégorie de candidats a suscité une forte médiatisation, tant sur le plan administratif que juridique.
Bien que la question de la nationalité ait alimenté le débat public, elle n’avait pas encore été portée devant les tribunaux comme un véritable contentieux opposant candidats, CEP et État haïtien. Ce n’est qu’au cours du processus électoral de 2005-2006 que plusieurs prétendants à la présidence se sont retrouvés au cœur de controverses liées à leur éligibilité. C’est alors, pour la première fois, que la plus haute juridiction du pays a été officiellement saisie par des candidats contestataires, exclus de la liste électorale dûment agréée.
Il ressort que le nom de Dumarsais Siméus n’avait pas été retrouvé sur la liste des candidatures agréées et publiées par l’organisme électoral en octobre 2005. D’abord, le candidat, par le biais de ses avocats, a, conformément au décret électoral, fait un recours devant le Bureau du contentieux électoral central (BED). En vain. Le Bureau électoral départemental de l’Ouest s’était déclaré incompétent pour insérer le nom de Dumarsais Siméus sur la liste des candidats agréés pour la présidence.
À la suite de cette décision, Mécène Siméus s’est pourvu en cassation afin d’en obtenir l’annulation. La Cour de cassation avait alors ordonné au CEP d’inscrire son nom sur la liste électorale. Cet arrêt, devenu depuis une jurisprudence en matière d’élections présidentielles sous l’égide de la Constitution de 1987, a marqué un tournant juridique important.
Que dit l’arrêt de la Cour de cassation ?
L’arrêt de la Cour de cassation, bien qu’appuyé sur la procédure établie par le décret de février 2005, s’est fondé sur une nouveauté introduite par ce texte : la possibilité de délivrer un reçu attestant le dépôt de la déclaration de candidature, suivi d’un certificat d’acceptation conditionnelle. Ces dispositions venaient compléter les articles 188 et 125. Les pièces produites dans ce cadre, qui ont motivé la décision de la Cour, étaient en réalité dirigées contre le Conseil électoral provisoire (CEP).
Aucun acte d'inscription de faux n’a été déposé contre l’attestation de résidence du candidat concerné. De même, aucun document ne prouve une renonciation formelle à sa nationalité haïtienne, ce que l’organisme électoral n’a d’ailleurs jamais produit. Pourtant, le Bureau de contentieux électoral départemental (BCED) a évoqué de prétendues fausses déclarations émanant du candidat, ce qui constitue une manœuvre juridique grave.
C’est précisément sur ce fondement discutable que la Cour de cassation a bâti son arrêt — un motif erroné et, par conséquent, sujet à critique, qui vient entacher la rigueur juridique que l’on est en droit d’attendre d’une telle instance. Dans un contexte déjà fragile, cette décision n’a fait qu’alimenter les soupçons d’interférences politiques et contribuer à assombrir davantage l’horizon démocratique du pays.
Pour justifier sa position, la Cour de cassation a rappelé que, conformément à l’article 1er, alinéa 1, de la loi du 12 avril 2002, tout Haïtien d’origine possédant une autre nationalité — ainsi que ses descendants — demeure éligible à la fonction publique, sauf dans les cas expressément interdits par la Constitution. Cette loi, qui n’a jamais été déclarée contraire à la Constitution, reste donc pleinement applicable.
Considérant que les arguments présentés par le requérant, Dumarsais M. Siméus, sont fondés, la Cour les a accueillis favorablement. Elle a, en conséquence, cassé et annulé la décision rendue par le Bureau du Contentieux Électoral Communal (BCEC) de Port-au-Prince en date du 5 octobre, estimant que celle-ci violait plusieurs articles du décret électoral, notamment les articles 118, 125, 56 alinéa 5b, et l’article 1er, et qu’elle reposait sur un excès de pouvoir et des motifs juridiquement erronés.
En vertu des mêmes motifs ayant conduit à la cassation, et conformément à l’article 16, alinéa 2, du décret électoral ainsi qu’à l’article 178-1 de la Constitution, la Cour a statué à nouveau. Elle a jugé qu’il n’y avait pas lieu de rejeter la candidature de Dumarsais Siméus à la présidence.
Par conséquent, la Cour a ordonné au Conseil électoral provisoire d’inclure son nom sur la liste définitive des candidats agréés à l’élection présidentielle. Elle a en outre ordonné que ce jugement soit immédiatement exécutoire.
Cependant, cette décision n’a jamais été mise en œuvre — illustrant ainsi la célèbre maxime selon laquelle « la justice sans la force est impuissante ».
Vives réactions de la société
Cette décision a suscité de vives réactions — certes compréhensibles — de la part de plusieurs partis politiques, d’organisations citoyennes et d'organismes de défense des droits humains, impliqués à la fois dans l’observation électorale et dans le processus lui-même.
L’ancien président Leslie F. Manigat, lui-même candidat à la présidence — qu’il perdra dans les conditions que l’on connaît face à René G. Préval — n’avait pas ménagé ses critiques envers Dumarsais Siméus. Pour lui, cette affaire constituait un véritable scandale, une sorte de prophétie annonciatrice d’un désordre profond : un signe des temps, disait-il. Il y eut même un moment où l’arrêt de la Cour de cassation fut perçu non comme une garantie de justice, mais comme le présage d’un mauvais temps pour l’État de droit et la démocratie.
Cependant, avant même la publication officielle de cette décision, le président provisoire Boniface Alexandre — ancien juge à la Cour de cassation —, dans son discours du 17 octobre 2005, a lancé un message clair à ses anciens collègues, critiquant ouvertement les candidats à double nationalité, notamment ceux briguant la présidence, la plus haute fonction de l’État. Le chef de l’État a même déclaré : « Nous ne pouvons pas permettre à des étrangers de briguer des postes électifs, ce qui est interdit par la Constitution haïtienne de 1987. » Il avait également ajouté que les juges de la Cour de cassation avaient été dupés de bonne foi, et qu’il veillerait personnellement à ce que « les élections ne fassent l’objet de contestations ».
Une telle posture peut donner l'apparence d'une certaine immixtion politique dans les décisions de justice. Cependant, elle était couverte par l’article 136 de la Constitution, qui dispose que « Le Président de la République, chef de l’État, veille au respect et à l’exécution de la Constitution et à la stabilité des institutions. Il assure le fonctionnement régulier des pouvoirs ainsi que la continuité de l’État. »
Dans ce cadre, le président aurait pu agir de manière plus formelle, en prenant une décision officielle plutôt que de se contenter d’une simple déclaration susceptible d’être perçue comme une tentative d’influencer une institution indépendante telle que la Cour de cassation, la plus haute instance judiciaire du pays. Il ne faut pas oublier que les décisions de cette Cour ne relèvent en rien de la compétence de l’Exécutif, compte tenu de l’indépendance des trois pouvoirs prescrit par la Constitution.
Cela étant, l’article 136 ne saurait servir de fondement à une intervention à la fois confuse et maladroite, située à la frontière de l’illégalité et de l’ingérence.
Il ne permet ni de donner des instructions directes à une juridiction, ni de s’imposer sans fondement par des moyens détournés. Il aurait fallu une affirmation claire, par des voies strictement légales, dans le respect de l’indépendance des pouvoirs.
Il faut reconnaître que la candidature de Siméus à la présidence n’a pas été rejetée simplement en raison de sa nationalité étrangère, mais parce que, dans un contexte de souveraineté fragile, il visait la magistrature suprême du pays avec un statut jugé incertain. D’ailleurs, rien ne l’empêchait de briguer d’autres fonctions électives. Mais, là encore, la question de la double nationalité demeure ouverte : malgré les amendements de 2011, la formulation retenue reste ambiguë et, à ce jour, l’incertitude persiste. Il reste désormais à déterminer comment les prochains règlements électoraux aborderont — ou contourneront — la question de la participation électorale de la diaspora haïtienne. (à suivre)
Emmanuel Charles
Docteur en Droit public et Constitutionaliste
