Par Pierre Richard Raymond
Le président du Conseil Présidentiel de Transition (CPT), Fritz Alphonse Jean, a récemment dénoncé les pressions « inacceptables » des États-Unis et du Canada sur les affaires internes d’Haïti. Menaces de sanctions, recommandations politiques, discordances autour du choix du Premier ministre : la liste est longue.
Mais une question s’impose : où était ce sursaut nationaliste lorsque ces mêmes puissances ont participé à mettre en place le Conseil que Jean dirige aujourd’hui ?
Une indignation qui arrive trop tard
Le souverainisme de circonstance n’est pas une nouveauté en Haïti. Il surgit précisément au moment où l’ingérence cesse d’être utile aux dirigeants. Fritz Alphonse Jean connaît pourtant très bien les réalités du pouvoir : ancien gouverneur de la BRH, Premier ministre désigné en 2016, aujourd’hui président du CPT. Son parcours reflète une longue familiarité avec l’influence internationale sur la politique haïtienne.
Un Conseil né de l’ingérence qu’il dénonce
Le CPT n’est pas le produit d’un processus souverain. Il est né de la réunion d’urgence tenue en Jamaïque en 2024, orchestrée par les États-Unis, le Canada et la CARICOM après la chute d’Ariel Henry. Sans cette intervention, le Conseil n’existerait tout simplement pas.
Ses membres ont été approuvés, directement ou indirectement, par ces mêmes partenaires aujourd’hui accusés d’ingérence. Peut-on rejeter la main qui vous a porté au pouvoir uniquement lorsqu’elle exige des comptes ?
L’ingérence : bonne quand elle aide, mauvaise quand elle dérange
Le double standard est flagrant :
Acceptable : l’ingérence qui facilite la prise de pouvoir, assure le financement, fournit la sécurité ou légitime le gouvernement.
Intolérable : celle qui réclame transparence, bonne gouvernance, ou menace de sanctions.
Ce n’est pas la souveraineté qu’on défend, mais la préservation du pouvoir.
Une dépendance impossible à ignorer
Dans un pays où plus de 90 % de Port-au-Prince est contrôlé par des gangs, où l’État ne dispose ni des moyens militaires ni des ressources pour rétablir l’ordre, la mission multinationale soutenue par Washington et Ottawa constitue l’unique rempart sécuritaire.
Dès lors, comment dénoncer les pressions diplomatiques des pays dont dépend la survie même du gouvernement ?
Un vieux réflexe politique haïtien
Depuis un siècle, les élites haïtiennes alternent entre solliciter l’aide étrangère et dénoncer cette même aide une fois leurs intérêts protégés. L’histoire récente — 1994, 2004, les missions de l’ONU, et aujourd’hui encore la mission multinationale — illustre ce cycle.
L’ingérence n’a pas été imposée : elle a été invitée, tolérée, puis utilisée.
Un silence révélateur au sein du Conseil
Lors de la sortie médiatique de Jean, aucun autre membre du CPT n’était présent à l'exception de Leslie Voltaire. Une absence qui traduit soit une fracture interne, soit une prudence consciente.
Ces absents comprennent que défier frontalement Washington et Ottawa pourrait entraîner la fin du soutien indispensable au maintien du Conseil lui-même.
Pourquoi l’ingérence persiste-t-elle ?
Parce que l’État haïtien est faible.
Parce que la corruption et la mauvaise gouvernance justifient les conditionnalités des bailleurs.
Parce que l’incapacité à garantir la sécurité rend nécessaires les missions internationales.
Parce que la dépendance économique réduit notre autonomie diplomatique.
L’ingérence est moins une cause qu’un symptôme.
Un nationalisme de façade
Le discours souverainiste actuel sert surtout à détourner l’attention des échecs :
insécurité persistante,
absence d’avancées électorales,
incapacité à rétablir l’autorité de l’État.
Ce nationalisme opportuniste exploite un sentiment légitime du peuple haïtien — le désir d’autodétermination — tout en masquant les responsabilités locales.
Ce que le CPT devrait reconnaître
1. Le Conseil existe grâce à l’intervention internationale qu’il critique aujourd’hui.
2. Aucun membre n’a refusé sa nomination malgré la validation étrangère.
3. Le gouvernement dépend entièrement du soutien extérieur.
4. Les élites haïtiennes ont historiquement sollicité l’ingérence lorsqu’elle servait leurs intérêts.
5. La faiblesse de l’État est le produit de décennies de mauvaise gouvernance, non d’un complot étranger.
Construire une véritable souveraineté
La souveraineté ne se décrète pas, elle se construit. Cela exige :
transparence totale sur les accords avec les partenaires internationaux ;
renforcement des institutions régaliennes ;
diversification des partenariats extérieurs ;
cohérence dans le refus de toute ingérence, même avantageuse ;
organisation rapide d’élections libres.
Conclusion : l’heure de la cohérence
On ne peut pas embrasser l’ingérence lorsqu’elle avantage, puis la dénoncer lorsqu’elle contraint.
Tant que le CPT dépendra de l’aide internationale pour exister, son discours souverainiste restera une posture, non une conviction.
La véritable atteinte à la dignité nationale n’est pas l’ingérence étrangère, mais l’hypocrisie politique qui la rend possible. Haïti mérite mieux qu’un nationalisme de façade : elle mérite un État fort, cohérent, et véritablement souverain.
