La Constitution haïtienne de 1987 a introduit des avancées majeures qui ne sont pas parvenues à se concrétiser, notamment la décentralisation et la tenue régulière d’élections. Pourquoi ces réformes n’ont-elles toujours pas pris corps ?
La reconnaissance du créole et du vaudou, le respect des droits humains, l’égalité entre les hommes et les femmes, la tenue d’élections régulières, la création d’un organisme électoral et d’un Conseil constitutionnel, l’impératif de décentralisation : autant de réformes imposées par le texte constitutionnel, élaboré en 1987, juste après la fin de la dictature des Duvalier.
Cependant, toutes ces réformes peinent à être mises en œuvre. Par exemple, la décentralisation prônée, censée rapprocher l’État du monde rural, a largement échoué. Cet échec tient surtout à l’absence de moyens économiques pour soutenir la réforme. Aucune ligne budgétaire n’a été prévue pour financer le fonctionnement des collectivités territoriales ni pour rémunérer les plus de 600 fonctionnaires concernés.
Plusieurs mairies ne disposent toujours pas d’un budget suffisant et peinent à payer leurs employés, notamment les membres des ASEC et des CASEC. Dans un article du National (2017), Harrios Clerveaux rapporte la plaidoirie de l’ancien président du Sénat, Youri Latortue, qui dénonçait l’insuffisance du budget alloué aux municipalités : 10 millions de gourdes par commune, une somme dérisoire au regard des besoins. Il proposait de le porter à 25 millions et plaidait pour que les fonds d’investissement soient gérés directement par les maires, au nom d’une véritable autonomie administrative. Il appelait aussi à l’adoption d’une loi-cadre sur les collectivités territoriales — elle aussi restée sans suite.
Sur le plan social, la décentralisation amorcée a également bouleversé les relations entre élus et électeurs. Contrairement aux anciens chefs de section, souvent proches de la population et respectés, certains élus locaux ont parfois affiché une attitude de supériorité, distendant ainsi le lien social. De plus, de nombreux partis ont imposé, dans les zones rurales, des candidats étrangers à la communauté, ce qui a brisé la confiance et fragilisé le tissu local.
Sous le régime des Duvalier, les chefs de section, bien que non rémunérés (ils recevaient une indemnité symbolique), jouissaient d’un prestige social et contribuaient à la stabilité du pouvoir central. Ils rédigeaient des rapports quotidiens sur tout ce qui se passait en milieu rural, et ce, en temps réel. Les campagnes étaient bien surveillées et contrôlées. La souveraineté existait.
Après la chute de la dictature, le nouveau système aurait dû être appuyé par une politique économique solide et conserver ce qui fonctionnait dans la gestion des campagnes, tout en améliorant ce qui ne répondait pas aux exigences du changement démocratique. Mais la gestion post-Duvalier s’est révélée être un fiasco social. L’État n’a pas su accompagner la réforme. En octobre 2025, lors du cyclone Melissa, les mairies ont d’ailleurs révélé leur incapacité à gérer leurs communes de façon autonome : elles dépendent encore du ministère de l’Intérieur pour de nombreuses décisions administratives.
La non-tenue régulière créant une absence de continuité a aussi paralysé la décentralisation prévue par la loi du 28 mars 1996.
Élections plusieurs fois ratées
Pour ce qui est des élections, le problème est similaire. Haïti n’a pas les moyens économiques nécessaires pour organiser le renouvellement du personnel politique tous les deux ans, sans oublier les manœuvres des responsables politiques visant à faire obstacle au respect du calendrier électoral. Leur but est d’aboutir à un consensus en vue de la mise sur pied d’un gouvernement provisoire.
Le non-respect de la Constitution, notamment à travers le report récurrent des scrutins, a brisé la dynamique démocratique.
L’État invoque ces retards pour esquiver son obligation de financer les partis politiques, alors qu’ils sont plus de 220 à être enregistrés. Le financement public, pourtant prévu par la Constitution, devient dès lors difficilement gérable.
Par conséquent, les partis deviennent souvent inactifs entre deux élections, alors qu’ils devraient jouer un rôle permanent dans l’éducation civique et la formation politique. Certains partis, plus modernes, ont su s’adapter en recourant à Internet, aux visioconférences et aux réseaux sociaux pour maintenir le lien avec leurs membres, mais ils restent minoritaires. La plupart d’entre eux sont paralysés par l’insécurité et le manque de moyens.
La non-tenue régulière des élections locales a aggravé cette situation : la population rurale n’a jamais eu le temps de s’approprier durablement la culture démocratique. Les premières élections locales, organisées en 1998 — plus de dix ans après l’adoption de la Constitution —, ont été mal préparées et n’ont bénéficié d’aucun appui financier réel. Cette discontinuité a freiné la décentralisation prévue par la loi du 28 mars 1996.
La non-tenue régulière des élections locales a aggravé cette situation : la population rurale n’a jamais eu le temps de s’approprier la culture démocratique. Les premières élections locales, tenues en 1998 — plus de dix ans après la Constitution —, ont été mal préparées et sans appui financier réel. Cette absence de continuité a paralysé les changements majeurs prévus par la Loi fondamentale.
Haïti a-t-elle un problème de constitution ?
Il est impossible de s’en faire une juste idée, car les procédures d’application n’ont jamais été pleinement mises en place et les crises constitutionnelles ne cessent de s’aggraver. On ne dispose pas toujours de tous les éléments, mais il est clair que certains articles fondamentaux manquent de clarté.
Plusieurs politiciens pensent que compte tenu que les innovations de notre charte fondamentale ont du mal à prendre, la solution est de changer de constitution. Le véritable problème d’Haïti n’est pas constitutionnel, mais moral et culturel. La Constitution de 1987 n’a jamais été pleinement appliquée. Ce sont le centralisme du pouvoir, la mentalité autoritaire et le manque d’éducation civique qui ont miné la démocratie.
Changer de Constitution ne résoudra pas le problème du non-respect des lois. Les conflits politiques sont normaux en démocratie, mais en Haïti, ils sont aggravés par la corruption. Par exemple, pour faire voter la déclaration de politique générale d’un Premier ministre, il faut souvent « acheter » des parlementaires, détournant ainsi des fonds publics destinés à l’éducation, à la santé, à l’agriculture ou aux infrastructures rurales.
Les dirigeants violent la Constitution en toute impunité, la vidant de sa légitimité. Le président élu devrait pouvoir appliquer son programme, tout en acceptant la critique constructive de l’opposition. Cependant, la réalité politique haïtienne reste marquée par la trahison, la peur des responsabilités et le refus d’assumer les fautes. Tant que cette mentalité persistera, le pays restera prisonnier de ses échecs.
L’échec de la décentralisation haïtienne ainsi que les contentieux électoraux découlent moins d’un vice constitutionnel que d’un effondrement moral, administratif et politique. Le manque de moyens, le mépris du monde rural, le non-respect des lois et l’absence de culture démocratique ont vidé la réforme de son sens. La Constitution de 1987, souvent accusée à tort, demeure un instrument valable, mais trahi par ceux et celles qui devraient la faire vivre.
Sans une évolution des mentalités et un renforcement des institutions locales, toute tentative de refondation politique restera vaine. L’avenir d’Haïti dépend moins d’un nouveau texte constitutionnel que d’un sursaut collectif de responsabilité, de transparence et de courage civique.
Dr. Emmanuel Charles
Avocat, constitutionaliste et spécialiste des questions électorales
