L’intellectuel [jeune] haïtien de nos jours : entre prétention, banalité et non-engagement

                                                                                     « Qui ne dit mot consent.»

 

Parmi les gens, avec mépris [personnels], il y a ceux qui parlent d’une chose qui n’en connaissent rien, ceux qui en parlent qui le connaissent  tout en se faisant passer pour le maitre, et ceux qui en parlent, hyper-imbu qu’on dirait la route de leurs chambres quand il fait noir. De là, par l’appui de l’histoire, évoquons la venue au monde du substantif « intellectuel » pleinement et historiquement français qu’il soit. Terme datant de l’affaire Dreyfus ; en incarnant la naissance grâce au pamphlet titré « J’accuse » d’Emile Zola (le premier intellectuel ou le premier à être considéré comme tel), publié le 13 janvier 1898 dans le quotidien parisien prénommé « l’Aurore » ; il nous donne lieu d’en discuter et de faire le sujet de foisonnantes rixes d’idées.  Ce texte a marqué la fin du XIXe siècle ainsi que le début du XXe. À signaler que Voltaire, lui, se procurait du mot, dès l’affaire Calas l’emmenant à publier le traité sur la tolérance en 1763.

Avant tout, je dois faire un aveu: je ne suis pas la bonne personne pour parler de l’intellectualisme  haïtien. Ou du moins la mieux placée, mais comme l’a bien soulevé  Fiodor  Dostoïevski dans Bobok : « de tous les plus intelligents, c’est celui qui au moins, une fois par mois s’appelle imbécile ». Du coup, un imbécile veut parler des intellectuels du pays. Excusez-moi intellectuels d’avoir cueilli trop d’audaces !

L’épidémie, appelons-le comme ça, de l’autoproclamation d’intellectuel en Haïti, auquel confronte l’intelligentsia nationale, est très répandu depuis bien des années devenant de plus en plus arrogant et osé. Car en se détournant au flux ainsi qu’au reflux  des diplômes, des licences, et des doctorats des uns et des autres, le mot soudainement avale une autre allure plus lointaine de son acception simple, généralisée, voire subjective. Intellectuel : nous sommes en face d’un concept qui mérite la compréhension sensible de ceux qui s’en servent « d’étiquette sensible » pour se désigner,  dont il serait coupable de ne pas élargir, étaler  leurs  dédains vis-à-vis, puisque pour l’être, selon eux, il suffit parfois de connaitre Jean P. Sartre, Paul Nizan, Michel Foucault, Cheikh Anta Diop, François Deleuze, Pierre Bourdieu (je pourrais continuer la liste longtemps ainsi ?)-, condition très absurde, lire des giga-octets de livres, parler aisément le français, participer aux activités dites culturelles, ou dispenser un cours dans une pré-fac en été. Et ce ne sont que des habitus typiques minés de divergences et confusions à l’égard de la thématique. Banal ! On s’improvise vite intellectuel. D’ailleurs, quelle crédibilité d’esprit peut-on accorder à un quidam qui se lève un bon matin, fraichement diplômé ou licencié, et se dit à voix haute : «  Je suis intellectuel » ? Passer du prétentieux à l’intellectuel il n’y a qu’un pas, au simple constat. Tout de suite, un souvenir de lecture monte du refus d’intellectuel d’un Britannique, en voici ce qu’il a repondu : «  Non, jamais de la vie. Et pourquoi pas, on lui a demandé ? J’ai peur d’être atteint du syndrome de l’imposteur.» Par contre ce brut rejet de statut m’impressionne tant autant que la quête d’intellectuels des jeunes Haïtiens (Universitaires, Professeurs) de nos jours. Ce n’est qu’une sorte de vedettariat qui les ronge. Les domine. Les démange. Le désir d’être apprécié tue, mes ami.e.s.

D’emblée des questions fondamentales néanmoins demeurent en suspens : qu’est-ce qu’un intellectuel ? Quel est le rôle [ultime] de ce dernier ? Existe-t-il, intellectuel, sans engagements ?  Y a-t-il d’intellectuels de nos jours en Haïti ? Oui. Il y en a. Posées ainsi ces questions enfantent des problèmes en raison de ses croissantes importances. En Haïti, le phénomène d’autoproclamation d’intellectuel, n’émane-t-il pas de ce mythe sociétal- collé à la bitume des têtes de tout un chacun- qui ne date d’hier, qui n’est que lui-même une conception du tiers monde, sous-développée, comme a fulminé le critique littéraire James Stanley J. J ? : «  Ou gen entèlektyèl lakay ou papa, pitit pa m nan pa entèlektyèl » ? Mon fils est intellectuel parce qu’il a son bac2 en poche et le tien parce qu’il est étudiant [finissant]. À l’envie de commencer, le parcours universitaire selon les crachoirs futiles et sans grande pente des uns et des autres, approuve vraiment (sous peu) qu’on soit intellectuel. Et force est de dire que vos bêtises sont archi-intolérables ! Finissons-en mesdames et messieurs !

Du rôle à l’absence

   Je ne peux pas me laisser imaginer (mauvaises blagues) comment dégringole aussi vite des intellectuels qui n’alertent pas, ne dénoncent pas, n’éclairent pas, n’interviennent pas dans des sujets de citoyens, qui ne fixent et proposent aucune réflexion de transformation communautaire,  qui gardent le silence, et qui se distancient de la société-, ce que Lesly Péan nomme « d’intellectocide » comme pour solliciter leur non-engagement. En sus, ils ne sont pas alertés, ils ne produisent pas, ils ne bougent point.

Par parallèle, quand on pense aux maitres à penser du pays et leurs travaux tels que ; L. François Manigat, Jean P. Mars, Louis J. Joseph, Demesvar Delorme, Hérold Toussaint, Dantès Bellegarde, Antenor Firmin, pour ne citer que ceux-là. Il est bien évident de dire que l’intellectualisme « haïtien » stagne. Par contre, les intellectuels en Haïti, sont-ils tous morts ? Non, ils sont tous muets comme disait l’autre. Un autre dirait qu’ils sont morts. Il n’y a pas ici mince place pour peut-être.

Cependant, nombreux sont les auteurs (écrivain, philosophe, intellectuel) qui établissent sans se, jamais,  lasser les justes rôles  d’un intellectuel dans une société quelconque jusqu’à en esquisser des embryons typologiques. De pleins pieds, je me pencherai sur les dires tangibles d’un jeune ami intellectuel franco-espagnol inconnu (presque) du public, Manuel Cerveza-Marzal, pour qui-, les intellectuels-, ce sont des genres qui sont payés à produire des idées. Des idées. Cependant, on sait tous faire cuire un œuf, mais ce n’est pas pour cela qu’on est des cuisiniers. Des idées, tout le monde peut en produire quelques-unes. Par ailleurs, quelles devraient être celles-ci ? Pour un éclairage vachement complémentaire, un sociologue canadien, Gérard Bouchard précisait que : « l’intellectuel est un guide. Son rôle est diffusé des idées, de systèmes de pensée, des visions du monde proche ou lointain. Mais il ne s’agit de n’importes quelles idées.» Par écrit surtout, demande durement le philosophe italien Antonio Gramsci. Or, l’historien français François Dosse, s’acharne de son côté à étaler les trois fonctions importantes et majeures d’un intellectuel dans une cité, à savoir ; [se mettre] au service de la communauté [créer] du lien entre experts et citoyens et rouvrir le futur-, ce qui est le plus difficile à faire, dit-il. Dans ces cas, trouverons-nous des soi-disant intellectuels de ce calibre dignement ? Sur cela, le doute n’est pas encore à moi seul. À tous.

Une simple et brève typologie

 Avec le temps, on a eu rencontre avec plusieurs écartements typologiques du concept, chez pas mal d’auteurs ; l’intellectuel spécifique (Michel Foucault) souvent dit «  de gauche » qui s’oppose à l’intellectuel universel, l’intellectuel collectif ou thank think (Pierre Bourdieu) est très rapproché du celui du spécifique, l’intellectuel bourgeois qui reste pendant longtemps des ennemis acharnés de Jean Paul Sartre, l’intellectuel gouvernement-, ce type malhonnête qui se pullule en Haïti -, et profite de la conjoncture, il se situe contre de l’intellectuel engagé, public et révolutionnaire qui est [ notre pénurie fragile] dont Sartre, Nizan sont des prototypes purs,  ensuite l’intellectuel organique qui a pour figure emblématique (Antonio Gramsci). Il y en a bien d’autres […]

Intellectuel, on en a tant besoin !

Le type idéal d’intellectuel organique et révolutionnaire [notre triste carence], au sens sartrien et gramscien des deux thèmes, devraient en tout lieu cuire l’objet de préoccupation des autoproclamés intellectuels, dont leurs vagues babioles n’échappent point à la prétention. Ceux-ci, sont définis comme des hommes qui se vouent un combat, une lutte d’idées dans une société et même dans le monde, ils sont ceux qui, avec leurs machines à peser sur les idées ; prennent honnêtement la défense des autres et parlent en leur nom- la masse-, et font corps avec. Ils sont bien des agents du changement, des ingénieurs de l’avenir, des forgeurs de voie libre. Ils ont pour vocation d’être continuellement dans la mêlée. Si on revient avec le maitre de la « nausée » : « l’intellectuel est celui qui se mêle de ce qui ne le regarde pas ». Pourtant, tout lui regarde. En ce temps de crise (politique, culturelle, économique et sociale)- bien tombé-, on a besoin de ceux qui se mêlent… À vous chers autoproclamé.e.s !

À ceux qui réclament l’étiquette…

   On n’ignore guère le culot d’étudier en Haïti jusqu’à cueillir un diplôme, en dépit de tout, à gros coup de bravoure. Mais on déplore les banalités jetées à l’horizon du concept, la pérégrination de ceux qui réclament le statut tel un dû, rien qu’en vue de muer leur personne en une petite vedette ou une star (de la pensée). Pour ériger un portail à notre discours, en posture avec l’approche humainement égalitaire entre l’homo faber et l’homo sapiens de Gramsci, loin de nier nul fondement conceptuellement écolier, l’heure est dorénavant mûre telle une mangue jaune de conclure, comme il l’aurait fait, disant que : « Tous les hommes sont des intellectuels, mais tous les hommes ne remplissent pas dans la société la fonction de l’intellectuel ».  In fine, vous êtes tous des intellectuels ! MAIS…

 

Vilma Rodeby-Kerby

Membre du C.E.L.A.H (Centre d’Études littéraires et artistiques haïtiennes)

E-mail : rodebyvilma@gmail.com

 

Sources :

Nizan, Les chiens de gardes, Francois Maspero, 1965

Antonio Gramsci, Carnets de Prison, Gallimard, 1978

Michel Foucault, Dits et écrits, Gallimard, 2001

Bernard Henry Levi, Eloge des intellectuels, Bernard Grasset, 1987

France Culture

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