Née en Tunisie, elle a vécu près d’une décennie en France, un pays qui l’a toujours attirée. Elle navigue avec aisance entre ces deux territoires, deux mondes, deux langues et deux identités. Son écriture se distingue par sa capacité à mêler des thématiques universelles et des éléments profondément personnels, liés à ses racines tunisiennes et à son expérience de l’exil. À travers ses romans, elle explore des sujets tels que la mémoire, l’identité, la quête de soi et la migration.
Ses écrits reflètent son parcours de femme, son rapport intime à la langue et à la culture, ainsi que ses réflexions sur la dualité de son héritage. Elle utilise ses mots comme un outil puissant pour exprimer des émotions complexes et des pensées profondes sur le monde qui l’entoure, tout en mettant en lumière les tensions inhérentes à son appartenance à deux cultures.
Son œuvre est saluée pour sa profondeur, sa musicalité et sa capacité à offrir une vision nuancée du monde contemporain. Wafa Ghorbel appartient à une génération d’écrivains qui enrichissent le panorama littéraire grâce à une voix mêlant tradition et modernité, local et universel. Par ses mots, elle témoigne de l’évolution des sociétés du Maghreb et de la manière dont l’écriture peut devenir un espace de résistance et de dialogue.
Dans cet entretien pour Le National, elle partage ses inspirations, son rapport à la littérature, et l’importance de l’écriture dans un monde où les identités sont en constante mutation.
LN : Pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs en quelques mots ?
WG : Je m’appelle Wafa Ghorbel. Je suis universitaire, romancière et chanteuse. Docteure en Littérature et Civilisation Françaises (Lettres Modernes), j’ai soutenu une thèse de doctorat intitulée « Le Mal dans l’œuvre romanesque de Georges Bataille », à l’université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle. J’enseigne la littérature française dans les universités tunisiennes depuis plusieurs années, tout en écrivant des romans et en donnant des spectacles.
LN : Vous êtes née en Tunisie et vous habitez actuellement à Tunis ?
WG : Oui, je suis née à Sfax, la deuxième plus grande ville de Tunisie. J’y ai vécu jusqu’à l’obtention de ma maîtrise en Langue et Lettres Françaises. Par la suite, j’ai poursuivi mon troisième cycle en France grâce à une bourse d’excellence. Huit ans plus tard, je suis rentrée en Tunisie et me suis installée à Tunis, la capitale.
LN : Comment cette dualité géographique a-t-elle façonné votre identité personnelle et professionnelle au fil des années ?
WG : J’ai toujours eu une attirance particulière pour la France et le français, une langue qui a un statut particulier en Tunisie. La dualité géographique est venue bien après la dualité linguistique et culturelle. Ce n’est qu’après ma maîtrise que je me suis installée en France, d’abord pour faire la suite de mes études, ensuite, parce que j’avais du mal à faire le chemin inverse. Paris était devenu un deuxième chez moi. Je m’y sentais dans mon élément, en dépit de la précarité de cette période, notamment après la fin de ma bourse d’études. C’est après l’obtention de mon doctorat que j’ai commencé à rédiger mon premier roman Le Jasmin noir et que j’ai conçu mon premier spectacle de reprises de Fairouz, en duo avec le pianiste jazzman franco-libanais Élie Maalouf. C’est à Paris que je me suis ouverte au jazz, à la chanson française et aux autres musiques du monde comme le flamenco et le tango qui deviendront des sources d’inspiration et des réseaux d’images dans mes écrits. Pendant cette période, j’ai expérimenté de nombreuses activités : traduction et sous-titrage de films, coaching d’acteurs, animation en centres de loisir, enseignement du chant oriental… Tout cela était très formateur et m’a appris à m’adapter quel que soit le contexte, à faire des concessions, à ne jamais arrêter d’évoluer. J’étais néanmoins très frustrée de ne pas pouvoir vivre de mes diplômes, de ne pas avoir trouvé un travail à la hauteur de mes attentes. J’ai toujours voulu être enseignante universitaire. Au bout d’un moment de ballottement, l’instabilité et la fragilité de la vie que m’offrait la France ne me convenait plus. Il est vrai que cette belle parenthèse de huit ans m’a été très bénéfique sur le plan culturel, qu’elle m’a aidée à modeler mon identité-en-devenir en lui apportant d’autres couleurs et senteurs, en la tissant et métissant autant que possible, mais je ne pouvais pas vivre éternellement d’amour et d’eau fraîche. Et puis, le manque de la chaleur, celle de mon soleil, de mon pays et de ma famille commençait à se faire sentir. Ce concours de circonstance m’a décidée à rentrer en Tunisie en emportant en moi ce que rien ni personne ne pourra jamais me prendre : ces lumières parisiennes, cette diversité cosmopolite, cette ouverture sur un monde dont les frontières sont illusoires.
LN : Vous êtes une femme aux multiples casquettes : universitaire, chanteuse, romancière. Quelles sont les connexions entre ces différentes facettes de vous-même et comment interagissent-elles au quotidien ?
WG : Je crois que toutes mes facettes – universitaire, chanteuse, romancière – sont profondément connectées par un fil conducteur : la passion. La passion des mots, des émotions, et du dialogue avec l’autre. Mes romans mettent souvent en scène la musique dans tous ses états, qu’elle soit chantée, dansée ou jouée, car pour moi, la musique et la littérature se nourrissent l’une de l’autre. Quand je présente mes romans, je suis souvent accompagnée d’un ami artiste, joueur de oud : j’adore naviguer entre la lecture d’un extrait où je parle d’une chanson et l’interprétation de cette même chanson. Ce va-et-vient entre la voix parlée et la voix chantée est une façon d’incarner pleinement mon écriture.
De même, dans mon expérience de chanteuse, j’explore des chemins littéraires. Un de mes spectacles, intitulé « Mes Tissages », consiste à interpréter des chansons françaises à texte en arabe ou en alternant arabe et français après un travail sur les textes pour les traduire, les adapter ou les réécrire. Ill y a plusieurs années, j’ai fait ce même exercice avec les standards américains du jazz dans un spectacle que j’avais appelé « Oriental jazz standards ». Réinventer les textes de ces chansons est pour moi un véritable exercice de création littéraire, une autre façon d’écrire, de narrer, de tisser des liens entre les cultures et les sensibilités.
Ces activités s’enrichissent donc mutuellement : mon travail universitaire (enseignement et recherche) m’apporte une rigueur et une profondeur d’analyse que je transpose dans l’écriture ou dans mes spectacles. Mes romans, quant à eux, me permettent de construire des passerelles entre les disciplines, en mêlant narration et musique. La scène me permet enfin de dialoguer directement avec mon public, de transmettre une émotion brute, qu’elle passe par la voix ou les mots.
Tout cela reflète ma manière d’aborder la vie : pour moi, rien n’est isolé. Écrire, chanter, enseigner, effectuer des recherches, donner des cours ou présenter des conférences sont autant de facettes d’un même mouvement, celui m’exprimer, de me dire, de transmettre et de créer du lien en allant de soi vers l’autre qu’il soit étudiant, lecteur ou spectateur.
LN : Vous entretenez une relation particulière avec la France, aussi bien par votre nationalité que par votre parcours académique. Comment percevez-vous cette relation ? En quoi votre nationalité française, vos interactions avec des amis, des collègues, ainsi que vos activités scientifiques et culturelles en France ont-elles influencé votre vie personnelle et enrichi votre parcours d’écrivaine et d’universitaire ?
WG : La nationalité française est avant tout un facilitateur pratique. Elle me permet de circuler aisément entre la Tunisie et la France, mais aussi d'accéder à l’Europe et au reste du monde sans les contraintes administratives liées aux demandes de visa. C’est un privilège qui me donne la liberté de participer à des colloques, de présenter des conférences ou des spectacles, d’animer des ateliers d’écriture et d'interagir avec des universités et des institutions culturelles en toute sérénité. Cela me préserve de l'appréhension que vivent parfois des universitaires ou des artistes à qui un visa peut être refusé.
Cependant, ma relation avec la France dépasse largement ce cadre administratif. Depuis mon enfance, j’ai nourri, avec ma sœur (elle-même universitaire et docteure en littérature française), un imaginaire autour de ce pays, un fantasme qui s’est construit à travers sa langue, sa littérature et sa culture. Même sans cette nationalité, je crois que ce lien serait resté intact, car la langue française est à la fois mon outil de création et un vecteur d’expression qui me connecte profondément à l’histoire et à l’identité culturelle de ce pays. La France est pour moi un espace d’échange et d’inspiration. À travers mes collaborations avec des amis, des collègues, ou lors de mes participations à des événements scientifiques et artistiques, j’ai pu enrichir ma vision du monde et mon écriture. C’est une relation qui évolue constamment et qui dépasse la géographie ou les frontières pour s’inscrire dans le domaine de l’intellect, de l’art et de l’émotion.
LN : Votre parcours, marqué par une identité franco-tunisienne et une navigation constante entre deux cultures, a-t-il influencé votre développement intellectuel, votre vision du monde et votre travail créatif ? Quelles thématiques récurrentes, liées au métissage et au multiculturalisme, identifiez-vous dans vos œuvres littéraires et vos autres créations ?
WG : Tout à fait. Cette double culture a incontestablement élargi mes horizons littéraires et artistiques. Être nourrie par deux seins, respirer avec deux poumons, marcher sur deux pieds offre un équilibre et un épanouissement que l’on ne peut obtenir avec une seule source. Cette richesse est au cœur de mes créations, qu’elles soient littéraires ou artistiques.
Dans mes fictions, mes personnages principaux évoluent toujours entre deux eaux, deux rives, deux continents, deux langues et deux cultures. Les héroïnes de mes trois romans publiés sont à chaque fois des jeunes Tunisiennes qui quittent leur pays d’origine, par choix ou par obligation, pour s’installer en France. Mais ce départ ne signifie jamais une rupture : la Tunisie reste profondément ancrée en elles, transportée dans leurs valises, dans leurs souvenirs, dans leur identité sous-cutanée. L’installation en France n’est pas simplement un changement de décor. Elle s’accompagne d’un processus passionné et presque charnel d’intégration, d’adaptation, voire d’interpénétration – au sens érotique du terme – entre ces deux cultures. La France devient ainsi un second pays, un point d’ancrage aussi essentiel que le premier.
Sur le plan artistique, le métissage occupe également une place centrale. J’ai commencé avec un projet de reprises des chansons de Fairouz, accompagnée d’un pianiste jazz, une première tentative de fusion musicale. J’ai ensuite intensifié ce métissage en créant le spectacle « Oriental Jazz Standards », où j’interprète des standards américains du jazz en arabe littéraire ou en tunisien. Mon projet « Mes Tissages » pousse cette exploration encore plus loin : j’y traduis, adapte et interprète des chansons françaises à texte en arabe. Ce jeu de mots entre « métissage » et « mes tissages » reflète mon identité profonde. Ce spectacle marie mes deux langues, mes deux cultures musicales, en orchestrant un dialogue harmonieux entre le piano classique et le oud oriental.
LN : Dans un monde de plus en plus globalisé, que représente pour vous le métissage ?
WG : Dans un monde de plus en plus globalisé, le métissage n’est pas seulement une richesse culturelle ou une expérience personnelle. C’est une véritable façon d’être, de percevoir et de concevoir le monde, une posture qui consiste à ne pas voir dans la diversité une menace, mais plutôt une opportunité enrichissante. Le métissage devient une manière de naviguer à travers les cultures et les identités au-delà du simple mélange des cultures : il ne s'agit pas de superposer artificiellement des influences différentes, mais de créer des espaces où ces influences peuvent dialoguer, se rencontrer et se redéfinir. C’est une forme de résistance à l’homogénéisation, une invitation à embrasser la diversité non comme une addition, mais comme une transformation, une gratification réciproque.
Le métissage, dans mes créations, se manifeste par une alchimie que je veux subtile entre des éléments qui viennent de deux mondes différents mais qui, une fois combinés, forment une nouvelle réalité. C’est ce que je tente de traduire à travers mes spectacles, notamment dans « Mes Tissages », où le piano classique dialogue avec le oud oriental, le français avec l’arabe. Il en va de même pour mon tout dernier concert « Nuits bleues », où j'invite à nouveau le piano à s’entrelacer avec l’oud, dans une rencontre entre la musique classique occidentale et la tradition arabe. Ces dialogues musicaux sont plus qu’une simple rencontre d’instruments, ils incarnent une vision où la différence devient créative, génératrice de nouvelles formes d’expression.
Le métissage dans mes œuvres littéraires et musicales va au-delà du jeu d’influences : il consiste à construire des ponts entre les cultures, à explorer comment les frontières s’estompent lorsqu’on laisse les paroles, les musiques, les cultures s’entremêler. C’est une manière de mettre en lumière des voix multiples, de donner place à des narrations croisées, et de montrer que chaque culture peut enrichir l’autre dans un échange constant. Cela devient un vecteur de transformation, une invitation à envisager le monde sous un jour nouveau, où les identités ne sont plus des murs mais des ponts qui se croisent et se redéfinissent.
LN : Comment voyez-vous l’art, et particulièrement la littérature, comme un moyen de compréhension entre les cultures ? Quel rôle attribuez-vous à l’art dans la société actuelle, notamment face aux enjeux sociaux et politiques ? Estimez-vous que l’art puisse susciter des réflexions ou des changements dans les mentalités ?
WG : Si l’on devait attribuer une fonction aux arts et, particulièrement, à la littérature, ce serait celle d’éveiller les consciences. L’écrivain, bien qu’il n’ait pas de baguette magique pour transformer le monde, dispose d’un outil puissant : les mots. Les mots peuvent éclairer des réalités inconnues ou méconnues, interroger des certitudes souvent fallacieuses et inviter à une réflexion intime et collective. Lire un livre qui explore un autre pays, une autre culture ou une autre philosophie du monde, c’est comme ouvrir une fenêtre sur l’inconnu. Cela permet au lecteur de plonger dans l’univers de l’autre, de découvrir ce qui le distingue, mais aussi ce qui nous lie dans notre humanité commune. C’est une expérience de dialogue silencieux, où l’altérité devient plus accessible. Parfois, cette ouverture conduit à la tolérance ; d’autres fois, elle va plus loin, vers une véritable acceptation des différences.
Les arts et les littératures sont la mémoire et la conscience des sociétés. Ils traduisent les aspirations, les douleurs et les luttes des peuples, souvent avant même que ces réalités ne soient pleinement reconnues. Sans leur intervention, il serait difficile d’imaginer un véritable changement des mentalités. Des œuvres littéraires ou artistiques ont joué, à travers l’histoire, un rôle crucial dans la dénonciation des injustices, qu’il s’agisse de l’esclavage, du racisme, des inégalités sociales ou des violences faites aux femmes.
Dans un monde de plus en plus marqué par les divisions et les crises, l’art et la littérature offrent un espace unique de réflexion et de réconciliation. Ils transcendent les barrières linguistiques, culturelles et idéologiques pour poser des questions fondamentales : Qui sommes-nous ? Comment vivons-nous ensemble ? Quels idéaux devrions-nous défendre ? Ils nous rappellent que, malgré nos différences, nous partageons une condition humaine commune. Ainsi, en éveillant les consciences et en nourrissant les imaginaires, l’art ne se contente pas de refléter la réalité : il la questionne, la transforme et, parfois, inspire les sociétés à construire un avenir plus éclairé.
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LN : Votre passion pour la musique et l’écriture se croisent-elles dans vos créations ? Comment ces deux domaines influencent-ils l’un l’autre et, éventuellement, vos projets à venir ?
WG : Pour moi, la musique et l’écriture sont indissociables. Elles sont issues de la même passion, la même énergie créatrice. Quand je chante, j’écris, et quand j’écris, je chante ; c’est ainsi que je conçois mon univers artistique. La musique n’est pas simplement un accompagnement dans mes romans. Elle en est un élément essentiel, presque un personnage à part entière. Dans chacun de mes ouvrages, la musique donne le rythme à ma plume, insuffle le souffle de mes phrases et nourrit ma narration. Par exemple, dans Le Jasmin noir, le personnage principal est une chanteuse, et la rythmique de la chanson tunisienne ainsi que celle de la chanson française traverse tout le roman. Dans Le Tango de la déesse des dunes, le rythme du tango influence le déroulement du récit, une danse de couple qui implique un souffle particulier. Pareillement, dans Fleurir, le flamenco, une danse solo intense et endiablée, imprègne le texte de sa cadence rapide et saccadée. Chaque danse, chaque chanson, et chaque rythme dictent le tempo du texte.
La chanson française, avec des textes de poètes-chanteurs comme Léo Ferré ou Jacques Brel, me fascine particulièrement. Quand je chante leurs œuvres, je les approche comme un travail de poète, non seulement en respectant les mots des auteurs, mais aussi en mettant en scène l’univers poétique qu’ils créent. Je réécris certains de ces textes en arabe littéraire ou en dialecte tunisien, et ce travail de réécriture permet de donner une touche locale tout en préservant la profondeur de ces poèmes.
Enfin, dans mes présentations de romans, lors de masterclass, de rencontres littéraires, d’émission radiophoniques ou télévisuelles, je suis souvent accompagnée par un artiste, comme je l’ai dit plus haut. Je commence par faire une lecture musicale d’un extrait de l’un de mes romans. À la fin de la lecture, je chante le refrain ou le couplé de la chanson dont parle l’extrait. Cette interaction entre littérature et musique est pour moi essentielle. Elles se complètent et se nourrissent l’une de l’autre. L'écriture sans musique serait dissonance, tout comme la chanson sans le texte serait discordance. C’est dans cette complémentarité que je trouve mon équilibre créatif.
LN : Comment vivez-vous les difficultés liées au statut d’écrivain, notamment sur le plan économique et personnel ? En quoi ces défis influencent-ils votre approche de l’écriture ?
WG : Le statut d’écrivain, en Tunisie comme ailleurs, est à interroger. Peut-on réellement parler d’un « statut » ? Être écrivain, c’est avant tout réussir à écrire des livres et à les publier, que ce soit à compte d’éditeur ou d’auteur. Mais imaginer vivre uniquement de l’écriture relève souvent de l’utopie. Pour moi, écrire est un acte qui dépasse les attentes économiques ou sociales. J’écris d’abord pour le plaisir d’écrire, ensuite, pour le plaisir de partager mes mots, mes idées, ma vision du monde avec mes lecteurs, sans attendre en retour une quelconque récompense matérielle ou une reconnaissance flamboyante.
Sur le plan personnel, le plus grand défi est de trouver le temps pour écrire, entre mes autres occupations : maman, épouse, enseignante-chercheuse, chanteuse… C’est une lutte constante pour accorder à l’écriture la place qu’elle mérite, dans un quotidien souvent surchargé. L’écriture devient alors un espace de liberté, une forme de résistance face à un monde qui prête parfois peu d’attention à ce que disent les écrivains ou les artistes.
Sur le plan économique, je suis consciente que les écrivains ne touchent que 10 à 15 % des ventes de leurs livres. Et souvent, ces gains se traduisent en exemplaires qu’on finit par offrir à son entourage. Heureusement, j’ai un autre métier qui me permet de vivre, ce qui me libère de l’idée de dépendre financièrement de mes livres. Mais, il reste épuisant de gérer les aspects périphériques de l’écriture : chercher un éditeur qui croit en mon travail, négocier un bon contrat, m’assurer de la disponibilité et de la distribution de mes livres. Ces démarches peuvent disperser mon attention et m’éloigner de l’acte même d’écrire. Cependant, ces défis, qu’ils soient personnels ou liés à l’édition, n’influencent en rien mon approche de l’écriture. J’écris avant tout pour le plaisir, pour la joie d’aller au bout d’un projet qui me tient à cœur. Pour moi, la véritable récompense réside dans cette capacité à transmettre, à toucher et à dialoguer avec mes lecteurs. Écrire, c’est résister. C’est affirmer sa voix dans un monde souvent sourd.
LN : Depuis 2007, vous enseignez la littérature et la civilisation françaises. Comment renouvelez-vous vos pratiques pédagogiques ? Comment l’évolution de l’enseignement de la littérature et de la culture française se manifeste-t-elle dans un contexte mondial ?
WG : Au début de ma carrière, j'avais une vision très précise et étroite de ce que je voulais enseigner : exclusivement le roman. Ma thèse, portant sur l'œuvre romanesque de Georges Bataille, avait renforcé cette idée. J'avais du mal à m'imaginer aborder d'autres formes littéraires, comme la poésie ou le théâtre. Mais au fur et à mesure de mon parcours, j'ai compris qu’il fallait élargir ma pratique pédagogique pour mieux répondre aux attentes des étudiants et aux évolutions du monde littéraire. Ainsi, j'ai progressivement diversifié mes matières d'enseignement. J'ai même proposé un cours de chanson française en option, car j'y voyais une manière de rendre l’enseignement plus ludique et d'aborder des compétences variées. Travailler sur la chanson permet d'analyser le texte comme un poème, mais aussi la performance du chanteur, l'accompagnement musical et la manière dont l'artiste fait vivre la chanson, ce qui est une approche plus dynamique que celle d'une analyse textuelle pure. Ce cours a été très apprécié, tant par mes étudiants que par moi-même, car il offrait une nouvelle perspective à l’enseignement de la littérature.
Je me suis aussi intéressée à ce qu’on appelle la « paralittérature », à savoir des genres littéraires qui se situent en marge de l'institution littéraire et qui ne bénéficient généralement pas de reconnaissance académique, comme la bande dessinée, le roman policier ou le thriller. Ce fut une vraie découverte et cela a enrichi ma pédagogie, en m’ouvrant de nouveaux horizons de lecture et d'analyse, au point de rêver de créer un jour ma propre BD.
Un autre grand tournant dans mon enseignement a été la découverte de la littérature francophone. Je n'avais travaillé depuis mon bac que sur des textes franco-français. En introduisant des écrivains francophones, j'ai élargi non seulement ma propre perspective, mais aussi celle de mes étudiants. Cela leur a permis de découvrir des voix nouvelles et d'appréhender la littérature sous un angle plus global. De plus, pendant mes cours de littérature francophone, j’ai eu le plaisir d’inviter plusieurs écrivains tunisiens de la nouvelle génération. Ces rencontres ont représenté une véritable richesse, tant pour mes étudiants que pour moi. Elles ont permis d’enrichir les discussions, de découvrir des écrivains de notre époque et de donner une dimension plus concrète à l'étude de la littérature. Ces moments ont également contribué à tisser un lien plus fort entre les étudiants et la littérature tunisienne, tout en les ouvrant à la diversité des voix littéraires contemporaines. Au fond, ce parcours m’a appris à ne pas limiter la littérature à une vision étroite et académique, mais à l'ouvrir à des formes et à des genres variés. Aujourd'hui, je vois l’'enseignement de la littérature comme une quête de diversité et d’inclusivité, tant dans les textes étudiés que dans la manière de les aborder. L’évolution de l’enseignement de la littérature se manifeste ainsi par cette ouverture à la pluralité des formes littéraires et culturelles et par l'intégration d’autres arts comme la musique, la bande dessinée ou le cinéma. Cela permet aux étudiants de mieux comprendre la richesse de la culture mondiale et d’appréhender la littérature dans toute sa diversité.
LN : Comment envisagez-vous l’avenir de votre carrière d’écrivaine ? Quels projets rêvez-vous de réaliser à long terme et que signifierait pour vous pouvoir vous consacrer pleinement à l’écriture ?
WG : Je n’ai pas de véritable plan concernant ma carrière d’écrivaine. J’écris au jour le jour et, à chaque fois que je commence un projet, j’essaie de le mener à bien jusqu’à la fin et de l’accompagner pour le faire connaître. J’ai plusieurs projets en cours, dont un essai fantastique, un texte à mi-chemin entre l’académique et la fiction.
En parallèle, j’ai un projet de bande dessinée pour lequel j’ai déjà une ébauche de scénario. J’ai également un projet de quatrième roman que j’ai mis de côté pour me consacrer à cet essai fantastique. En dehors de ces projets, un de mes rêves serait de monter une comédie musicale mêlant lectures d’extraits de mes textes, chant, danse (flamenco, tango, danse orientale…) ainsi que des toiles que je peins moi-même en relation avec mes romans. Ce projet artistique me permettrait de rassembler plusieurs de mes passions : écriture, musique et peinture.
Par ailleurs, j’aimerais réussir à publier un premier roman en France. Tant que je ne suis pas publiée là-bas, je n’aurai pas vraiment la reconnaissance que je recherche. Je parle d’une reconnaissance d’existence dans le monde littéraire francophone et pas d’une reconnaissance éclatante. Je souhaite aussi continuer à faire traduire mes livres. Mon premier roman, Le jasmin noir, a été traduit et publié en plusieurs langues : arabe, anglais, roumain, et il paraîtra en espagnol, au Mexique, en 2025. J’aimerais voir mes autres romans pareillement traduits dans d’autres langues, car cela permettrait de diffuser mes écrits dans le monde entier.
Enfin, un projet qui me tient à cœur est l’adaptation cinématographique de mes romans. J’ai récemment reçu une proposition et j’espère qu’elle aboutira. Porter l’un de mes romans au grand écran, c’est donner une autre dimension à mon travail et toucher un public plus large, car le cinéma reste un moyen d’accès à la culture plus populaire que la lecture.
Pour répondre à votre dernière question, j’adorerais pouvoir me consacrer pleinement à l’écriture et au chant, deux activités indissociables pour moi. Toutefois, pour l’instant, je trouve mon équilibre en jonglant entre mes différentes passions : l’enseignement, la recherche académique, la chanson et l’écriture. L’enseignement m’apporte énormément, en dépit du désintérêt croissant de la nouvelle génération d’étudiants qui peine à se projeter dans les programmes qui lui sont proposés, d’où la nécessité de mettre en place des réformes profondes dans les systèmes scolaire et universitaire. En attendant, je continue d’enrichir mes cours de mon art, tout en nourrissant mon art de mes activités multiples.
LN : Merci pour votre réponse.
WG : Merci de votre intérêt.
Propos recueillis par Godson MOULITE