L’aube après la nuit

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(Suite et fin)

Les deux chantent différemment un même thème

Il n’y a pas de science du particulier, dit-on. Et puisque seule la Psychologie demeurera partout la même, quelle que soit la latitude, selon le mot de Pascal ; à ce compte, la Physiologie ne recevait-elle pas une formelle attestation dans L’aube après la nuit ?

A cette surprise désagréable (d’Elise qui ignorait tout de sa pureté) à laquelle s’était achoppée sa relation avec Guy Lemaire, plus rien ne pouvait servir à établir que ce que la jeune fille disait était vraie. Preuves à donner, d’un côté, et démonstration par des arguments philosophiques et physiologiques de l’autre ! L’aventure jeanpierrienne sait profiter au maximum du dualisme prosaïque, la perception et le rien, questionnant et cuisinant    les certitudes les plus immédiates de la science, et de la logique. L’aube après la nuit se met en campagne des apparences, des paroles pesées non mesurées pour entretenir l’illusion, « la pureté virginale », qui ne peut être prouvée qu’avec les éléments philosophiques et physiologiques que sont la vision, la perception et la sensation, desquels se réclame Guy. Avec les astuces du métier, cette aventure que nous donne à vivre Fahimy médite sur « une relation à l’adolescence », s’interroge aussi quant à l’amitié entre Elise et cet ami d’antan (qui peut se permettre de l’enlacer tendrement lorsqu’ils étaient ensembles) et médit de la perception, la vision et sensation de Guy, qui avait eu l’expérience d’un grand amour avec Elise. Un « gouffre », qui semble avoir été déjà exploré. Le sens de cette recherche ne sera pas le même pour le jeune homme et la jeune fille où le foyer de l’effervescence et les objectifs de l’un et l’autre entreront en tension permanente tout au long de la trame tant les signes scientifiques et naturels de la pureté virginale, chose signifiante et délicieuse, n’échappent à l’œil nu, nous avait assuré une fois Carl-Henry Saint-Amand, pédiatre de mes filles. Le lecteur se montrait très irrité de ce qui a l’air d’être une fourberie d’Elise, une sorte de perfidie, puisqu’il n’avait jamais été question pour elle de choc traumatique préalable. C’était arrivé à une jeune fille de l’année quarante qui, ayant senti en elle quelque chose (que je me garde de nommer, par décence) se désobstruer, en pratiquant le sport hippique, trouvait utile de confier ses secrets à sa mère, qui l’amena chez le pédiatre pour un certificat médical attestant l’accident survenu. C’est en tout cas ce que je l’ai lu dans Hijos de papa, de Fernando Vizcaino Casas. Querelles d’idées et de générations! Somme toute, c’est une anomalie pour peu qu’il n’y a pas de science du particulier. La situation d’Elise est une question qui éclata très fort quand avec une grossesse précoce assez troublée et tout ce qui s’ensuit, non remarquée par sa mère, la bachelière, qui affiche un air de vertu, s’était vue contrainte par Guy, son copain d’alors, de ne pas mener à terme sa grossesse. Les expériences vitales distinctes et les obsessions les rendaient désormais incapables de s’accepter mutuellement et seront mises en question à partir de ce que l’un considère comme réalité visible et tangible, qui ne l’était pas pour l’autre et qui étaient paradoxalement la meilleure voie de mettre fin à une longue et épineuse dispute entre eux, lorsqu’ils étaient ensemble.

S’il est vrai qu’il existe une science qui décide de conclure à l’existence de la pureté d’une fille à la naissance; mais est-ce qu’il est moins vrai que cette science ne peut tout contempler. La science va très loin et, quoique l’éthique le tentera, ne nous donnerait pas par anticipation la réponse adéquate à chaque situation. Avec un langage riche qui associe suavité et vigueur l’autrice admettra avec nous que l’éthique ne peut consister uniquement dans l’établissement des normes ou codes de conduite qui vaillent une fois pour toutes ni fournir toujours des réponses sans équivoques.

L’ancienne élève de Sainte Rose de Lima s’exprime dans L’aube après la nuit à partir d’une pensée liée, ce me semble, à une tradition laïque, qui a tout l’air de s’inspirer du christianisme, puisque la valeur de l’égalité en principe c’est la valeur de la fraternité chrétienne, alors que la liberté est une autonomie de la conscience qui commence aussi avec le christianisme. Et l’on comprendra un peu quand ballotée par les acrimonies de Guy, on lit à la page 20, par exemple : « Seul le souvenir de cette douleur l’empêchait d’en venir elle-même à douter de sa virginité. Elle regrettait simplement de l’avoir offerte à ce goujat, mais il était trop tard maintenant ». Cette réflexion a une importance décisive dans la manière de ne pas voir clair, dans cet imbroglio, le chemin comme il sera tracé en zigzag devant Elise, à la veille presque de faire une nouvelle rencontre en la personne de Me Daniel Ricourt. Au moyen de stratagème qui lui permettait d’aller très loin avec ce dernier mais sans se confier, sans se faire connaître, Elise allait encore tomber avec Daniel dans d’autres travers, après leur mariage. En effet, ce dernier, après mariage, découvrira sa stérilité et divorcera d’elle. C’était cette fois à Paris où elle allait se retrouver pour entamer et compléter des études supérieures, à l’initiative de Jacques Dumas, son père, qui l’avait fait venir; celui-ci s’y était établi des années auparavant, divorcé de Yolande qu’il trouvait moche à ses yeux ; un divorce alors qu’Elise, âgée de cinq ans, faisait encore pipi dans sa culotte. C’est, de l’avis des plus équilibrés d’entre nous, l’âge où l’enfant a énormément besoin de la présence de ses deux parents pour bien s’épanouir, et ces derniers de la venue ne serait-ce que d’un enfant pour consolider leurs relations.

Par la façon dont les calamités   entrent comme une bourrasque et bousculent Elise, il y a un moment, tout au moins au début, où celle-ci eut une drôle d’impression, un effet même fictionnel et désarçonnant par lequel – pour la première fois – Elise se croyait « dans le scénario d’un mauvais film » qu’elle a même assimilé à l’un des romans de D. Steel, son « auteur préféré » et où, dit-elle, « tout tourne inévitablement au tragique » [p 19]. Et ce ne serait pas jouer les Cassandre si l’on voyait arriver ce qui arrive dans L’aube après la nuit comme dans « Traversées », de l’écrivaine américaine. En s’examinant, Elise se sent aussi incommode face à une situation, la sienne, une réalité, celle perçue, vue, et sentie par Guy, mais qu’elle a du mal à s’expliquer, malheureusement. Elle veut sortir de cette toile un peu semblable à celle de Pénélope, de ses moments de folie, cherchant, face à son copain Guy, à faire émerger la réalité, faute de vérité, à sortir de l’effet de ce mauvais film, comme pour prouver que « le gouffre » n’avait pas encore été offert, suivant une expression imagée et pudique de la professeure-écrivaine haïtienne Yanick Lahens, dans « La couleur de l’aube ». Mais Elise nous avait déjà habitué à sa manière pour la douleur… la fourberie aussi. Perversité de femme ! Ou bien avait-elle l’instinct de tromper à chaque fois ?

Comme la nostalgie est le trait de toute renaissance, il ne devrait pas paraître étrange que je me sente moi aussi envahi par un intense plaisir nostalgique de voir comment l’ainée des deux filles Dumas allait renaître en si peu de temps, après la rencontre de Daniel Ricourt à Paris et son mariage avec lui ; ce jérémien, devenu avocat, sauvé de justesse d’un événement sanglant des années plus tôt, avait été emmené à l’étranger tout bébé par sa mère. Tant l’université où Jacques Dumas voulait faire étudier sa fille que la rencontre de celle-ci avec le jeune avocat a pour objet le chemin tout tracé du devenir d’Elise. Mais l’aube qui ne l’était toujours pas pour la « coquine » fera que Daniel - à cause de la stérilité de celle-ci, conséquences de l’avortement qui lui imposa Guy, des années plus tôt - divorce d’elle, se mit en couple avec une française, Lucille, une française « au sourire épanoui » qui lui donna ce qu’il cherchait le plus dans le mariage : une progéniture.  Me Elise Ricourt, qui avait gardé le nom de Daniel sous lequel « elle avait acquis sa notoriété », ne mit pas longtemps à regagner son pays, fonder une éphémère « association de droit des femmes battues », monter son cabinet avant de devenir juge pour peu de temps au tribunal correctionnel, avant de démissionner. Comme elle fut une élève d’une école religieuse, Sainte Rose de Lima, elle se livra donc en aveugle à la providence, et non au destin, qui l’entraîne. Buena fortuna ! Mais un autre des moments les plus éprouvants de cette avocate-juge fut illustré par un fait sordide : son enlèvement par des hordes criminelles illustré par un fait sordide : son enlèvement par des hordes criminelles tandis qu’elle venait de laisser son étude. Du point de vue des idées et aussi des actes, le coup marque par ses empreintes les actions de « Big Guy » qui, un temps plus tôt, avait été jugé au tribunal correctionnel par Me Elise Ricourt pour des délits, du nombre desquels, une agression sexuelle à lui imputée à tort ou à raison sur la personne de Nadine Gaumet, une écolière qui n’affichait pas une fausse candeur, qui s’est ensuite suicidée. Se faisant, Guy, avait perdu son masque d’agresseur sexuel pour se révéler comme un vulgaire bandit, qui, à charge de revanche, avait frappé. Seul le manque de clarté dans les objectifs fait lever un tel doute, car le phénomène d’insécurité étant à sa genèse sans adhésion à des courants idéologiques (sauf dans La couleur de l’aube) et n’arrivait pas dans le roman à un point de cristallisation suffisant pour être identifié par son nom. Ainsi Me Elise Ricourt put bien tenir colleter rudement, pas pour longtemps, de drôles d’énergumènes, comme Guy qui, après sa condamnation, lui avait lâché :

 « Tu as changé de nom, mais je sais bien que c’est toi, Elise Dumas… On se reverra, ma belle… ».

La nouvelle de la captivité de l’ex-femme de Daniel Ricourt, peu de temps après la condamnation de Big Guy, trouva heureusement écho dans un petit entrefilet, dans les colonnes d’un journal à Paris ; puis le chemin du cœur de l’homme divorcé.  Comme celui-ci ne jura que par son amour pour celle qui était devenue comme lui un membre de la basoche, le jérémien, en quête de nouvelles revint à Haïti où il avait pourtant juré de ne plus y remettre les pieds. Il y revint sous le chapeau d’un journaliste (travaillant sans doute à la pige), et chercha à s’enquérir si son ex-femme était encore entre les mains des ravisseurs. Avec le flair d’un vieux renard, il se dirigea droit vers la grande maison qu’habite son ex-femme qui, pour toutes les raisons de l’écriture jeanpierrienne, et non pour de « simples commodités professionnelles », avait tenu à garder son nom de mariage.

Daniel, comme tout jeune garçon venu de loin, divorcé qu’il soit, fera toujours saliver une ex-femme qui n’avait rien perdu de sa générosité envers un ex-partenaire. Il commencera, à la barrière de métal de la maison, à faire avec elle, comme Chopin et Georges Sand, le plus grand, mais le plus beau des voyages : la bête qui sommeille chez toute femme ne sera en rut chez Elise que le soir venu. Les secondes étaient relativement trop pour réveiller les appétits inférieurs de l’ainée des deux filles Dumas, une ancienne élève studieuse d’une école congréganiste. Comme un parfum qui grise elle fut véritablement folle d’un transport indicible et donna à Daniel, qu’elle faillit appeler Guy, tant elle était…, transportée d’extase, le plus concupiscent des baisers. « Fam, dit un chant paysan, de la Rivière Froide, ce Kok kalite… Jodi a li nan men-w, demen li nan men yon lot ». Particulièrement érotiques sont les pages trente-neuf à quarante-trois du roman ! Avec beaucoup de doigté elle l’emmènera par la suite chez le docteur Eugène Michel, son beau-père, qui était resté veuf de Yolande, et qui, profitant de ce que Elise se devoua un moment a son service, ne mit pas longtemps pour l’influencer en faveur de la jeune dame. « (…) – Ecoutez-moi, les femmes de cette trempe ne courent pas les rues, vous savez. Ne gâchez pas la chance qui vous est de nouveau offerte et prenez la bonne décision », conclut-il. Il voyagea malgré tout pour la France mettre de l’ordre dans ses affaires, puis revint se mettre en couple avec Elise qui, en cela, ne ressemble « aux femmes qui, dans sa famille, ne donnaient leur cœur qu’une fois dans leur vie ». Mais Daniel ne revint pas seul ; il y emmena sa petite fille à qui il avait malicieusement donné un prénom dont le radical rappelait bien Elise : Eliane. La fille que lui enfanta à Paris, Lucille, cette française pour laquelle il avait préalablement divorcé d’Elise. Cette fillette et Clara, le bébé de Nadine Gaumet, étaient comme des béquilles qui supportaient le bonheur de Me Elise D. Ricourt.

D’aucuns disent qu’il existe un contenu éthique qui prétend être universel, que sont les Droits Humains et d’autres valeurs fondamentales comme la liberté, l’égalité, la paix, mais aussi et surtout, dans le cas qui nous préoccupe ici : la dignité. Pas seulement de la femme, mais de la personne humaine tout court. Toutes ces valeurs apparaissent dans les éthiques de tous les temps et dans toutes les cultures, mises à part certaines peuplades recensées dans les pages de l’Anthropologie Culturelle. En avançant ainsi avec Elise, l’autrice de L’aube après la nuit semble vouloir graver dans notre mémoire que la science ne peut uniquement consister dans l’établissement des normes ou codes de conduite qui vaillent une fois pour toutes ni ne peut toujours fournir des réponses sans équivoques.

Si la Psychologie est la même partout, sous toutes les latitudes, ne nous fions pas trop à la Physiologie qui peut faire défaut sous le ciel d’Haïti où « tout » ou presque, pareille à la situation d’Elise, est un peu comme au pays des surprises.

« Seul le souvenir de cette douleur l’empêchait d’en venir à douter de sa virginité. Elle regrettait simplement de l’avoir offerte à ce goujat, mais il était trop tard maintenant ». Mettre cette réflexion dans un livre où se pratique aussi la Philosophie radicale est risqué. Fahimy Saoud Jean-Pierre suppose que les êtres humains sont libres et que, réunis sous le vocable « d’amoureux », ils peuvent orienter leur propre évolution. En présentant le personnage Elise comme une fille prétendument réservée c’est comme si elle affirmait que nous sommes dans un moment littéralement critique de cette évolution, et pouvons, qui sait ?, arriver au moyen de la manipulation génétique à une auto configuration.

 L’aube après la nuit est un livre qui traite d’un thème brulant, incandescent même mais peu clarifié ; même s’il a des côtés intéressants un peu philosophiques, un peu physiologiques. Elle distille malgré tout un enthousiasme contagieux qu’il insuffle au lecteur comme l’exprime l’autrice à la fin : « La tête enfin vide de toute pensée, Elise ferma les paupières et se laissa sombrer dans l’ouate de l’aube naissante qui faisait reculer la nuit » [p.220]. Roman social, L’aube après la nuit me paraît une émotionnante chronique – réflexive ou sentimentale d’un monde familier à l’autrice - tellement originale et suggestive qu’aucun de ceux qui s’engagent dans les relations sentimentales, amoureuses devrait négliger. Sa vivacité, il la conserve comme un exemple d’écriture intelligente et fraiche qui parvient à faire une critique sans la faire, une satire sociale, et cela sans tomber dans le didactisme ni le pamphlétaire.

Jean-Rénald Viélot

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