« Les enfants de la guerre ne sont pas des enfants », dit une vieille chanson. Comment ne pas penser aux images déchirantes d’enfants engloutis sous des tapis de bombes, à Gaza, au Liban ou au Soudan ? Notre propre histoire aussi regorge de drames traumatiques, d’enfants privés trop tôt de leur innocence. L’actualité brûlante de la violence des gangs en est aujourd’hui un témoignage poignant.
Pourtant, le bouleversant récit de Carl-Henri Guiteau nous invite à une véritable « remontée des cendres ». Un retour sans complaisance sur nos années de braise — celles de la dictature, que les horreurs contemporaines tendent à reléguer dans l’oubli. On entend souvent glorifier ces années soi-disant festives à Pétion-Ville, à Carrefour. Des années de paix de cimetière et de « turbulent » silence.
Sous l’ombre protectrice du grand fauve — le dictateur, maître des vies et des biens — ce roman venu du froid nous rappelle que ce passé n’a rien eu de paisible, malgré le regard édulcoré que le recul du temps pourrait laisser croire. Dans un pays où l’on enseigne peu l’histoire contemporaine, où le devoir de mémoire reste sous omerta, ce récit nous réconcilie avec notre passé. Car rien ici n’est une simple fiction bien ficelée : le roman nous dévoile, au contraire, la chape de plomb qui s’était abattue sur le pays. La peur qui oppressait les poitrines. La violence qui, sans prévenir, pouvait frapper des familles entières.
Et lorsque survenaient de tels événements, le moindre prétexte — une rumeur d’invasion, un mot de travers — suffisait à ouvrir des vannes de sang, à engloutir des familles entières. Jetant alors sur nos routes cahoteuses des femmes et des enfants en quête d’abris précaires, fuyant la fureur du grand fauve, le père autoproclamé de la patrie.
Dans « Les Enfants du maquis », l’auteur nous présente l’histoire bouleversante de Yanick et de sa famille, obligées de tout quitter pour fuir, un Léviathan à qui rien n’échappe. Des destins broyés du jour au lendemain par une mécanique infernale.
Mais l’écriture de Guiteau, en autant de tableaux, parvient à nous offrir une campagne haïtienne riante, encore verte d’innocence, qui sert de décor aux jeux des enfants et aux aventures d’adolescents se croyant invincibles — de jeunes Tarzans de nos bosquets tropicaux. Georges Picard, dans son ouvrage dédié au lecteur, aime évoquer la prose d’un écrivain comme André Sunrise, qui décrit avec grâce l’Italie, ses paysages, ses habitants. Carl-Henri Guiteau est de cette trempe de narrateurs : sa souplesse stylistique et sa précision poétique savent nous conter fleurette, faire germer l’amour au cœur même de la peur.
Le personnage de Yanick semble engagé dans un tête-à-tête permanent avec le narrateur. Mais c’est la présence de Léon, dans sa simplicité et sa spontanéité, qui vient équilibrer et enrichir ce beau bouquet d’humanité — une humanité qui tient tête à la menace grandissante.
L’histoire est tragique, car les faits sont durs. Mais la vie demeure belle lorsque naissent l’amitié, la solidarité familiale, et l’amour.
Le roman n’oppose pas le cœur contre la tête, la sensation contre le raisonnement comme dirait Roland Barthes, mais nous expose à une palette d’émotions. Il y a de l’énergie dans les mots, du réalisme dans les descriptions, mais aussi de l’éblouissement.
Le texte se lit avec une grande facilité. Sans « effets spéciaux », sans contorsions syntaxiques. On y retrouve, certes, la prudence stylistique des premiers romans, la retenue d’un esprit marqué par une rigoureuse rationalité mathématique. Mais le lecteur se laisse volontiers emporter dans les flâneries de ces jeunes dont les découvertes au cœur de la nature et les rires innocents illuminent les pages.
Une redécouverte d’un pays en dehors qui perdra peu à peu son côté bucolique confrontée à l’irruption brutale d’une violence couleur « bleu de Nîmes ». L’uniforme que portaient les cerbères du régime. Ici, on passe de la vérité de l’écriture à celle de la vie. Ce « mensonge-vrai » où la fiction, nourrie de faits réels, éclaire parfois mieux certaines réalités que l’Histoire officielle, trop souvent figée dans ses récits. Car, si « Les enfants du maquis » se présente comme un roman, c’est bien une histoire vécue que Carl-Henri Guiteau a choisi de raconter, en la romantisant avec justesse — jusqu’à nous faire presque oublier le terrible système qui en constitue la toile de fond.
Roody Edmé
Les Enfants du Maquis de Carl-Henri Guiteau, paru chez Hachette, Éditions Baudelaire, 288 pages.