Par Jean LHÉRISSON
Ils s'enlacent dans l'eau, riant comme des gamins. Gabrielle tourne autour de Jacques, ondule des hanches. Soixante-sept ans, ce corps qui se souvient encore de danser.
- Ou sonje ? elle murmure. Tu te souviens ?
Jacques sourit. Comment oublier ? 1987, la plage de Jacmel, leur trentaine. Le corps de Gabrielle glissant contre le sien dans les vagues, la première fois qu'il avait compris que l'amour, c'était ça : deux peaux qui se reconnaissent.
- Mwen pa janm bliye. Je n'ai jamais oublié.
Elle lui tape l'épaule, plonge. Il la suit. Le fond de la piscine, le silence sous l'eau, leurs mains qui se cherchent. Quand ils remontent, elle rit, bras ouverts. Il la prend contre lui.
- Trente-sept ans, dit-elle.
-Trente-sept ans de couillonnades, répond Jacques.
Elle rit plus fort. - Mais on est là maintenant.
-On est là.
Ils s'embrassent. Longtemps. La bouche de Gabrielle a le goût du chlore et du temps passé. Ses lèvres sont sèches, sa langue est douce. Jacques passe sa main sur son visage. Les rides autour des yeux, la peau qui a perdu son élasticité, tout ça. Il n'embellit rien. C'est un vieux visage qu'il caresse, et c'est le plus beau visage du monde.
- On est vieux, dit Gabrielle.
-Ou pa vye. Ou la. Tu n'es pas vieille. Tu es là.
Elle pose sa tête contre son épaule. Le crépuscule tombe sur la piscine. Ils restent comme ça, enlacés, silencieux. Deux corps qui se sont retrouvés après trente-sept ans de séparation, de silence, d'autres vies. Jacques pense à sa femme en France, aux enfants. Gabrielle pense à son mari mort il y a trois ans. Ils ne disent rien. Ils savent tous les deux que ce moment est volé, que demain ils devront refaire semblant, que la vie reprendra ses droits.
- Combien de temps il nous reste ? demande Gabrielle.
-J'en sais rien. Cinq ans ? Dix ans ?
- Ou pè ? Tu as peur ?
-Wi. Mwen pè. Oui. J'ai peur.
Elle relève la tête, le regarde. Moi aussi.
Ils s'embrassent encore, plus fort cette fois, comme si le baiser pouvait arrêter le temps. Comme si leurs bouches pouvaient dire ce que leurs mots ne peuvent pas : je t'aime, je t'ai toujours aimé, trente-sept ans c'est trop long, la mort approche, reste encore un peu, ne pars pas, pas maintenant.
Quand ils sortent de l'eau, la nuit est tombée. Ils se sèchent en silence. Dans la maison, Jacques met un disque. Un vieux compas de Nemours Jean-Baptiste. "Ti Carole". Gabrielle sourit.
- Ou sonje ?
-Mwen sonje tout bagay. Je me souviens de tout.
Ils dansent, serrés l'un contre l'autre, dans le salon. Deux vieux corps qui bougent lentement, maladroitement. Jacques sent les seins de Gabrielle contre son torse, son ventre mou contre le sien. Il bande un peu. Pas comme avant, mais quand même. Elle le sent, rit doucement.
- Encore ?
- Encore.
Ils montent l'escalier. Dans la chambre, ils se déshabillent sans hâte. Pas de gestes brusques, pas de performance. Juste deux corps qui se connaissent, qui se retrouvent. La peau fripée, les ventres qui pendent, les sexes qui ne sont plus ce qu'ils étaient. Ils s'en foutent. Ils font l'amour lentement, tendrement, avec cette conscience aiguë que c'est peut-être la dernière fois, que demain l'un d'eux peut mourir, que tout est fragile, que tout est précieux.
Après, ils restent allongés côte à côte.
- Qui aurait cru, hein ? dit Gabrielle. « À notre âge.
- L'amour s'en fout de l'âge.
- Non. L'amour s'en fout pas. L'amour sait exactement combien de temps il nous reste. C'est pour ça qu'il est là.
Jacques ne répond pas. Il sait qu'elle a raison.
Le lendemain matin, Gabrielle se réveille seule dans le lit. Elle entend Jacques qui bouge dans la salle de bain. Elle se lève, nue, regarde son corps dans le miroir. Ce corps qui a porté trois enfants, qui a traversé l'exil, qui a vieilli loin d'Haïti. Ce corps que Jacques a caressé hier soir comme si c'était la première fois.
Elle entre dans la salle de bain. Jacques se rase. Il la regarde dans le miroir, sourit.
- Bonjou, bèl fanm mwen. Bonjour, ma belle femme.
Elle s'approche, pose sa main sur son épaule nue. Tu crois qu'on fait une connerie ?
- Probablement.
- Qui, quoi...
- Je sais.
- Mes enfants... mais nous simons assez...
- Je sais.
Silence. Le rasoir glisse sur la joue de Jacques. Gabrielle passe ses bras autour de sa taille, pose sa joue contre son dos.
- On fait quoi maintenant ? demande-t-elle.
- On va chez Odette et Raoul. On sourit. On fait semblant d'être des amis. Et ce soir, tu rentres chez toi.
- Et après ?
- Après, je sais pas.
Elle se détache, recule. Tu regrettes ?
Il se retourne, la regarde. Non. Pas une seconde. Ou menm ? Et toi ?
- Non.
Il pose le rasoir, la prend dans ses bras. Leurs deux corps nus, vieux, fatigués, qui se serrent l'un contre l'autre.
- On a soixante-dix ans, Gabrielle. On a vécu toute notre vie en se cherchant. Maintenant qu'on s'est trouvés, qu'est-ce qu'on fait ? On se quitte encore ? »
- Je sais pas.
- Moi non plus.
Ils restent comme ça, enlacés, sans rien dire. Par la fenêtre, le soleil entre. La journée commence. Dans deux heures, ils seront chez Odette et Raoul, à faire semblant, à jouer les vieux amis. Mais maintenant, dans cette salle de bain, il n'y a que leurs deux corps qui refusent de se lâcher, qui refusent d'accepter que tout ça est peut-être impossible, que la vie, encore une fois, va les séparer.
- Ki sa nou pral fè ? demande Gabrielle. Qu'est-ce qu'on va faire ?
- Mwen pa konnen. Men nou la. Jodi a, nou la. Je ne sais pas. Mais on est là. Aujourd'hui, on est là.
Elle hoche la tête. C'est peut-être tout ce qu'ils ont : aujourd'hui. Demain est trop compliqué. Après-demain est impossible. Mais aujourd'hui, ils sont là, vivants, ensemble.
- Dakò, dit-elle. D'accord.
- Dakò.
Ils s'embrassent. Un baiser long, sans urgence, sans fièvre. Un baiser qui dit : On verra. On verra demain. Mais aujourd'hui, reste encore un peu.
Quand ils se séparent, Gabrielle sourit. Bon. Faut se préparer. Odette va nous tuer si on arrive en retard.
Jacques rit. Odette nous tue de toute façon quand elle découvre.
- Si elle découvre.
- Elle va découvrir. Odette découvre tout.
Ils rient ensemble, comme deux conspirateurs, comme deux adolescents qui viennent de faire une bêtise. Et peut-être que c'est ça, finalement, l'été des désirs : deux vieux corps qui refusent d'être sages, qui refusent d'accepter que tout est fini, qui volent encore quelques heures, quelques jours, quelques baisers avant que la mort ne vienne les chercher.
Jean LHÉRISSON, Uccle, février 2025
