Deuxième partie
Gangstérisation, miroir d'une crise systémique -
La gangstérisation en Haïti est devenue l'un des symboles les plus marquants de la crise multidimensionnelle que traverse le pays. Ce phénomène, qui dépasse largement la simple insécurité, s'inscrit au carrefour d'enjeux politiques, économiques, sociaux et géopolitiques. Si l'émergence des gangs armés peut s'expliquer par la fragilité structurelle de l'État et l'effondrement des institutions publiques, leur expansion et leur consolidation révèlent des dynamiques complexes où se croisent des intérêts locaux et internationaux.
Les groupes armés, qui contrôlent aujourd'hui de vastes portions du territoire national, ne se limitent pas à des activités criminelles. Ils participent à une forme de gouvernance parallèle, en comblant les vides laissés par l'État moribond tout en se transformant en acteurs influents de la vie politique et économique. Derrière cette gangstérisation se dessinent des stratégies de domination qui servent aussi bien les intérêts d'élites locales que ceux d'acteurs étrangers, au détriment du peuple haïtien.
Cette analyse explore deux dimensions essentielles de ce phénomène. La première examine l'ingérence internationale, notamment le rôle des Nations Unies et du Core Group, notamment les États-Unis, dans la perpétuation de cette insécurité organisée. La seconde se penche sur l'impact des Organisations Non Gouvernementales (ONG), souvent accusées d'aggraver la dépendance économique et de renforcer indirectement l'emprise des gangs. Ces deux axes permettent de comprendre comment la gangstérisation est devenue un outil de contrôle et d'influence à la fois interne et externe, exacerbant la crise systémique d'Haïti.
En plongeant dans ces enjeux, nous cherchons à éclairer les mécanismes qui alimentent cette situation, tout en soulignant l'urgence d'une refondation institutionnelle et d'un nouveau modèle de coopération internationale, capable de favoriser la stabilité et le développement durable.
Ingérence internationale et gangstérisation -
Le rôle des acteurs de l'Internationale dans le phénomène de gangstérisation en Haïti constitue une composante clé de la crise actuelle. Les missions de maintien de la paix, telles que la MINUSTAH (2004-2017) et, plus récemment, le Bureau Intégré des Nations Unies en Haïti (BINUH), qui a succédé à la Mission des Nations Unies pour l'appui à la justice en Haïti (MINUJUSTH), créée en 2019 par la résolution 2476 du Conseil de sécurité des Nations Unies adoptée le 25 juin 2019, avaient pour mandat principal de conseiller le gouvernement haïtien dans des domaines cruciaux tels que la gouvernance, la sécurité, et la protection des droits humains, tout en promouvant la stabilité politique et le développement durable.
Ces missions ont cependant échoué dans leur objectif initial, notamment le désarmement des groupes armés, ce qui a favorisé l'émergence de conditions propices à la généralisation de l'insécurité. Par leurs limites, elles ont permis aux gangs de se structurer, de se renforcer et d'intensifier la violence sur l'ensemble du territoire national.
Tout semble permis aux officiels des grandes puissances agissant en Haïti. La stupéfaction atteint son comble lorsque l'ambassadeur américain a admis avoir eu des contacts occasionnels avec des chefs de gangs. Il a justifié ces interactions par la nécessité d'assurer la sécurité de l'ambassade et de son personnel, ainsi que de faciliter certaines interventions. Cette déclaration a été faite sur Radio Télé Métropole lors de l'émission le Point, dans une interview menée par M. Wendel Théodore le 29 octobre 2024, et a été largement relayée dans les médias haïtiens et internationaux.
Cette admission de dialogue a suscité de vives critiques en raison de son potentiel à légitimer des acteurs violents dans un contexte d'insécurité aiguë.
De plus, Mme Hélène Lalime, la représentante spéciale du Secrétaire Général des Nations Unies, la cheffe de (BINUH), est accusée d'avoir facilité la création et la consolidation de la puissante fédération de gangs et aurait défendu l'existence du "G9 an Fanmi ak Alye Manyen Yonn Manyen Tout". Ces accusations ont été rapportées par divers médias et attribuées à ses plaidoyers lors des discussions au Conseil de sécurité des Nations Unies.
Les gangs jouent également un rôle dans la sphère des intérêts internationaux, servant parfois de "canaux" pour des pratiques illicites, notamment le trafic de drogue, ou comme outils d'influence étrangère visant à maintenir un certain "ordre" ou une instabilité contrôlée. Ces groupes criminels sont des acteurs d'une forme de "guerre par procuration", utilisés pour préserver des intérêts géopolitiques ou commerciaux au détriment des processus démocratiques et du développement économique en Haïti.
Louis (2024), avance : "Les gangs en Haïti sont souvent perçus comme les instruments invisibles d'une influence internationale indirecte, où l'inaction de la communauté internationale contribue à l'instabilité locale, parfois au détriment des processus démocratiques et économiques. Leur croissance est alimentée non seulement par la faiblesse de l'État, mais aussi par des dynamiques géopolitiques globales".
L'interdiction rapportée par certains médias concernant l'usage de fusils utilisant des munitions de calibre 7,62 mm par les forces de sécurité haïtiennes soulève des interrogations majeures sur la souveraineté de la politique de sécurité nationale. Ce type de décision, attribué à l'ambassade des États-Unis, si avérée, pourrait s'inscrire dans une dynamique plus large de contrôle indirect des moyens d'action des forces haïtiennes. Les armes de ce calibre, largement utilisées dans la lutte contre les gangs lourdement armés, constituent un outil essentiel pour rétablir l'ordre public dans des zones où les bandits sont mieux équipés que les forces régulières. Limiter leur usage reviendrait à handicaper davantage une police nationale déjà sous-équipée et une armée renaissante encore embryonnaire.
Cette situation, si elle est confirmée, rappelle l'importance pour Haïti de repenser ses alliances stratégiques et de diversifier ses partenariats en matière de sécurité. Des organisations indépendantes et des experts en sécurité régionale ont souvent critiqué le rôle ambivalent des États-Unis en Haïti, oscillant entre assistance et ingérence. Saint-Vil, Leslie Péan (2015)
ONG et gangstérisation -
Les premières formes d'ONG remontent au 19ᵉ siècle, mais leur essor massif en tant qu’acteurs mondiaux s’est particulièrement accéléré après la Seconde Guerre mondiale, dans un contexte marqué par la décolonisation, la reconstruction et l’émergence des institutions internationales. Leur mandat s'est élargi dans les années 1970 pour répondre aux crises humanitaires croissantes et au désengagement des États, engendré par les politiques d'ajustement structurel (Dezalay et Garth, 2002).
En Haïti, les premières ONG ont commencé à s'implanter dès les années 1940-1950, mais leur présence s'est intensifiée dans les années 1970, en réaction aux crises socio-économiques. Depuis, elles jouent un rôle central, bien que controversé, dans le développement et l'aide humanitaire du pays. Leur prolifération a coïncidé avec des moments de crise majeurs, tels que la chute du régime de Jean-Claude Duvalier en 1986, l'embargo international des années 1990, et surtout le tremblement de terre dévastateur de 2010.
Ces événements ont accentué la fragilité de l'État et ouvert un espace aux ONG pour remplir des fonctions normalement dévolues aux institutions publiques. Selon Olivier (2017), ces organisations se présentent comme des "opérateurs de substitution" mais répondent essentiellement aux intérêts de leurs bailleurs de fonds internationaux. Il critique aussi l'effet "pervers" des ONG, qu'il accuse de renforcer des systèmes d'exclusion sociale en traitant les symptômes de la pauvreté sans s'attaquer à ses causes structurelles. Leur mission officielle de soutien aux populations vulnérables est minée par des logiques néocoloniales. Le sociologue Ilionor Louis décrit une "gestion stratégique de la pauvreté" qui fait des ONG des acteurs au service davantage des agendas de leurs bailleurs internationaux que les besoins réels des communautés haïtiennes, aggravant ainsi la dépendance économique.
Depuis plusieurs décennies, Haïti est souvent qualifiée de "République des ONG", une expression qui reflète à la fois la dépendance croissante du pays envers ces organisations et les critiques de plus en plus vives concernant leur véritable impact sur le développement et la stabilité sociale. Bien que les ONG affichent une mission d'aide humanitaire et de développement, leur mode d'intervention a contribué à des dynamiques délétères, notamment la gangstérisation et l'affaiblissement progressif de l'autorité de l'État. Elles ont joué un rôle dans la consolidation d'un ordre économique et politique à caractère néocolonial.
Dans ce contexte, leur implication dans la gangstérisation d'Haïti se manifeste à travers :
- La légitimation des groupes armés :
Dans des zones comme Cité Soleil, Canaan, Croix des Bouquets, Bas-Delmas, Martissant, Gran Ravin, Torcel l'accès humanitaire s'est souvent heurté à la présence et au contrôle des gangs armés, certaines organisations non gouvernementales (ONG) négocient directement avec leurs chefs. Des organisations comme VIVA RIO et Médecins Sans Frontières (MSF) ont ainsi dû établir un dialogue avec ces acteurs pour pouvoir opérer, ce qui, paradoxalement, leur a conféré une reconnaissance implicite. Ces négociations, jugées indispensables par leurs auteurs pour acheminer une aide vitale aux communautés, ont indirectement renforcé l'autorité des gangs dans leurs zones d'influence. Comme l'explique Pierre-Louis (2008), cette reconnaissance de facto consolide leur statut de figures de pouvoir local.
Olivier (2017) souligne que cette dynamique a permis aux bandes criminelles d'étendre leur contrôle, en réorientant parfois les ressources obtenues à travers ces accords vers l'achat d'armes, tout en tirant profit des avantages matériels et logistiques pour asseoir davantage leur domination. Ces chefs de gangs, devenus des intermédiaires incontournables pour les interventions humanitaires, en tirent également un capital symbolique en se présentant comme des protecteurs ou des gestionnaires des communautés sous leur joug. Cela les place dans une posture favorable, non seulement pour renforcer leur emprise locale, mais aussi pour légitimer leur autorité auprès des populations, au détriment de l'État, déjà fragile et absent dans ces zones marginalisées.
La distribution, la redistribution et le renforcement des gangs locaux :
Dans certaines régions d'Haïti, des ONG ont collaboré avec des « leaders locaux » pour distribuer de l'aide alimentaire et d'autres ressources. Cependant, ces leaders se sont fréquemment révélés être des membres de gangs ou leurs alliés proches, ce qui a renforcé leur influence et leur légitimité en tant qu'autorités locales. Frédéric Thomas, analyste au Centre Tricontinental (CETRI), met en évidence comment l'effondrement des institutions publiques haïtiennes a facilité l'instrumentalisation des ressources humanitaires par les groupes armés. Cette situation a permis aux gangs de se positionner comme les interlocuteurs privilégiés pour la distribution de l'aide, consolidant ainsi leur pouvoir sur le terrain (Thomas, CETRI, 2024).
Après le séisme de 2010, des distributions massives de nourriture et d'équipements, souvent sans contrôle rigoureux, ont été capturées par des gangs locaux. Ces groupes ont utilisé les ressources pour étendre leur base de soutien, en redistribuant l'aide aux communautés sous leur contrôle, une pratique qui a détruit l'image des ONG en tant qu'acteurs supposés neutres (Pierre-Louis, 2020).
- L'affaiblissement des structures étatiques :
En prenant en charge des fonctions essentielles comme la santé, l'éducation et l'accès à l'eau potable, les ONG ont contribué à marginaliser l'État haïtien, sapant sa légitimité et aggravant son incapacité à assumer ses devoirs régaliens. Cette substitution progressive de l'État par les organisations internationales a renforcé sa dépendance à l'égard de l'aide extérieure, entravant la construction d'institutions publiques solides et autonomes.
L'absence de coordination entre les ONG a non seulement exacerbé la fragmentation des efforts de développement, mais a également mené à un fonctionnement parallèle de l'aide humanitaire. Ce système
déconnecté des priorités locales et nationales, a parfois des actions mal orientées, comme des détournements de ressources, une mauvaise allocation des fonds, ou encore le renforcement indirect du contrôle exercé par des gangs dans certaines zones, ou l'aide devient un outil de pouvoir et de négociation.
Selon Louis (2016), cette approche fait des ONG des "acteurs déstabilisateurs", détruisant les fondements de la souveraineté nationale en contournant les structures étatiques et en créant une dynamique où l'État est relégué au second plan. Cette "balkanisation de l'aide", comme il le souligne, empêche toute planification cohérente et intégrée du développement, renforçant les divisions sociales et économiques déjà profondes.
De plus, le manque de synergie entre les acteurs humanitaires et les autorités locales a contribué à l'émergence d'une gouvernance fragmentée, où les interventions ponctuelles et non concertées des ONG desservent souvent les populations qu'elles visent à aider. Ce phénomène a eu pour conséquence de consolider une économie de survie dépendante de l'aide extérieure, entravant les efforts visant à promouvoir un développement durable et équitable.
En résumé, l'affaiblissement des structures étatiques par la prolifération d'initiatives humanitaires non coordonnées illustre un paradoxe tragique : bien que les ONG prétendent leur intention d'atténuer les souffrances, pourtant leur approche renforce la fragilité institutionnelle et l'instabilité du pays.
- La fragmentation et la concurrence entre ONG :
Les ONG, dans leur quête de financement et d'influence, se livrent parfois à des luttes aussi intenses et violentes que celles observées entre gangs rivaux, cherchant à s'accaparer des territoires d'intervention. Dans ce contexte, il n'est pas rare que certaines d'entre elles s'associent avec des groupes armés ou des factions de gangs, non seulement pour sécuriser leurs opérations mais aussi pour éliminer ou affaiblir des concurrents sur le terrain. Cette alliance stratégique permet parfois de gagner du terrain en évitant des conflits directs avec des groupes puissants localement.
Cependant, cette dynamique de concurrence n'est pas sans conséquences. L'absence de coordination entre les ONG est un problème récurrent, particulièrement visible après des catastrophes majeures. Sans une collaboration effective, les interventions se trouvent souvent éclatées, doublonnant certaines actions et négligeant d'autres besoins urgents. Ces interventions fragmentées ne permettent pas d'optimiser les ressources et aboutissent parfois à des résultats incohérents. En outre, certaines ONG, attirées par des financements plus importants ou par des priorités politiques, ont tendance à concentrer leurs efforts dans les zones urbaines stratégiques, là où les enjeux médiatiques sont plus visibles. En conséquence, les régions rurales, qui sont pourtant les plus vulnérables à la pauvreté et à la violence, se retrouvent souvent sous-financées et ignorées, exacerbant les inégalités et fragilisant davantage ces populations. Pierre-Louis (2020)
Gangstérisation, expression d'une crise multidimensionnelle
Le phénomène de gangstérisation en Haïti illustre une crise à la fois politique, économique et sociale, amplifiée par des dynamiques internationales ambiguës. D'un côté, l'ingérence étrangère, incarnée par les missions de l'ONU et les politiques des grandes puissances comme les États-Unis, a non seulement échoué à renforcer les institutions étatiques mais a parfois contribué directement ou indirectement à l'enracinement des groupes armés. D'un autre côté, la prolifération des ONG et leur rôle dans le détournement des ressources humanitaires, la légitimation des chefs de gangs, et l'affaiblissement de l'État haïtien révèlent des logiques néocoloniales qui alimentent les dysfonctionnements structurels.
Ces constats mettent en lumière une double instrumentalisation de la gangstérisation : d'abord comme outil de contrôle local par les acteurs internationaux et ensuite comme moyen de domination interne par des élites en quête de maintien au pouvoir. La gangstérisation ne peut donc pas être perçue uniquement comme une conséquence de la faiblesse de l'État haïtien, mais bien comme le résultat d'un système global où l'inaction, voire la complicité, de la communauté internationale joue un rôle déterminant.
Enfin, pour contrer ce fléau, il est indispensable de repenser les modèles d'intervention internationale en Haïti, en réaffirmant la souveraineté de l'État, en renforçant ses capacités institutionnelles et en adoptant une approche qui privilégie la transparence et la responsabilité. Il s'agit aussi de revisiter le rôle des ONG et de promouvoir une coopération basée sur les besoins réels des communautés locales, afin de réduire les dynamiques qui nourrissent l'insécurité et l'instabilité. La gangstérisation, symptôme de cette crise multidimensionnelle, demeure à la croisée des intérêts étrangers et des luttes internes, et sa résorption exigera une nouvelle approche tant nationale qu'internationale.
Bibliographie
1- Djems Olivier, Haïti : Républiques d'ONG. Économie politique de l'humanitaire, Paris, L'Harmattan, 2017.
2- Ilionor Louis, Dynamiques géopolitiques et gangstérisation en Haïti : Une analyse critique, Port-au-Prince : Éditions Sociales, 2024.
3- Pierre-Louis, François, Les ONG et la gestion des crises en Haïti. Éditions de l'Université d'État d'Haïti, Port- au-Prince, 2008.
4- Saint-Vil, Leslie Péan. Haïti : Économie politique de la corruption - Les mafias étatiques face à la société. Montréal : Mémoires d'encrier, 2015.
5- Yves Dezalay et Bryant G. Garth, La mondialisation des guerres judiciaires, Paris, Seuil, 2002.
Articles
1- Frédéric Thomas, Le rôle des ONG dans l'instabilité en Haïti, CETRI, 2024.
2- L'impact des pratiques humanitaires sur la gouvernance locale, RFI, 2024.
3- Haïti : « de temps en temps, l'ambassade américaine a des contacts avec les gangs », avoue l'ambassadeur. Radio Télé Métropole, décembre 2024. Accessible en ligne via : Pousioupatkonnen
4- ONU et Haïti : Hélène Lalime accusée de soutenir le G9. Haïti Observateur, décembre 2024. Accessible en ligne via : Haiti Observateur (consulté le 3 décembre 2024).
5- Pierre-Louis François, "L'aide internationale et les dynamiques locales: Un regard sur Haïti après 2010", Revue Haïtienne des Sciences Sociales, vol.38, 2020.
Grand Pré, 14 Décembre 2024
Hugue CÉLESTIN
Sociologue