Gouverner à travers les ambassades : le cas haïtien

Haïti apparaît de plus en plus comme un pays vidé de sa souveraineté, incapable non seulement de l’affirmer, mais même de l’exercer dans ses gestes, ses paroles et ses institutions les plus élémentaires. Ce que l’on constate chaque jour n’est plus seulement une perte de contrôle, mais une abdication fonctionnelle de l’autorité étatique, accompagnée d’une tolérance presque résignée à l’égard de toutes les formes d’ingérence.

Dans ce climat délétère, il ne faut guère s’étonner d’entendre un diplomate étranger critiquer ouvertement, parfois violemment, le gouvernement même qui l’a accrédité. On ne compte plus les interventions, les prises de parole, les communiqués d’ambassades étrangères qui prennent position dans le débat national avec une liberté qui, dans tout autre pays souverain, relèverait de l’incident diplomatique.

Certains ambassadeurs ne se contentent plus de représenter leurs États : ils interviennent, commentent, arbitrent, tranchent. Ils prennent la parole comme s’ils étaient co-gouvernants, se positionnant publiquement sur des décisions internes, des nominations, des réformes, des budgets, des processus électoraux — bref, sur l’ensemble des affaires qui devraient relever du pouvoir haïtien seul.

Ce comportement dépasse les simples “pressions amicales” ou “recommandations partenaires” : il constitue une violation claire des principes qui fondent le droit diplomatique international. La Convention de Vienne sur les relations diplomatiques de 1961, qui encadre la mission et les limites de toute représentation étrangère, est pourtant explicite : un diplomate ne peut pas s’immiscer dans les affaires internes du pays hôte. Il agit en tant qu’observateur, interlocuteur, facilitateur — jamais comme acteur direct de la politique nationale. Pourtant, dans le cas d’Haïti, cette frontière est non seulement franchie, elle est bafouée au vu et au su de tous, sans la moindre réaction des autorités locales.

Cette situation est d’autant plus préoccupante qu’elle s’installe dans une normalisation du tutoiement diplomatique, où les ambassadeurs deviennent les vrais relais du pouvoir de décision, pendant que les dirigeants haïtiens se taisent, s’adaptent, ou attendent la ligne directrice de l’étranger. La voix nationale est remplacée par la voix “partenaire”, la volonté populaire par la feuille de route des chancelleries.

Le cas de l’ambassade américaine

Mais aucun pays ne peut survivre politiquement, encore moins moralement, dans un tel climat d’asservissement diplomatique. La souveraineté n’est pas un slogan : c’est une posture, une pratique, un réflexe de survie. Lorsqu’un ambassadeur s’autorise à parler comme s’il était un ministre, c’est que le ministre ne parle plus, ou qu’il ne gouverne pas. Il est donc urgent que les autorités haïtiennes, même en transition, restaurent les règles de la décence diplomatique. Cela passe par des rappels formels, des limites claires, et si nécessaire, des mesures symboliques fortes, y compris la déclaration de persona non grata en cas d’abus manifeste.

Car sans souveraineté exercée, il ne reste plus qu’un simulacre d’État — et l’histoire ne pardonne pas les peuples qui se sont tus trop longtemps face à leur propre effacement.

Il arrive un moment où le silence devient complicité. Où la passivité diplomatique se transforme en abdication nationale. Où le devoir de réagir ne relève plus de l’option, mais de la survie symbolique d’un État. Ce moment, pour Haïti, est arrivé.

Récemment, un ambassadeur des États-Unis en poste à Port-au-Prince a affirmé publiquement, sans nuance ni retenue, que son pays entretient des “relations” avec les gangs opérant en Haïti. Cette déclaration, faite en toute décontraction, a été livrée comme une évidence administrative, dans un pays pourtant ravagé par ces mêmes bandits — entités criminelles qui tuent, violent, kidnappent, brûlent, et paralysent des zones entières du territoire national. Cette phrase, prononcée par un diplomate en fonction, constitue une violation ouverte et gravissime de la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques.

Rappelons que selon cette convention — pierre angulaire du droit international depuis 1961 — les missions diplomatiques sont tenues de respecter les lois du pays hôte (article 41) et de s’abstenir strictement de toute ingérence dans ses affaires intérieures (article 41.1). Que pourrait-il y avoir de plus ingérant, de plus inacceptable, que d’avouer entretenir des rapports directs avec des groupes armés non étatiques qui défient l’ordre républicain ?

Cette déclaration ne peut pas être interprétée autrement que comme une reconnaissance d’influence, voire de coordination implicite. Pour qu’un ambassadeur affirme un tel lien, c’est qu’il se sent hors d’atteinte, au-dessus de tout rappel à l’ordre. C’est une posture d’arrogance, caractéristique d’une relation américano-haïtienne trop longtemps déséquilibrée, où la puissance étrangère traite le pays comme un terrain de gestion indirecte, et non comme un État souverain.

Non-ingérence et respect

Haïti, pourtant, n’est pas une province américaine. Elle n’est pas un protectorat sous mandat. Elle n’est pas un laboratoire de diplomatie sécuritaire ou un champ d’expérimentation géopolitique. Elle est une République, née d’une révolution victorieuse, fondée sur le refus de l’esclavage, sur le rejet des tutelles, sur le droit inaliénable d’être libre.

La seule réaction digne de cette République, aujourd’hui, serait de déclarer persona non grata ce diplomate, sans ambiguïté, sans palabres, sans justification diplomatique. Il s’agirait non d’un affront, mais d’un acte de souveraineté. Non d’un scandale, mais d’un rappel que la République d’Haïti, même en crise, n’a pas abdiqué son droit de dire : “Assez !”.

Tant que nous accepterons que des ambassadeurs de puissances étrangères s’expriment comme des gouverneurs coloniaux, en admettant leur contact avec ceux qui tuent notre peuple, alors nous cautionnerons notre propre effacement. Tant que nous refuserons de défendre les principes mêmes de la diplomatie — la non-ingérence, la neutralité, le respect de notre État — alors nous ne serons plus un État. Nous serons un décor, un simulacre, un souvenir d’indépendance.

Ce geste, nous le devons à notre histoire. À 1804. À Toussaint Louverture. À Dessalines. À nos enfants, qui doivent pouvoir croire que leur pays est encore capable de dire non, encore capable de se lever, encore capable d’exiger — au minimum — le respect.

 

Maguet Delva

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