Comme de nombreux observateurs l’ont déjà souligné, la place réservée à la diaspora dans l’avant-projet de Constitution ne répond pas aux attentes, notamment au regard de l’aide financière sidérable que ces compatriotes apportent à leurs proches et à l’ensemble du pays. Une fois de plus, un nouvel obstacle semble se profiler pour les Haïtiens vivant à l’étranger : même si l’article leur accordant le droit de vote venait à être maintenu par les futurs constituants, des difficultés pratiques risquent de compliquer — voire d’entraver — l’exercice réel de ce droit.
Avant toute chose, il convient de constater que ces compatriotes, qui soutiennent financièrement le pays de manière significative, se heurtent encore à l’ingratitude de ceux qui bénéficient directement de leur contribution, ainsi qu’à des manœuvres politiciennes visant à les exclure de toute participation pleine et entière aux élections nationales.
Sans renoncer à l’espoir de voir l’article 13 de l’avant-projet de Constitution — qui autorise les Haïtiens de la diaspora à voter — être retenu, respecté et appliqué lors des prochaines échéances électorales, il faut néanmoins reconnaître que le système d’état civil actuel ne permet pas de répondre de manière satisfaisante aux revendications légitimes de cette frange importante de la population. Nous évoluons encore dans un système où la rédaction des actes d’état civil, leur conservation, ainsi que la fiabilité des archives nationales, posent de sérieux problèmes.
On se souvient, par exemple, du cas de M. Éric Pierre, Premier ministre pressenti, qui avait rencontré d’énormes difficultés pour obtenir un extrait des Archives nationales attestant de la nationalité haïtienne de ses grands-parents. Les documents remontant à trois ou quatre générations étaient introuvables. Pour justifier cette situation, la Direction des Archives avait invoqué les intempéries et autres catastrophes ayant entraîné la perte de nombreux registres datant des années 1940 et au-delà, notamment dans le département de la Grand’Anse. Il est aisé de supposer que d’autres départements connaissent des problèmes similaires.
Archives défaillantes
Prouver la filiation d’un individu né d’un père ou d’une mère haïtienne — eux-mêmes nés Haïtiens — demeure un véritable défi. Il existe également un risque sérieux pour toute personne souhaitant renoncer à sa nationalité étrangère afin d’adopter exclusivement la nationalité haïtienne : en l’absence d’actes d’état civil correctement établis et enregistrés pour ses parents — voire pour elle-même — dans les archives nationales, cette personne pourrait se retrouver en situation d’apatridie. Un tel statut bloquerait toute autre démarche juridique, y compris sur le plan du droit international. C’est pourquoi le système haïtien de l’état civil, dans sa configuration actuelle, dissuade fortement une telle prise de risque, sauf pour ceux qui disposent déjà de documents authentiques et valides émis par les Archives nationales.
Les Haïtiens vivant à l’étranger se heurtent donc à de multiples obstacles, en grande partie liés à la défaillance structurelle des Archives nationales — un véritable fléau, malgré les efforts de modernisation du directeur général, Wilfrid Bertrand, et auquel il est urgent de remédier. D’ailleurs, selon le groupe de travail sur la Constitution, Haïti est l’un des rares pays à ne pas se contenter du seul droit du sang (jus sanguinis) pour l’attribution de la nationalité à la naissance, à une époque où la tendance mondiale est plutôt à l’ouverture. Comme le souligne cette commission présidentielle : « Les constituants de 1987 ont enfermé le concept de nationalité dans des règles restrictives, non seulement en rendant son attribution difficile, mais en prohibant formellement tout cumul de nationalités. Ils ont fait de la nationalité haïtienne une nationalité exigeante quant à ses conditions, et exclusive par le refus du cumul de nationalités » (voir Emmanuel Charles, Haïti : Le droit et la réalité électorale, Astrinobes Éditions, 2020, Paris, p. 217).
Par ailleurs, le législateur de l’avant-projet de Constitution a introduit certaines nouveautés pertinentes, telles que la réduction du nombre d’années de résidence dans une circonscription électorale pour pouvoir se porter candidat. Cependant, malgré la justesse de cette nouveauté, sa mise en œuvre risque d’être compromise par le contexte actuel marqué par la prolifération des gangs. Une situation qui a contraint de nombreux candidats potentiels à fuir le pays. Par conséquent, un grand nombre d’entre eux pourraient se retrouver dans l’impossibilité de satisfaire à cette exigence électorale.
Or, il se trouve que ce sont précisément ces acteurs politiques — censés assurer la continuité et le bon fonctionnement des institutions — qui retiennent aujourd’hui toute notre attention. En effet, les élections, même après la proclamation des résultats et l’installation des élus, continuent de produire des effets juridiques et politiques. Elles exigent un contrôle post-électoral, destiné à garantir la légalité et la légitimité de celles et ceux appelés à intégrer le cercle institutionnel du pouvoir législatif.
Anciens conflits électoraux
Dans un système encore défaillant, pour ne pas dire rudimentaire, les irrégularités ont la vie dure. Ainsi, l’instrumentalisation de la question de la nationalité n’a pas empêché certains individus de tromper la vigilance de l’institution électorale, en contournant des règlements constitutionnels jugés paradoxaux par certains candidats.
Les élus parlementaires, comme les autres catégories de responsables, ne sont pas à l’abri des soupçons. La question sensible — et historiquement controversée — de la double nationalité reste un point de friction majeur dans les processus électoraux. Elle est, entre autres, au cœur de l’affaire opposant par exemple le sénateur élu Rudolph Henry Boulos à l’État haïtien, représenté par son avocat, Me Samuel Madistin. Ce dernier, dans le cadre de mes recherches sur les élections en Haïti, avait accepté de m’en parler dans son cabinet, situé à ce moment-là à Lalue et j’en profite pour lui remercier.
Au fil de mes enquêtes auprès de certains membres du corps législatif, il m’a aussi été confié que le sénateur Boulos aurait joué un mauvais tour à ses collègues, alors même qu’il occupait la fonction de vice-président du Sénat de la République.
En mars 2008, dans l’exercice de sa compétence constitutionnelle, l’institution sénatoriale a mis en place une commission d’enquête chargée d’examiner la nationalité des sénateurs et des hauts fonctionnaires de l’État. À l’issue de ses travaux, cette commission a présenté un rapport à l’Assemblée, dans l’objectif explicite de sanctionner le sénateur Rudolph Henry Boulos.
Sur la question de la nationalité du sénateur, Me Samuel Madistin a rappelé que l’Assemblée n’avait pas obtenu la majorité qualifiée exigée par la Constitution pour prononcer une telle sanction contre un membre du Sénat ou de la Chambre des députés. Pourtant, contre toute attente, le président du Sénat à l’époque, le Dr Kelly C. Bastien, a déclaré la résolution adoptée.
Cela soulève une question d’importance : le droit parlementaire permet-il au président du Sénat de passer outre les dispositions constitutionnelles, notamment lorsqu’il s’agit d’une affaire aussi sensible qu’une double nationalité présumée ou avérée ? Autrement dit, pouvait-il ignorer la règle des deux tiers des voix prévue par la Loi fondamentale pour valider une telle décision ?
Il convient également de souligner que le sénateur Boulos n’était pas seul pris dans cette tourmente que l’on pourrait appeler les "deux tiers de l’enfer de la nationalité". En effet, des rumeurs persistantes pointaient également du doigt un autre sénateur — du département du Centre — dont le nom m’échappe aujourd’hui. Face à l’ampleur du scandale et pour éviter toute confrontation, ce dernier a tout simplement disparu de la scène politique. Depuis, plus personne n’a entendu parler de lui. En agissant ainsi, il a épargné à ses collègues le poids d’une enquête, empêchant de facto l’Assemblée parlementaire de "faire d’une pierre deux coups".
Emmanuel Charles
Docteur en droit et constitutionnaliste