En 2013, la République Dominicaine a pris une décision qui a bouleversé des milliers de vies. Sa plus haute juridiction, le Tribunal Constitutionnel, a rendu l’arrêt 168-13, retirant rétroactivement la nationalité à des dizaines de milliers de personnes nées sur le sol dominicain de parents étrangers en situation irrégulière ou non-résidents. La majorité des victimes étaient d’origine haïtienne. En un seul jugement, des communautés entières sont devenues apatrides.
La crise dominicaine : une dénationalisation massive
Pendant des décennies, la République Dominicaine appliquait le principe du jus soli : toute personne née sur son sol devenait citoyenne, sauf les enfants de diplomates ou de personnes considérées comme « en transit ». Mais l’arrêt 168-13 a réinterprété cette notion de manière restrictive. Désormais, toutes les personnes sans statut migratoire officiel, même celles vivant dans le pays depuis des années, étaient considérées comme étant en transit.
La décision a été rétroactive jusqu’en 1929. Résultat : plusieurs générations de Dominicains d’origine haïtienne ont perdu leur nationalité. Leurs actes de naissance ont été annulés, leurs cartes d’identité invalidées. Ils ne pouvaient plus travailler légalement, étudier, se marier ou inscrire leurs enfants à l’école.
Selon des organisations de la société civile, environ 200 000 à 250 000 personnes ont été affectées. Beaucoup d’entre elles n’ont jamais vécu ailleurs que sur le sol dominicain. Leur langue était l’espagnol, leur culture était dominicaine.
Une réponse incomplète : la Loi 169-14
Face à la pression internationale, le gouvernement dominicain a tenté de corriger la situation en adoptant en 2014 la Loi 169-14 sur la naturalisation. Cette loi créait deux catégories :
Groupe A : Les personnes déjà inscrites dans les registres civils pouvaient recouvrer leur nationalité.
Groupe B : Ceux qui n’avaient jamais été enregistrés devaient s’inscrire comme étrangers résidents avant d’attendre une possible naturalisation après deux ans.
Malgré ces efforts, de nombreux Dominicains d’origine haïtienne restent encore aujourd’hui sans nationalité. Les procédures sont longues, complexes et souvent inaccessibles. Environ 130 000 personnes seraient toujours apatrides, selon certaines estimations.
La menace américaine : le décret exécutif 14160
Le 20 janvier 2025, aux États-Unis, le président Donald Trump a signé le décret exécutif 14160, intitulé « Protéger la signification et la valeur de la citoyenneté américaine ». Ce texte vise à restreindre le droit du sol, un principe pourtant garanti par le 14e amendement de la Constitution américaine.
Le décret stipule que les enfants nés aux États-Unis de parents sans statut migratoire permanent – c’est-à-dire de parents en situation irrégulière ou en séjour temporaire – ne seront plus reconnus comme citoyens américains de naissance.
Concrètement, un enfant né d’une mère sans-papiers, ou d’une mère en séjour temporaire (tourisme, études, travail), et dont le père n’est ni citoyen ni résident permanent, ne pourra plus obtenir la citoyenneté américaine à la naissance.
Le 14e amendement : une garantie historique
Depuis son adoption en 1868, après la guerre de Sécession, le 14e amendement garantit la citoyenneté à toute personne née sur le sol américain, sauf rares exceptions (comme les enfants de diplomates étrangers). Cette garantie a été renforcée par la décision de la Cour suprême des États-Unis dans l’affaire United States v. Wong Kim Ark (1898).
L’arrêt Dred Scott de 1857, qui avait nié la citoyenneté aux Noirs américains, reste un épisode sombre. Le 14e amendement avait justement pour but d’éviter de telles injustices à l’avenir.
Les risques liés au décret 14160
Si ce décret était appliqué, il créerait une rupture majeure avec plus de 150 ans de droit constitutionnel. Les conséquences potentielles sont nombreuses :
· Apatridie : Certains enfants naîtraient sans aucune nationalité.
· Exclusion sociale : Sans statut légal, ces enfants ne pourraient pas obtenir de numéro de sécurité sociale, de passeport américain, ni accéder à de nombreuses opportunités éducatives et professionnelles.
· Division familiale : Des familles auraient des enfants avec des statuts juridiques différents.
· Risque constitutionnel : La décision contournerait la procédure habituelle d’amendement de la Constitution.
Les recours judiciaires en cours
Face à ce décret, plusieurs recours juridiques ont été engagés. L’ACLU (Union américaine pour les libertés civiles), une importante organisation de défense des droits civiques aux États-Unis, ainsi que d’autres groupes de défense des droits des immigrants, ont saisi les tribunaux.
Plusieurs juges fédéraux ont rapidement suspendu l’application du décret, le qualifiant de « manifestement inconstitutionnel ».
Un contexte judiciaire moins protecteur : la décision de la Cour suprême sur les injonctions nationales
Cependant, un nouvel obstacle juridique est apparu. Le 27 juin 2025, la Cour suprême des États-Unis, dans l’affaire Trump v. CASA, Inc., a rendu un arrêt historique limitant le pouvoir des juges fédéraux d’émettre des injonctions nationales.
Jusqu’à cette décision, un tribunal fédéral pouvait bloquer une politique gouvernementale sur tout le territoire américain, protégeant ainsi tous les individus potentiellement affectés.
Désormais, les tribunaux ne peuvent plus accorder un tel blocage national. Ils ne peuvent accorder de protection qu’aux plaignants spécifiques dans leur propre juridiction.
Concrètement, cela signifie que si un tribunal fédéral bloque l’application du décret 14160, cette suspension ne s’applique qu’aux personnes impliquées dans le procès, et uniquement dans la région couverte par ce tribunal. D’autres familles vivant ailleurs devront déposer leurs propres plaintes pour obtenir la même protection.
Les experts juridiques estiment que cette décision pourrait créer des inégalités géographiques. Par exemple, un enfant né à New York pourrait bénéficier d’une protection temporaire contre le décret, tandis qu’un enfant né au Texas ne le pourrait pas.
Cette nouvelle règle réduit fortement les capacités des organisations de défense des droits civiques à protéger l’ensemble des personnes concernées de manière rapide et uniforme.
Vers une insécurité croissante de la citoyenneté : le nouveau mémo du Département de la Justice
Dans ce climat de durcissement, un développement récent aggrave encore les inquiétudes. En juin 2025, le Département de la Justice des États-Unis (DOJ) a diffusé un mémo interne recommandant d'intensifier les procédures de dénaturalisation contre certains citoyens américains naturalisés. Le document propose de cibler les individus soupçonnés de fraude, de fausses déclarations ou d’infractions liées à la sécurité nationale lors de leur processus de naturalisation.
Bien que cette directive concerne pour l’instant les Américains naturalisés et non les citoyens de naissance, plusieurs spécialistes du droit constitutionnel estiment que ces initiatives reflètent une tendance plus large visant à affaiblir les garanties liées à la citoyenneté. Pour les défenseurs des droits civiques, ces actions du DOJ, combinées au décret 14160 et à la récente décision de la Cour suprême, dessinent les contours d’une politique fédérale de plus en plus orientée vers l’exclusion et la précarisation du statut de citoyen américain.
Des parallèles frappants avec la République Dominicaine : un processus de dénaturalisation progressif depuis 2004
La situation actuelle aux États-Unis présente des ressemblances troublantes avec l'évolution du droit de la nationalité en République Dominicaine, où le processus de dénaturalisation a commencé bien avant la décision emblématique de 2013. En réalité, la remise en cause de la citoyenneté dominicaine pour les personnes d'origine haïtienne s'est opérée par étapes successives, sur près d'une décennie.
Le point de départ remonte à 2004, lorsque la République Dominicaine a adopté une nouvelle loi sur la migration qui a redéfini le concept de personnes « en transit ». Jusque-là, cette notion ne s'appliquait qu'aux étrangers présents depuis moins de dix jours sur le territoire. Mais à partir de 2004, la définition a été élargie pour inclure toutes les personnes sans statut migratoire formel, y compris celles vivant en République Dominicaine depuis des années, voire des décennies.
À partir de là, les autorités administratives dominicaines ont commencé à refuser systématiquement l’enregistrement des naissances d’enfants nés de parents en situation irrégulière. Des milliers de familles se sont vu refuser des actes de naissance, privant ainsi leurs enfants de documents d'identité essentiels.
Ce durcissement s'est poursuivi avec la réforme constitutionnelle de 2010, qui a inscrit dans la loi fondamentale la nouvelle interprétation du droit du sol. Puis, en 2013, le Tribunal Constitutionnel, par l’arrêt 168-13, a officialisé et amplifié cette politique en appliquant de manière rétroactive ces nouvelles règles jusqu’en 1929.
Le processus s’est donc déroulé en plusieurs étapes :
1. Première étape : 2004 – Réécriture de la loi sur la migration : Sous le gouvernement du président Leonel Fernández, la République Dominicaine a adopté une nouvelle loi sur la migration qui a redéfini la notion de personnes « en transit », élargissant cette catégorie aux personnes sans statut migratoire formel, y compris celles vivant dans le pays depuis des années.
2. Deuxième étape : 2007 – Directive administrative : En 2007, le même gouvernement a émis une directive visant à renforcer l’application de cette nouvelle définition, en restreignant encore davantage l’accès aux documents d’état civil pour les enfants de migrants en situation irrégulière.
3. Troisième étape : 2010 – Réforme constitutionnelle : La République Dominicaine a modifié sa Constitution afin d’inscrire formellement la nouvelle interprétation du droit du sol et de la clause « en transit ».
4. Quatrième étape : 2013 – Arrêt du Tribunal Constitutionnel : Par l’arrêt 168-13, la Cour a officiellement retiré de manière rétroactive la nationalité à plus de 200 000 Dominicains d’origine haïtienne, en appliquant les nouvelles règles aux naissances remontant jusqu’en 1929.
Aujourd’hui, la trajectoire américaine présente des similitudes préoccupantes. Le décret exécutif 14160, le mémo du Département de la Justice sur la dénaturalisation, et la réduction des protections judiciaires suite à l'arrêt Trump v. CASA, Inc., traduisent une dynamique similaire : affaiblir progressivement les garanties de citoyenneté, d’abord par des actions administratives ciblées, puis par des changements juridiques profonds.
Comme en République Dominicaine, ce processus semble s’appuyer sur des logiques d’exclusion ciblant principalement des groupes minoritaires : les Dominicains d’origine haïtienne là-bas, les enfants d’immigrants latinos, noirs et asiatiques ici.
Le parallèle ne concerne pas seulement les effets immédiats, mais aussi la stratégie graduelle de remise en cause du droit à la nationalité, avec des conséquences humaines, juridiques et sociales de long terme.
Les inquiétudes de la communauté haïtienne
La communauté haïtienne aux États-Unis suit de près l’évolution de la situation. Beaucoup d’Haïtiens-Américains ont des proches directement affectés par la dénationalisation en République Dominicaine. Ils craignent de voir se reproduire un scénario similaire.
Des organisations communautaires et des défenseurs des droits des immigrants alertent : les enfants nés de parents haïtiens sans-papiers pourraient faire partie des principales victimes du décret 14160.
Un cadre international ignoré : la Convention de 1961
La Convention de 1961 des Nations Unies sur la réduction des cas d’apatridie recommande aux États de prévenir l’apatridie. L’article 1 stipule :
« Chaque État contractant accorde sa nationalité à une personne née sur son territoire qui n’aurait autrement pas de nationalité. »
Bien que les États-Unis n’aient pas ratifié cette convention, ils restent tenus par des principes internationaux fondamentaux en matière de droits humains.
Conséquences humaines à long terme
Si le décret 14160 était confirmé par la Cour suprême, cela pourrait créer une sous-classe d’enfants vivant sans droits civiques, sans citoyenneté et sans accès aux services fondamentaux.
Ces enfants grandiraient aux États-Unis, mais seraient exclus de la vie sociale, économique et politique du pays. Ils ne pourraient pas voter, ni travailler légalement, ni bénéficier des protections sociales de base.
Un débat sur les principes fondamentaux
Le débat autour du décret 14160 dépasse la question de l’immigration. Il touche à l’essence même de la citoyenneté américaine, à la protection des droits civiques et à l’interprétation du 14e amendement.
La décision de la Cour suprême aura un impact majeur, non seulement pour les enfants concernés, mais aussi pour l’avenir du droit de la citoyenneté aux États-Unis.
La mobilisation continue : Un choix décisif pour l’avenir américain
Les recours judiciaires sont toujours en cours. La mobilisation des organisations de défense des droits civiques et des communautés immigrées reste forte.
Des Dominicains apatrides hier, des Américains apatrides demain ?
La République Dominicaine a déjà montré au monde les conséquences humaines, sociales et juridiques d’une telle trajectoire. Les États-Unis se trouvent aujourd’hui à un carrefour historique. La question n’est pas seulement juridique : elle est profondément morale et identitaire. Permettre au décret 14160 et aux nouvelles politiques de dénaturalisation de s’imposer reviendrait à franchir un seuil dangereux, où l’exclusion remplacerait le principe d’égalité et d’inclusion qui fonde depuis des générations l’idéal américain. L’histoire a montré que restreindre la citoyenneté crée des fractures que des décennies ne suffisent pas à réparer. Préserver le droit du sol et la sécurité juridique de tous les citoyens, qu’ils soient nés ici ou naturalisés, est un impératif démocratique.
Dr Ernst Pierre Vincent
Expert en conflits internationaux,
spécialisé en relations haïtiano-dominicaines,
citoyenneté et apatridie