Pour Jean Claudy, Marion et Cédric
Jean-Jacques Dessalines est le principal héros de l’indépendance d’Haïti - obtenue de haute lutte le 1er janvier 1804. Il fut proclamé empereur sous le nom de Jacques Ier et dirigea la jeune nation de 1804 à 1806, date à laquelle il fut assassiné au Pont-Rouge à Port-au-Prince.
Dessalines est à l’histoire d’Haïti ce qu’est le symposium grec à la pensée occidentale. Avant lui, la route était difficile, parce que personne n’y avait marché. Aujourd’hui, elle l’est encore, parce qu’elle a été battue par lui. On ne parle donc pas de Dessalines comme d’un héros quelconque. Il est le père fondateur et la mesure de toute chose. À ce titre, il dépasse un Charles de Gaulle, par exemple. Celui-ci est certes un libérateur, mais il n’est pas un forgeur de patrie. Et s’il a en commun avec l’empereur d’avoir libéré son peuple, Dessalines a ceci de particulier qu’il est un Père fondateur. À ce titre, il n’a d’égaux que ceux qui, comme lui, ont su créer un État-nation.
Que d’inepties ont été proférées à son sujet. Pour certains, il serait un Spartacus noir. Ceux qui recourent à une telle comparaison veulent tout simplement relativiser l’importance de Dessalines. De surcroît, ils s’entêtent - là aussi - à camper l’homme blanc comme étant la norme référentielle. Or, il n’en est rien, puisque Spartacus n’a pas créé une nation ni réhabilité une race d’hommes dans sa dignité humaine. D’autres s’avisent de se mesurer à Dessalines pour avoir défendu une juste cause. D’autres enfin s’avilissent à critiquer l’Empereur, soit en lui déniant la paternité de notre nation ou, en en faisant l’inspirateur de nos propensions morbides à détruire notre propre pays. Ainsi, le mot d’ordre emblématique « koupe tèt, boule kay » est tout bonnement déplacé de son contexte historique.
La vérité est que Dessalines transcende l’histoire d’Haïti et tombe dans le patrimoine universel. De la sorte, il serait tout à fait approprié que sa date de naissance, ainsi que celle de sa disparition (respectivement le 20 septembre et le 17 octobre), soient simultanément et uniformément commémorées dans tous les pays du continent africain et ceux de la Caraïbe notamment. C’est du reste ce qui est fait à propos d’un certain Christophe Colomb, par les pays occidentaux. Et aujourd’hui encore, des descendants des peuples, ayant pourtant subi les conséquences désastreuses de la « découverte » du Nouveau Monde, se voient imposer la commémoration de la mémoire du Conquistador. Dans le registre qui nous occupe, s’il y avait un tantinet de sincérité au cœur de la vaste campagne faisant la promotion et visant la protection des droits de l’homme, la mémoire de Dessalines mériterait d’être honorée et l’histoire d’Haïti enseignée, dans les écoles à travers le monde.
La vérité est que l’on évoque le nom de Dessalines, non pas comme un leitmotiv visant à faire pays, mais, hélas ! comme un paravent, un cache-péché. Nous évoquons Dessalines tout en nous avérant incapable voire indignes d’assumer son héritage. Nous évoquons Dessalines sans nous donner la peine de nettoyer son lieu de sépulture, ses statues équestres ; et encore moins de les sanctuariser. Sur nos lèvres, le nom de l’Empereur devient cette formule d’incantation à l’évocation de laquelle nous nous réalisons fantastiquement, faute de mieux. Nous évoquons l’empereur comme lorsqu’on tourne autour du totem pour en espérer un miracle.
D’un bon usage de la mémoire du Père fondateur de la nation
D’abord, et si l’on rebaptisait le pays « République Dessalines » ? De la sorte, le nom de l’Empereur s’inviterait, à tout instant, dans nombre de forums internationaux, dans les foyers, les écoles et les universités à travers le monde.
Cette proposition n’est pas démesurée, quand on sait que plusieurs pays sont nommés après leurs pères fondateurs. C’est, par exemple, le cas de la Turquie. En 1923, dans la foulée de la chute de l’empire ottoman, Mustafa Kemal s’illustra à fonder la République Turque. Onze ans après, soit en 1934, par un vote du parlement, le peuple lui tient bon compte en lui attribuant officiellement le nom d’Atatürk, lequel signifie : « Le père des Turcs ». La Bolivie est nommée en l’honneur de Simon Bolivar, l’un des pères fondateurs des pays issus de la Grande Colombie. Et, par ailleurs, la Colombie porte le nom de Christophe Colomb. Quant aux États-Unis, la capitale est baptisée du nom du Père fondateur de la nation américaine George Washington.
Notre pays ne risquerait donc pas d’être si singulier, s’il venait à favoriser une internationalisation du nom de son illustre Père fondateur. Ensuite, Haiti gagnerait à ce que la politique se réinvente, sur une base rationnelle. Ce n’est qu’à cette condition qu’elle parviendrait à remplir efficacement son rôle d’organisation de la société. Une politique rationnelle est celle d’un État réel - au sens de Hegel. Il s’agit ni plus ni moins que d’un État accompli exerçant effectivement la souveraineté comme étant son attribut consubstantiel. À l’instar de la double face du dieu Janus, la souveraineté s’exerce à l’interne et sur le plan international. Elle signifie respectivement plénitude de compétences et indépendance.
Il n’est pas difficile d’imaginer le nombre incalculable de fois où l’Empereur a dû se retourner dans sa tombe, au constat de l’incapacité de nos dirigeants à garantir l’ordre public. L’ordre public relève du domaine réservé de l’État. Il est donc inconcevable que cette compétence régalienne soit aliénée à des entités étrangères. De même, le tout premier dirigeant en date – et en importance – de la nation haïtienne doit s’indigner au constat de notre incapacité à désigner nos propres représentants.
Enfin, quel bel hommage pourrait-on rendre à Dessalines, si l’on venait à inscrire dans la constitution l’instauration d’un service militaire et d’un service civil obligatoires ?
Le nom de Dessalines devrait davantage résonner d’écho en écho, et bien au-delà de nos frontières. Car, mieux qu’un héros national, il est le père fondateur de la première république noire du monde.
Une analyse sémantique du propos de Monsieur Etzer Émile me convainc de ce qui suit : il n’entendait pas dire autre chose que ce qui est exprimé dans cette tribune. En clarifiant ses propos, je ne me rends pas plus méritant que lui. Il disait spontanément, face caméra, ce que moi, je prends le temps d’écrire en ayant la latitude de me relire, de me reprendre en modifiant tout ou partie d’une phrase, d’un paragraphe, etc. Au contraire du lapsus de clavier, le lapsus verbal n’est corrigible que si l’orateur a le réflexe de se reprendre spontanément.
Jean Claudy Pierre
